Parcours thématique

Danses et claquettes irlandaises

Erick Falc'her-Poyroux

« L'amour de la danse apparaît comme étant inhérent aux Irlandais et constitue un des traits essentiels du caractère national ».

Francis O'Neill (1913)

Introduction

Les danses que nous connaissons encore aujourd'hui en Irlande apparaissent pour l'essentiel à partir du XVIIe siècle : ce sont des danses de figures (en lignes, cercles...). Ce sont donc toujours des danses de groupes, par opposition aux danses en solo (ou danses de pas, en anglais step dance), qui apparaissent sans doute au XVIIIe siècle. On retrouvera au XXe siècle dans le spectacle Riverdance (1994) ces danses en solo, que nous allons examiner de plus près dans ce parcours thématique.

Nous savons cependant très peu de choses sur la danse en Irlande durant l'Antiquité et le Moyen-Âge : les toutes premières références ne datent que du XIVe siècle, et la langue gaélique ne disposait même pas d'un mot pour désigner cette activité avant le XVIe siècle : les deux termes actuels sont rince, emprunté à l'anglais, et damhsa, emprunté au français.

La plus ancienne représentation iconographique date quant à elle de 1620, où l'on découvre, sur la couverture d'un livre aujourd'hui conservé au National Museum de Dublin, un chef de clan gaélique et quatre de ses hommes effectuant une « danse des épées » (sword dance).

Le rôle des Maîtres à Danser

Apparues au XVIIe siècle, les danses irlandaises modernes sont à l'origine communes aux îles britanniques, l'Allemagne, la France, l'Italie, etc, et les références sont très nombreuses dans les récits de voyageurs au XVIIIe siècle, attestant de son importance dans toutes les couches de la société : « L'art de la danse est général parmi les pauvres. Le maître à danser traverse le pays de maison en maison, accompagné d'un joueur de cornemuse ou de violon aveugle » (Arthur Young, Tour of Ireland, 1776-79).

Le Maître à Danser itinérant décrit dans cet extrait est une figure essentielle qui apparaît dans le sud-ouest de l'Irlande (comtés du Kerry et de Cork) au début du XVIIIe siècle : il sera le principal créateur et diffuseur des danses, qu'il enseignait de village en village.

Cet engouement pour la danse dans toute l'Europe provient à l'origine de l'envie des populations aisées d'apprendre les danses de l'aristocratie, à qui les Maîtres à Danser dispensent leur art depuis au moins le XVe siècle en Italie et en France. Graduellement, ces Maîtres à Danser se mirent à proposer leurs services à toutes les couches de la population : en Irlande, leur influence perdurera jusqu'au début du XXe siècle dans certaines régions.

Cette omniprésence dans la vie irlandaise était en grande partie due aux efforts fournis par certains de ces professionnels du divertissement qui n'hésitaient pas à se rendre à Dublin, à Londres, voire à Paris pour se tenir constamment informés des nouvelles danses, et les enseigner sur leur territoire attitré, qui bien souvent ne dépassait pas les quelques kilomètres carrés dans certaines régions comme le Kerry, où ils étaient particulièrement nombreux.

En Irlande, le dancing master pouvait également jouer le rôle de maître d'école, et était souvent accompagné d'un musicien dans ses pérégrinations, à moins qu'il ne soit lui-même musicien. Il prenait généralement ses quartiers chez un habitant qui, outre l'honneur que cela lui conférait, pouvait prétendre à des leçons gratuites. Dans certains cas, l'hébergement se faisait par rotation chez les habitants d'une commune. Les leçons se payaient le plus souvent lors d'une benefit night, une « soirée de bénéfices », tenue après un séjour de trois à six semaines, avant que le maître s'en aille enseigner son art ailleurs.

Sans doute grâce à l'influence des guerres napoléoniennes (1800-1815) et de l'énorme brassage de population en Europe à cette époque, les Maîtres à Danser introduisirent dans tous le pays les danses apprises à Dublin, elles-mêmes venues d'Angleterre et du continent, en les adaptant à des mélodies irlandaises préexistantes. L'une de leurs principales innovations fut l'introduction du quadrille, danse de figures à 4 couples arrivée à Dublin en 1816 et qui se propagea petit à petit dans les campagnes irlandaises.

A l'origine, ces quadrilles incluaient non seulement des figures, mais également des pas de danse très précis, quoique suffisamment simples pour être dansés par des débutants, le public principal des Maîtres à Danser. On considère parfois que l'essence même de la culture chorégraphique irlandaise au XIXe siècle est fondée sur la connaissance de ces pas et non sur la connaissance des figures.

Quadrille en Irlande

Quadrille en Irlande

Extrait présentant dans une mise en scène inhabituelle (un plancher installé en plein air et les musiciens aux quatre coins),une démonstration de danse irlandaise : deux couples exécutant un quadrille.

22 jan 1978
01m 22s

Peu à peu, ces pas disparurent cependant en Europe au cours du XIXe siècle. Sauf en Irlande ! Car les Maîtres à Danser conservèrent cette technique et en firent le summum de leur art, ajoutant des ornementations aux pas de danses de plus en plus complexes qu'ils exécutaient, et qu'ils n'enseignaient qu'à leurs élèves les plus doués : chaque « pas » comprend ainsi un ensemble de mouvements de pieds, de mouvements de jambe et de sauts, sur un total de 8 mesures. En anglais, le mot « pas » se dit step, et c'est là l'origine de l'expression step-dance pour désigner cette technique, que l'on retrouve plus communément de nos jours dans la région du Connemara, comté de Galway.

 Pêcheurs d'Irlande : Ambiance dans un pub à Clifden

Pêcheurs d'Irlande : Ambiance dans un pub à Clifden

Dans un pub à Clifden, dans le comté de Galway en Irlande, scène de danse traditionnelle exécutée par un pêcheur. Au son d'un accordéon, entouré d'hommes, verre de bière à la main, un homme danse, seul. Les mouvements de pieds sont très rythmés et rebondissants alors que son corps reste lui immobile.

19 aoû 1964
54s

Ces hommes, car cette profession itinérante était considérée comme trop risquée pour les femmes, se livraient même parfois à des compétitions entre eux, ce qui leur donnait ainsi l'occasion de briller. De même, les meilleurs d'entre eux ne se contentaient pas d'enseigner les pas de danse, mais se transformaient à l'occasion en créateurs de nouveaux pas de danse en solo, ce qui accroissait encore leur notoriété. On comprend donc que ces danses devinrent par définition des danses de solistes en raison de la complexité des pas et des ornementations très personnelles de chaque danseur.

Avec la disparition graduelle du Maître à Danser du paysage irlandais à partir de la fin du XIXe siècle, un grand nombre d'associations culturelles virent le jour afin de sauvegarder le patrimoine culturel du pays : la littérature, la langue gaélique, le sport, le théâtre et la musique connurent un renouveau sans précédent à partir des années 1880 afin d'affirmer l'identité irlandaise sous toutes ses formes.

 Danses traditionnelles irlandaises

Danses traditionnelles irlandaises

Dans le cadre d'une émission sur les origines de la musique américaine, évocation, par la danse, de ses racines irlandaises. Dans cette séquence trois types de danses traditionnelles irlandaises sont exécutées au son d'un groupe musical composé d'un piano, violon et percussion irlandaise : Une danse à deux , rapide et athlétique, la danse du balai "Brush dance" ou "Broom dance", et une danse traditionnelle présentée par une petite fille très sérieuse et appliquée.

25 juin 1975
01m 12s

La plus importante de ces associations, la Ligue Gaélique, fut fondée en 1892 et sa première soirée de danse eut lieu à Londres en 1897 : ce fut le premier Céilí irlandais !

C'est également à partir de cette époque que la Ligue Gaélique organisa des concours de danse au sein de ses grands rassemblements culturels, déclenchant cependant de fortes polémiques en raison de son intolérance vis-à-vis de danses venues de l'étranger, notamment d'Angleterre. Malgré ce nationalisme sans aucun doute excessif, et les pertes culturelles irrémédiables qui découlèrent de cette uniformisation, il faut mettre au crédit de ces associations culturelles l'essentiel de la sauvegarde des danses irlandaises encore connues de nos jours.

 Festival de Lorient danse traditionnelle irlandaise

Festival de Lorient danse traditionnelle irlandaise

A l'occasion du festival Interceltique de Lorient, présentation de danses traditionnelles irlandaises en duo. Elles sont exécutées sur des hautes demi-pointes et les jambes sont en extension, le tout au son d'une musique "celtique" dont il paraît difficile de donner une véritable définition.

15 oct 1977
02m 23s

Les danses irlandaises s'exportent

L'autre grande source de sauvegarde de la culture irlandaise fut, paradoxalement, l'émigration massive des Irlandais à partir du XIXe siècle, en particulier en Grande-Bretagne, aux USA, au Canada ou en Australie.

Il est d'ailleurs possible que la pauvreté de la plupart des ces émigrants, et une certaine forme d'ostracisme à l'encontre des populations venues de pays européens catholiques (notamment l'Italie et l'Irlande), soit à l'origine d'un phénomène fondamental de la danse au XXe siècle : le tap dancing, ou claquettes américaines. On sait en effet que cette forme de danse qui apparut au milieu du XIXe siècle aux USA est née du mélange des danses de pas irlandaises et des danses percussives africaines, avant de monter sur les scènes de théâtre dans les années 1920.

Deux théories s'affrontent à l'heure actuelle, la plus ancienne expliquant que ces mélanges eurent sans doute lieu dans les plantations du Sud historique entre les esclaves noirs et les serviteurs irlandais, une autre théorie plus récente estimant que cette fusion prit son essor au nord du pays, dans les quartiers pauvres de Manhattan. Quoiqu'il en soit, il est incontestable que les grandes stars américaines des années 1930 et 1940 des claquettes tels que Shirley Temple, Fred Astaire ou Ginger Rogers, doivent autant au step dancing irlandais qu'aux danses tribales africaines.

D'autres mélanges issus du “melting pot” américains sont la recette pour un style de danse étonnant: le clogging, alliance de danses des indiens d'Amérique, de jigs Irlandaises et de percussions africaines, qui ont engendré une discipline à mi-chemin entre le square dance (les quadrilles américains) et le tap dance (les claquettes américaines).

 Folklore à Confolens : Le clogging américain

Folklore à Confolens : Le clogging américain

Retransmission d'une partie du spectacle du 15 août du festival de Confolens avec des groupes folkloriques turc, yougoslave, Américain et Palestinien. Entre deux danses, Christophe Chavanet nous fait entrer dans les coulisses du festival, interroge une jeune américaine qui nous présente une danse, issue de la culture irlandaise : le clogging.

16 aoû 1989
06m 56s

En Irlande, le step dance fut sauvegardé grâce à la Ligue Gaélique et à la création en 1929 d'une Commission pour la Danse Irlandaise et l'établissement de règles très strictes. Ces danses en solo devinrent au cours du XXe siècle un univers très féminin et très compétitif, avec costumes surchargés, médailles, perruques, chaussures en fibre de verre, accessoires divers, strass, etc.

Avec cette rigidité en grande partie due aux bras strictement collés au corps à partir des années 1930 sous l'influence de l'Église catholique, les compétitions avaient grandement gommé la dimension sensuelle, voire sexuelle de la danse, jugée incompatible avec la notion idéale de pureté irlandaise défendue par les militants nationalistes les plus extrémistes.

Mais ces danses de pas, perfectionnées par les Maîtres à Danser au XIXe siècle, puis emportées dans leurs bagages par les émigrants, firent leur grand retour sur le devant de la scène internationale le 30 avril 1994 durant le Concours Eurovision de la Chanson, lorsqu'un simple intermède dansé de 7 minutes intitulé Riverdance changea le cours de l'histoire irlandaise. La danse irlandaise retrouvait enfin sa liberté.

 Riverdance

Riverdance

Riverdance , la troupe internationale de danse irlandaise est en tournée en France . Riverdance c'est un mélange de folklore irlandais modernisé, des danseurs aux semelles qui claquent.

17 avr 1999
01m 50s

"Riverdance" spectacle universel

Devant le triomphe remporté par cet entracte chorégraphique et musical, il fut aussitôt décidé de développer l'idée autour de la personnalité de Michael Flatley (chorégraphe et principal danseur), de Jean Butler (1ère danseuse), et de la musique arrangée par Bill Whelan. Le succès remporté par le spectacle Riverdance à partir de 1995, tant en Irlande qu'aux Etats-Unis et aux quatre coins de la planète, fut simplement phénoménal. Et, sans surprise, une bonne partie du spectacle était consacrée à la rencontre entre des danseurs irlandais et des danseurs afro-américains.

Hormis quelques puristes, les critiques furent enthousiastes. Les danseurs vedettes, Michael Flatley et Jean Butler, tous deux américains issus de la communauté irlandaise, y incarnaient respectivement la terre et l'eau, mais pour la vaste majorité des Irlandais, ils symbolisaient avant tout le retour de la séduction dans la danse irlandaise dans un contexte revigoré. Outre une évolution vers des costumes féminins beaucoup plus sobres, noirs et courts, la danse irlandaise débarrassée de son unique finalité compétitive pouvait enfin être qualifiée de “sexy” par les Irlandais eux-mêmes.

En 1995, Michael Flatley décida cependant de quitter la troupe (pour des raisons financières) et créa ses propres spectacles, Lord of the Dance, Feet of Flame, etc. Plusieurs troupes sur le même modèle se mirent dès lors à sillonner la planète, proposant diverses visions de la danse irlandaise et générant dans leurs sillages la naissance de milliers d'école de danse irlandaise dans le monde.

 Sport Caux : claquettes irlandaises

Sport Caux : claquettes irlandaises

Pour ceux qui n'ont pas la possibilité de faire le voyage jusqu'en Irlande, il est tout de même possible de retrouver un peu du folklore local en Pointe de Caux. Un professeur enseigne à une centaine d'élèves une tradition irlandaise par excellence : les claquettes. Une danse sportive qui nécessite des heures et des heures d'entraînement. Les claquettes irlandaises se pratiquent sans bouger les bras et le haut du corps. Comme dans la danse l'effort ne doit pas se sentir.

13 nov 2008
02m 04s

Mais était-ce vraiment de la danse irlandaise et de la musique irlandaise ? Sur le plan musical, les arrangements de Bill Whelan autour de thèmes irlandais, bulgares, etc., furent malheureusement jugés pour ce qu'il n'étaient pas : de la musique traditionnelle irlandaise. Mais le compositeur n'était en aucun cas responsable de ces incompréhensions, d'autant plus que les rythmes employés se prêtent parfaitement aux danses irlandaises habituelles (reels, jigs, hornpipe).

Les chorégraphies et la mise en scène de Riverdance, y compris les costumes, furent également critiqués car considérés comme trop hollywoodiens. Mais beaucoup oubliaient, volontairement ou non, que ces costumes n'étaient ni plus ni moins artificiels que ceux utilisés depuis le début du XXe siècle dans les concours de danse. Enfin, d'autres critiques condamnèrent l'alignement de danseurs et danseuses, alors que ce type de danse irlandaise est par essence un art de solistes. L'énergie était pourtant indéniable et l'impact saisissant. Un très grand nombre d'adolescents dans le monde se précipitèrent dans les cours de danse irlandaise : considérée jusqu'à cette époque comme assoupie, parce que figée dans l'esprit nationaliste irlandais du début du XXe siècle, la danse en Irlande se réveillait enfin, en même temps que l'économie du pays !