Pierre SCHAEFFER, La leçon de Musique

04 mars 1979
48m 46s
Réf. 00212

Notice

Résumé :

Pierre Schaeffer face à Mozart... et à ses doutes...

Type de média :
Date de diffusion :
04 mars 1979
Thèmes :
Autres lieux :

Éclairage

Pierre SCHAEFFER, pionnier de la musique concrète et de l'expression électroacoustique, se remet radicalement en question, tout en exposant ses recherches sur les nouveaux matériaux sonores et le fonctionnement des "machines à composer".

Rappel des origines de la musique concrète : Le sillon fermé, une machine à arrêter le temps.

Les premiers collages, l'écoute, la fixation du son sur le magnétophone

Evocation du Bidule en ut avec Pierre Henry

Mozart est un invité insolite avec qui il dialogue au sujet des nouveaux instruments et dont il recueille la critique.

Une classe de Guy Reibel, filmée au conservatoire national de musique de Paris, montre quel jeu sur les sons permet l'électroacoustique. Yann Geslin et Laurent Cuniot commentent les études réalisées.

Bernard Dürr présente les possibilités de génération sonore d'un synthétiseur associé à un séquenceur analogique.

Extrait du Trièdre fertile.

Transcription

(Musique)
Pierre Schaeffer
Ce que j'aime dans ces lieux funéraires, c'est de voir célébrer la kermesse héroïque, de voir envahir le plateau par les derniers habitants de cette planète qui consentent et qu'on oblige à s'habiller. Pour moi, ce sont les derniers uniformes de la paix.
(Musique)
Pierre Schaeffer
J'apprécie tout d'abord leurs rangs serrés, la masse de l'orchestre que je dénombre avec gourmandise et dont j'évalue, non sans effroi, le coût considérable.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Les violoncelles sont dix, en rang par deux comme des enfants de choeur et les contrebasses sont sept dans une fuyante perspective comme la ligne bleue des Vosges. Les violons, les altos, je renonce à les compter, les bancs, les cuivres, il y en a trop, quant à la batterie, altière ou impaire, j'en attends le déchaînement comme on attend celui des éléments naturels ou de quelque stratégie militaire. La mise à feu est pratiquée par le cymbalier, un cavalier de médiocre statut. Quand il a compté ses mesures, il détache ses mamelles rutilantes, les écarte du veston, les brandit dans les airs. Il ne reste plus qu'à attendre la fin du crescendo pour l'ultime ponctuation.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Alors, émettant à nouveau les balles pour offrir aux alentours, inextinguible et pourtant si éphémère frémissement. Puis, il se rassied modestement après toute cette gloire. L'ambition de ma vie fut de capter ce frémissement, de le faire durer, de le modeler, de le moduler. Une effraction, dérober le son comme Prométhée avait volé le feu.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Pourquoi le déploiement de l'orchestre me fait-il penser au faste militaire ?
(Musique)
Pierre Schaeffer
Pourquoi dans les souvenirs que j'ai de mon père, la capote bleu horizon du fantassin se superpose t-elle à la jaquette du premier violon ?
(Musique)
Pierre Schaeffer
Quand on voit la belle tenue des musiciens, comment ne pas penser à celle des fantassins ?
(Musique)
Pierre Schaeffer
Et puis, la baïonnette, c'est encore l'arme blanche, pas comme la mitraillette, ignoble, en bandoulière, ma manière de musique et ma manière de guerre sont cohérentes. Moi, j'ai trahi la musique respectable pour la musique concrète et le violoncelle de mon enfance pour le magnétophone et pour le potentiomètre. C'est pourquoi je décompte avec tant de dépit le cliquetis des clarinettes, le ronchonnement des contrebasses, nous autres dans nos studios avec nos armes automatiques multipliant d'un coup de pouce le nombre des exécutants, gonflant le volume des orchestres, nous trichons. Nous sommes des embusqués. Tout ça a commencé fort modestement, un incident technique en somme. Souvenez-vous de ce très vieux disque.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Eh bien, cet incident technique qui avait été exploité comme artifice poétique, pouvait aussi bien devenir sinon une trouvaille musicale, du moins une approche du sonore, une façon de conserver une tranche de son, un peu comme fait le biologiste quand il pratique une coupe dans un tissu cellulaire. Mais comment obtenir ces coupes dans le sonore, comment les pratiquer ? Nous n'avions pas de magnétophone à l'époque mais du temps de la radiodiffusion française, ces beaux disques vierges sur lesquels nous gravions d'ordinaire, en spiral les morceaux de musique dans la continuité. La technique du sillon fermé, c'est que la fin se morde la queue et que nous conservions ainsi des parcelles de son d'une petite seconde chacune. Alors, j'ai cherché dans mes archives et je vais vous faire entendre quelques-uns des sillons fermés qu'elles contiennent.
(Musique)
Pierre Schaeffer
En somme, c'est une machine à arrêter le temps qui répond à de très anciens souhaits et il devait y avoir de toute façon quelques diableries là-dedans. Le sillon fermé faisait penser aussi à une autre expérience familière. Ce qui paraissait un jeu d'enfant devenait un procédé. D'une part, on pouvait prolonger le son grâce aux sillons fermés, puis transposer ces sillons et en faire des successions et des mélanges. C'est ainsi que fut composée l'Etude pathétique.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Dans l'euphorie de la trouvaille, la frénésie de l'invention, tout était bon pour ces premiers collages à deux, trois, quatre tourne-disques. Aussi bien harmonica, la voix de Sacha Guitry, les choeurs de l'Armée Rouge, le moteur de la péniche et la série complète des harmoniques. Je m'intéressais bien davantage à la recherche des sons naturels, à leur histoire naturelle, à ce que raconte un corps sonore lorsqu'il exécute parfois sa petite symphonie, ce qu'on appelle si improprement des bruits car il n'y a rien de plus organisé, des plus organisés, des mieux organisés, un bruit. Tous les matins, par exemple, je prenais du retard parce que mon rasoir me jouait le menuet. Merveilleux, bien joué, exquis, le diminuendo final, le prestissimo, et la bouteille d'eau de Cologne me livrait avec son bouchon, quelque chose d'un peu plus rustre mais d'assez aimable, un peu hésitant, une valse hésitation, et cette fin accélérée.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Si le timbalier peut se rhabiller. Mais tout ça, c'est de l'anecdote, on dira c'est anecdotique, ce n'est pas de la musique. Où est l'acte musical ? L'acte musical, ça consiste là-dedans à prélever un instant intéressant, on le met sur boucle, ou au contraire on le monte et on obtient par exemple des cellules comme ça, ici. Bon, qui est répété, et puis, celles-là. Ou encore celles-ci.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Très difficile les mains ensemble, la gauche surtout. On va retrouver ça dans une étude des années 50 qui s'appelle l'Etude aux sons animés.
(Musique)
Pierre Schaeffer
En somme grâce au magnétophone, tout paraissait possible pour le son, comme grâce aux films pour l'image, trucage, montage, etc. La musique électroacoustique apparaît donc comme une première ressource, traiter le son comme le cinéma avait fait pour l'image. Mais c'est aussi sacrifier le spectacle de la musique vivante et pour le retrouver, faut-il truquer les instruments conditionnels ou en jouer autrement? Ces deux directions de recherche, Pierre Henry les assume à la fois et par exemple, il prend comme soliste une porte qui grince. Et de ce joli grincement il tire telle variation dans variation pour une Porte et un Soupir. Et comme on avait vu faire John Case, on ne les saurait distinguer chez Madame Tézenas, on l'avait vu bidouiller un piano. Moi en principe, j'ai horreur de ça, j'ai trop de respect pour ces instruments-là, on en fait un titre historique, comment on avait fait en ce temps là, il fallait bien se débrouiller, on n'avait que des tourne-disques. D'ailleurs, une grande partie de la musique contemporaine, c'est avec cela qu'elle vit, d'ailleurs péniblement, il faut bien le dire. Donc quand je vois jouer des instruments à l'envers, j'ai horreur de cela. Alors, je voudrais bien qu'on ne suive pas les déplorables exemples que je suis en train de donner, qui est vieux de, presque d'une trentaine d'années. Donc, rajeunissons-nous s'il vous plaît. Voilà pour le bidule en ut le thème fondamental qui est une façon de jouer la gamme de do un peu particulière. En réalité, c'était Pierre Henry qui était au piano, moi, j'orchestrais au tourne-disque.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Nous n'en étions probablement qu'à la caricature, aux balbutiements. Un Allemand nommé Mager, un électronicien avait eu ce pressentiment et s'était écrié bien avant nous, l'océan des sons devant moi. Mais qu'est-ce qu'un océan de sons sinon un chaos et quelle musique peut-elle en sortir ? Dans un journal de l'époque des années 50, il y avait eu cette remarque acide, il manque à la musique concrète d'avoir trouvé son Mozart.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Je m'approchais à pas furtifs. Maître, ce que vous vous êtes vite mis au magnétophone. Il fut sensible à cette remarque comme tout compositeur flatté d'être qualifié en tant qu'instrumentiste. Eh bien, jeune homme, ce n'est pas si terrible que ça.
Mozart
Quels beaux appareils. Il lorgnait sur le bathygraphe.
Pierre Schaeffer
Montrons-lui la dynamique d'une de ses oeuvres.
Mozart
Quelle rengaine. Quant à vous, vous manquez encore un peu de phrasé, si j'ose dire.
Pierre Schaeffer
Rappelez-vous, Hermann Scherchen le chef d'orchestre, il vous aimait pourtant beaucoup. Il avait un petit geste méprisant, la main sur le coeur et murmurait, plus jamais de musique comme ça. Ah, ce pauvre Hermann qui concentrait toute la contradiction de votre époque tandis que vous, Monsieur Mozart, quand vous étiez enfant, vous eûtes cette phrase célèbre, la musique, des petites notes qui s'aiment.
Mozart
Tenez, je vais vous dire pour vous encourager, à la série désincarnée je préfère encore vos borborygmes.
Mozart
Ah, ce Schoenberg, vous au moins vous avez échappé à son emprise totalitaire.
Mozart
J'aimerais beaucoup travailler sur ces matériaux nouveaux, ces appareils étonnants. Nos studios vous sont ouverts, naguère savez-vous Sauguet,Messiaen....
Mozart
Ainsi vous avez beaucoup d'élèves.
Pierre Schaeffer
Maîtres, ce sont des Maîtres.
Mozart
Ah, je vois. Et les jeunes, je veux dire ceux qui s'y mettraient pour de bon, ...
Pierre Schaeffer
Il y en trop ? Futurs chômeurs peut-être ?
Mozart
Où sont vos partitions ?
Pierre Schaeffer
Indéchiffrables, Maître.
Pierre Schaeffer
Chacun désormais écrit comme il l'entend, à sa façon, nous n'avons plus de notation.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Chaque époque a son génie, la vôtre a celui des machines pas forcément celui des langages.
Mozart
Mais vous-même, à la fin de votre vie, vous vous intéressiez aussi aux machines, à ces mécaniques à rouleaux perforés.
Pierre Schaeffer
Tenez, rappelez-vous le Köchel 356, c'était pour harmonica et puis le 594 et je crois le 616 pour petit orgue, j'allais dire électronique.
(Musique)
Mozart
J'ai accepté d'écrire un morceau pour un horloger. S'il s'agissait d'une horloge munie d'un orgue véritable, j'en éprouverai du plaisir, mais cette oeuvre ne comporte que des petits tuyaux qui sonnent très haut et d'une manière trop infantile.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Jusqu'à présent, les corps sonores étaient liés à leurs effets sonores. L'énergie était limitée, les sons dépendaient de la dimension en longueur des tuyaux sonores, des cordes ou du poids des cloches de bronze. Désormais comme il arrive pour l'atome, et la comparaison fait frissonner, nous savons d'une toute petite cloche tirer un son énorme en lui fournissant de l'énergie électrique et en ralentissant suffisamment.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Chaque musique est la signature d'une civilisation parce qu'elle est liée à la technologie.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Toute cette genèse pour amener le triomphe de l'occident avec sa première vraie machine à musique, le clavecin puis tous les claviers bien tempérés. Mais il serait trop long de décrire ce compromis historique, cette alliance entre le diable et le Bon Dieu. Le Dieu des nombres de Pythagore et puis les indulgences coupables mais si fécondes de notre oreille équivoque.
(Musique)
Pierre Schaeffer
Des générations se sont succédées pour fabriquer des instruments dont la banalité cache le miracle. Il en résulte deux siècles de fixation sur une laiterie originale, admirable compromis en effet, entre l'habileté de l'artisan, la virtuosité de l'artiste, qui se rencontrent dans ce que nous appelons l'instrument de musique. Il y a aussi une recherche fondamentale qui consiste à savoir que la relation que nous avons avec les objets que nous nous présentons, ce ne sont pas des objets qu'on touche avec les mains, ce sont des objets qu'on prend avec l'oreille. Et là-dessus, nous avons des renseignements des physiciens qui disent qui le son est ceci, cela, des renseignements des psychologues qui ne disent pas grand-chose. J'ai pensé qu'entre eux deux il y avait sûrement un fossé. Ce fossé est révélé par exemple par l'étude d'un son aussi traditionnel que le piano. On nous dit que les instruments de musique ont un timbre, les physiciens nous disent que le timbre c'est les harmoniques, etc. Moi, j'ai mis un peu en doute tout cela et c'est d'ailleurs facile puisque, on sait très bien que les notes graves du piano et les notes aiguës sont très différentes en durée, en timbre aussi, et ce qu'on ignorait, en dynamique. L'instrument, le bathygraphe qui a tellement intéressé Mozart montre que les pentes des notes graves sont très douces et les pentes des notes aiguës sont échevelées comme des pics de montagne. Les notes graves, par exemple. Si on les compare par transposition à ce registre-là. Ces notes que vous venez d'entendre, nous allons les comparer avec ces notes-là, transposées trois octaves au-dessus, au magnétophone, écoutons les. Ces notes-là donc sont beaucoup plus acidulées que celles-ci, de sorte qu'on peut dire, c'est une loi assez harmonieuse que les notes graves ont un timbre plus aigu que les notes aiguës qui ont un timbre plus grave ou plus mat. Alors allons un peu plus loin. Demandons-nous par exemple comment est fait un la de piano, un la de diapason, par rapport à celui-là par exemple. Celui-là, je me dis que si je coupe son attaque, je vais pour le moment entendre le reste, je vais entendre mieux le timbre et je vais pouvoir apprécier le timbre résiduel, une fois l'attaque enlevée. Eh bien, écoutons cela l'attaque enlevée. On entend un son flûté, presque de la flûte. Ainsi comme les alchimistes du Moyen-âge nous nous réjouissons, nous avons transmuté un piano à queue en flûte, de sorte que la classification traditionnelle, les instruments à vent, les instruments à cordes, les instruments à percussion, n'est pas très solide. Recommençons avec le la d'en bas. On va couper, on aura peut être du cor ou du trombone. Donc, je coupe, j'écoute le reste. Et j'entends la même chose. C'est toujours du piano et c'est la même attaque. Alors on me dira l'expérience est ratée, on ne l'a pas du tout ratée, nous venons de nous apercevoir que la même coupure d'attaque est différente selon qu'il s'agit de ça, du médium ou du grave. Par conséquent, chaque expérience est faite dans son registre et nous découvrons surtout que l'oreille n'entend pas les sons instant par instant. Elle entend une forme générale, quand on coupait le la, elle entendait une forme douce, une attaque douce parce qu'on avait coupé l'attaque et ici, elle entend toujours la même chose parce que la pente est la même. Si nous passons du piano à la cloche chinoise ou au zanzi africain, nous voici bien embarrassés, loin de nos cordes et de nos vents et comment classer les sons par leurs causes ou par leurs effets? Les causes, c'est l'acoustique, c'est la science. Les effets, c'est l'art des sons dit le solfège et c'est l'oeil alors qui nous tromperait en ne repérant que l'instrument tandis que l'oreille se saisit de l'objet qui le fournit, l'objet sonore, invisible mais perceptible qui a aussi à sa façon, forme et matière.