Message à l'Assemblée nationale du 11 décembre 1962

11 décembre 1962
09m 35s
Réf. 00226

Éclairage

Depuis la conclusion en mars 1962 de la paix en Algérie et l'accession de l'Algérie à l'indépendance le 3 juillet, une page de l'histoire de la Vème République est tournée. De Gaulle n'ignore pas que, la guerre d'Algérie terminée, les forces politiques sont décidées à le chasser du pouvoir pour restaurer la toute-puissance du Parlement. Au cours des mois de juin et juillet, l'alliance de fait entre une gauche hostile au régime de la Vème République et une droite au sein de laquelle les nostalgiques de l'Algérie française ont un poids considérable prive virtuellement de majorité le gouvernement formé au printemps par Georges Pompidou. Aussi de Gaulle est-il résolu à reprendre l'initiative. Il y est poussé par un attentat de l'OAS dirigé contre lui le 22 août 1962 au Petit-Clamart, au cours duquel il échappe de justesse à la mort. Après le Conseil des ministres du 29 août, le Général annonce son intention de proposer une révision constitutionnelle pour assurer la continuité de l'Etat et on apprend le 12 septembre qu'il s'agit de proposer un référendum disposant que le Chef de l'Etat sera désormais élu au suffrage universel, ce qui provoque un tollé de toutes les formations politiques à l'exception des mouvements gaullistes. A la rentrée parlementaire, celles-ci adoptent une motion de censure contre le gouvernement Pompidou, constitutionnellement responsable d'avoir proposé la révision. Après en avoir pris acte, le Général annonce son intention de dissoudre l'Assemblée nationale (un décret du 10 octobre prononcera cette dissolution) et décide de maintenir en fonctions le gouvernement jusqu'à la réunion d'une nouvelle Assemblée nationale qui sera élue les 18 et 25 novembre. Aussitôt, les partis qui ont déposé la motion de censure constituent un " Cartel des non " manifestant ainsi leur intention de gouverner ensemble si le référendum était négatif. C'est l'épreuve de force entre de Gaulle et les partis, attendue de longue date.

Or le Général l'emporte sur toute la ligne. Le 28 octobre, 61,75% des électeurs approuvent la révision portant élection du président de la République au suffrage universel contre 38,25% qui la rejettent. Ce résultat acquis s'ouvre la campagne pour les élections législatives des 18-25 novembre. Les partis du "Cartel des non" sont nettement battus, alors que le parti gaulliste, l'UNR (Union pour la Nouvelle République) et ses alliés Républicains-Indépendants, conduits par Valéry Giscard d'Estaing remportent la majorité absolue des sièges.

A l'ouverture de la session de l'Assemblée nationale nouvellement élue, son président Jacques Chaban-Delmas lit aux députés un message du président de la République, auquel la Constitution interdit de paraître en personne devant le Parlement. Le message du général de Gaulle prend acte du résultat des consultations électorales de l'automne au cours desquelles le suffrage universel a solennellement confirmé les institutions de 1958 et surtout la lecture qu'en fait le Chef de l'Etat. En conséquence, il fixe comme objectif à l'action politique le progrès dans tous les domaines de politique intérieure, progrès qui doit résulter de la libre délibération, ce qui exclut, affirme-t-il, toute idée de parti unique, avertissement aux tentations éventuelles de l'UNR d'abuser de sa victoire. Sur le plan extérieur, il souligne l'appartenance de la France au camp des démocraties libérales. Mais il entend qu'elle dispose à l'intérieur de l'alliance atlantique d'une puissance militaire moderne, c'est-à-dire fondée sur l'arme nucléaire.

Il souhaite que l'Europe dépasse le stade économique du Marché commun pour se diriger vers une union politique. Enfin, considérant que le grand problème de l'époque est l'accession de tous les peuples à la civilisation moderne, il cite en exemple les liens de coopération établis entre la France et les Etats d'Afrique, Algérie comprise.

Message qu'il faut comprendre comme un véritable programme de gouvernement qu'il invite les députés nouvellement élus à soutenir de leurs votes.

Serge Berstein

Transcription

(Silence)
Jacques Chaban-Delmas
La séance est ouverte. L'ordre du jour appelle : l'installation du bureau de l'Assemblée Nationale. J'invite, et il semble que, cette invitation ait été comprise , avant d'être formulée, les six premiers secrétaires, à prendre place au bureau. Je les en remercie. Et au nom des membres du bureau, j'adresse à l'Assemblée Nationale les remerciements qui lui sont dus pour la confiance qu'ils ont bien voulu leur faire. Et je ne doute pas que ce bureau, comme les précédents, ne fasse le nécessaire pour que le travail qui lui incombe soit convenablement assuré. J'ai reçu de monsieur le Président de la République, la lettre suivante : Paris, le 11 décembre 1962, Monsieur le Président. Je vous adresse le texte d'un message, dont je vous demande de donner lecture à l'Assemblée Nationale, au début de sa séance d'aujourd'hui. Veuillez croire, etc, signé Charles de Gaulle. Voici les termes du message du Président de la République : Mesdames, messieurs, les députés, J'ai l'honneur d'adresser mon salut à l'Assemblée Nationale nouvellement élue. Je le fais au nom de la République qui est une, et du peuple français tout entier. Votre assemblée commence sa carrière sous le signe de données fondamentales qui, au cours des prochaines années, vont sans doute commander la vie de la France, et par là même, être à la base de vos débats et de vos votes. Tout d'abord, nos institutions, telles que le pays les a adoptées en 1958, et telles qu'elles ont été pratiquées, depuis lors, se trouvent maintenant solidement établies. Après l'épreuve qu'il en a faites, le peuple français les a solennellement confirmées. D'autre part, les complots criminels, qui visaient à la subversion, se sont, tour à tour, effondrés. Ainsi, les principes, suivant lesquels fonctionne la République nouvelle : continuité de l'Etat, stabilité des pouvoirs, efficacité de l'action publique, tout comme les moyens qu'elle se donne pour les assurer : attribution du Chef de l'Etat investi par la Nation, séparation des rôles respectifs et en même temps, coopération du Parlement et du Gouvernement, possibilité du recours direct à la décision du pays, sont ils, dorénavant, acquis. Il en résulte que les activités politiques peuvent prendre un caractère plus objectif, puisqu'elles vont s'exercer dans un cadre qu'il serait vain de mettre en question. Mais, c'est évidemment pour servir le bien public que sont bâties ces institutions. Il suffit de le constater, pour indiquer vers quel but doit tendre leur action : Poursuivre d'après un plan fermement tracé et appliqué le développement de notre pays, soit en fait de capacités scientifique et technique, soit au point de vue économique, soit dans le domaine social, soit en matière d'instruction, d'éducation, de formation d'une jeunesse toujours plus nombreuse, de telle sorte que s'élèvent, à la fois, la condition de chacun, la prospérité nationale, et la puissance de la France. C'est là, bien évidemment, l'objectif intérieur que tout nous impose à présent. Sans doute peuvent différer les opinions quant à la voie à prendre pour l'atteindre. C'est pourquoi, la conception d'un parti unique ne saurait se justifier. Et au surplus, la délibération demeure essentielle pour éclairer les décisions. Mais le progrès, dans le sens où l'entend le caractère de notre époque, étant désormais la loi suprême de toute société, ce vers quoi nous devons marcher nous est bel et bien fixé. Tandis que les responsabilités, les moyens et le comportement de la puissance publique, doivent être nécessairement adaptés au grand effort de la rénovation. Il en est tout juste de même pour ce qui est de l'action extérieure de notre pays. Face à l'entreprise totalitaire, dressée contre l'Occident, la liberté, l'égalité, la fraternité sociales, poursuivies grâce au progrès économique et culturel de l'activité et à l'action d'un Etat équitable et vigoureux, s'imposent en effet, non seulement, pour assurer l'unité de la Nation, mais encore pour offrir à l'autre camp, la démonstration frappante et attrayante d'un système de vie plus fécond que le sien, et hâter chez lui, cette transformation, peut-être déjà commencée, qui est la vraie chance de la paix. D'autre part, à l'intérieur de l'alliance atlantique, actuellement indispensable à la défense du monde libre, le rôle de la France ne se conçoit pas, sans qu'elle dispose en propre d'une puissance militaire moderne. Mais celle-ci ne peut résulter que des ressources grandissantes du pays et du maintien de sa consistance politique. Encore l'Europe, que le Traité de Rome a commencé d'unir économiquement, à laquelle la coopération proposée par nous à nos cinq partenaires offre la possibilité de s'assembler politiquement, et où le resserrement des relations franco-allemandes apparaît comme essentiel, requiert elle la participation constante d'une France prospère et décidée. Enfin, pour que soit peu à peu résolu le plus grand problème du monde, autrement dit, l'accession de tous les peuples à la civilisation moderne, de quel poids peut et doit peser la France, à condition qu'elle sache développer ses capacités économiques, techniques et culturelles, de manière à prêter une large assistance à d'autres, et pourvu que ses pouvoirs publics soient à même d'y appliquer un effort ordonné et prolongé. Combien est-ce vrai ? Surtout pour ce qui est des Etats d'Afrique, Algérie comprise, vis-à-vis desquels notre vocation historique s'exerce, désormais, par la coopération. Ainsi, le destin de la France, qu'il se joue au-dedans ou au-dehors, exige de la République une cohésion nationale de plus en plus étroite et une action publique de plus en plus concentrée. Ces obligations qui procèdent de l'esprit du temps sont instinctivement ressenties par la masse de notre peuple. D'autres Etats, en cours d'expansion moderne, les éprouvent tout comme nous. Sans doute, est-ce là la cause profonde de l'évolution politique que nous sommes en train d'accomplir et dont les récentes consultations populaires ont mis en pleine lumière le sens et l'accélération. Mesdames, messieurs les députés, je ne doute pas que l'Assemblée Nationale voudra elle-même s'en inspirer. C'est donc en toute confiance que je la vois entreprendre, aujourd'hui, la grande tâche qui lui incombe, au service du peuple français.