Anniversaire de la Libération de Strasbourg

23 novembre 1961
24m 17s
Réf. 00284

Éclairage

Le 23 novembre 1961, le général de Gaulle réunit à Strasbourg près de 5000 officiers pour célébrer le dix-septième anniversaire de la libération de la ville, à l'automne 1944. L'actualité est alors évidemment dominée par la guerre d'Algérie, que l'on commence à qualifier de guerre civile. En novembre 1960, le président français avait évoqué l'éventualité d'une "République algérienne" et depuis septembre 1961, il parle ouvertement de désengagement. Le climat est alors très lourd : après la tentative avortée du putsch des généraux en avril, les attentats de l'OAS en faveur de l'Algérie française se succèdent de part et d'autre de la Méditerranée, de Gaulle lui-même échappe à une tentative d'assassinat à Pont-sur-Seine. Les négociations avec le GRPA, amorcées au printemps, ont pourtant peine à démarrer, tandis que les combats continuent sur le sol algérien. Le document ne présente qu'un extrait du discours, celui où de Gaulle rend hommage au général Leclerc et à sa 2e Division blindée (2e DB), qui, placée au centre du dispositif américain de libération de la France, s'élance vers Strasbourg à l'automne 1944, et s'empare de la capitale alsacienne le 23 novembre. Il rappelle devant les officiers qui servent alors en Algérie, "la loi de grandeur et de servitude" que respectèrent ces soldats qui choisirent de rompre avec Vichy pour s'engager auprès de la France Libre, seule garante de la continuité de l'État et de la République. La suite du discours, qui n'apparaît pas dans le document, est consacrée au rôle de la France dans le monde, mais surtout à la situation algérienne.

Aude Vassallo

Transcription

Charles de Gaulle
Il est en France, des lieux où la conscience nationale parle plus haut qu'ailleurs. D'après une sorte de décret de la nature et de l'histoire, Strasbourg est un de ces lieux là, pour deux motifs qui s'appellent l'Alsace et le Rhin. C'est pourquoi, le destin de la ville symbolisait le sort de la patrie, de la ville arrachée en 1871, recouvrée en 1918, perdue en 1940. Alors en 1944, il était du plus capital intérêt national que la ville fut libérée le plus tôt et dans les meilleures conditions possibles. Ce fut fait le 23 novembre, et d'une telle manière, que l'épisode revêtit d'un éclat exceptionnel. A Strasbourg, on vit se réaliser un plan, d'après lequel une grande unité française, d'accord avec nos alliés, axée de loin sur la direction voulue, avait été mise à même de saisir l'occasion, à tout moment, et par ses propres moyens. Cela fut fait, comme il était prévu, la division choisie était une division blindée, d'abord parce que ce type répondait à l'entreprise, et ensuite, parce qu'il fallait au point de vue de l'art et de l'Histoire, qu'un succès retentissant, remporté par une de nos formations cuirassées vînt compenser, en quelque mesure, le désastre essuyé naguère, faute que nous en ayions eu de semblables et employées comme il fallait. Et puis le choix s'était porté sur une division dont le noyau était issu de l'élite de la France Libre, d'une division complétée par des éléments venus de la métropole, en Afrique du nord, et qui brûlait de s'illustrer à leur tour, d'une division qui venait de libérer Paris et dont le chef avait, au plus haut degré possible, le sens du combat, l'audace et l'autorité, grâce à quoi parfois resplendit une de ses prouesses qui font la fierté des armées. On sait ce que fut celle-là, on sait que le 22 novembre, la deuxième division blindée combattant et manoeuvrant, à travers les Vosges, se saisit des débouchés de la plaine, à Saverne et à Phalsbourg. On sait comment le 23 novembre, menant sur Strasbourg une charge de 35 kilomètres, elle y pénétra par 5 côtés et rendit la ville à la France en faisant 15.000 prisonniers. Mais ce qui donnait ce relief à l'action d'éclat du Général Leclerc et de ses troupes, ce n'était pas seulement la réussite proprement militaire. C'était aussi la preuve apportée à la nation, terriblement déchirée et meurtrie, qu'en fin de compte, malgré tous les troubles, ses soldats lui étaient fidèles. La libération de Strasbourg, comme en même temps la bataille menée en Alsace, par la première armée et les engagements sur la côte atlantique, comme plus tôt, les combats victorieux de nos forces en Tunisie, puis en Italie, Et comme auparavant les exploits des français libres, en Erythrée, en Lybie, au Fezzan, faisaient voir à la France que sa force reparaissait et qu'elle reparaissait pour la servir et ne servir qu'elle seule. Ainsi, des doutes pesants se trouvaient magnifiquement dissipés. Résistante et combattante au fond d'elle-même, la France, en effet, malgré un désastre momentané et les abandons publics qui suivirent, la France, avec enthousiasme, se retrouvait avec ses soldats. Pour avoir vécu de longs siècles et de grands drames, elle sait que son armée doit être la sienne et que d'ailleurs, hors de cela, il n'y a pas d'armée qui tienne. La loi de grandeur et de servitude se réalisait à Strasbourg; malgré les vicissitudes des évènements, les tendances diverses qui avaient été précédemment ressenties dans les rangs, et même les oppositions d'hier entre fractions militaires, et les souhaits, parfois les regrets, voire les chagrins des individus, la leçon est éternelle, elle s'impose aujourd'hui plus que jamais. Car dans un monde où tout est en jeu, voici la France, menacée de nouveau dans son corps et dans son âme, la voici à proximité presque immédiate d'un bloc totalitaire, ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement, la voici, essentielle et à ce point, que si elle demeure droite et ferme, le monde libre peut garder son espoir et sa cohésion. Mais que si par malheur elle vient à fléchir, c'en est fait de l'Europe et bientôt de la liberté et du monde. En aucun temps la France n'a eu le droit et le devoir autant qu'aujourd'hui d'être elle-même, en aucun temps, elle n'a eu à ce point besoin de ses soldats. Il est vrai que les sirènes de la décadence l'appellent de-ci de-là à renoncer à être la France, s'irritent même qu'elle y prétende, et l'engagent à s'en remettre aux buts et à la protection des autres. Ainsi ferait-elle l'économie, non de ses hommes et de son argent, ni le cas échéant de ses ruines et de ses sacrifices, mais de ses responsabilités, c'est-à-dire de son indépendance. Il va de soi qu'une telle conception ne vaut rien pour notre peuple, qui reprend conscience de ce qu'il est, et qui accroît, jour après jour, ses moyens et son rayonnement. Certes, l'Alliance Atlantique est absolument nécessaire. Certes, il serait bien utile que les grandes puissances occidentales concertent en permanence leurs politiques sur tous les points du monde. Certes, il est indispensable qu'elles préparent ensemble l'action de leurs forces, et qu'éventuellement elles conjuguent leurs efforts de guerre. Mais dans ce concert, cette préparation, cette conjugaison, la France doit garder sa volonté, sa figure, et son armée à elle. Cela exige, bien entendu, que notre puissance militaire soit mise à même d'agir dans les conditions qui sont celles de notre temps. C'est dire qu'il lui faut un armement atomique, à moins qu'il n'y en ait plus nulle part. Car si effrayant que soient ces moyens de destruction gigantesque, et justement parce qu'ils sont effrayants, un grand Etat qui n'en possède pas tandis que les autres en possèdent, ne dispose pas de son destin. Nous doter de projectiles nucléaires stratégiques et tactiques, et des engins pour les lancer, c'est le premier but de notre défense, et nous marchons pour l'atteindre. D'autre part, comme l'éloignement relatif des continents ne cesse pas de se réduire et que tout danger, tout conflit, où que ce soit, intéresse une puissance mondiale, et par conséquent la France. Et puis au surplus, comme dans les conditions adaptées à notre siècle, la France est comme toujours présente et active outre-mer, il résulte de tout cela que sa sécurité, l'aide qu'elle doit à ses alliés, le concours qu'elle s'est engagée à fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en n'importe quelle région du globe. Une force d'intervention terrestre, navale, aérienne, faite pour agir à tout moment et n'importe où, lui est donc nécessaire, et nous commençons à la réaliser. Enfin, tout en nous rendant capable de porter nos armes au loin, s'il le faut, nous devons sur terre, sur mer, et dans les airs, assumer notre défense immédiate. C'est là le troisième élément constitutif de notre puissance. Il y faut les forces voulues comportant des noyaux actifs solides, complétées par la mobilisation, préparées à utiliser toutes les possibilités du terrain et de la population pour combattre l'envahisseur. Voilà au total ce que doit être la défense nationale française et voilà ce qu'elle devient. Une pareille transformation de notre corps militaire est rendue possible à mesure par le changement qui s'accomplit outre-mer, car tout se tient. Le mouvement immense qui emporte le monde, et aussi le génie éternel de la France, nous conduisent à consentir à notre tour, à ce que soient convertis en association les liens de colonisation naguère noués avec maints peuples du dehors. Cela, cela fut entrepris et réussi tout juste à temps, pour 11 Etats africains et pour la République Malgache. Mais tandis que nous y procédions, une rébellion acharnée était engagée en Algérie depuis des années, favorisée par le sentiment de la masse des populations liées à la passion du monde musulman, aidée depuis les Etats voisins et soutenue par toutes sortes de concours dans le complexe international. En effet, la présence d'une nombreuse communauté européenne en Algérie, la forme d'administration qui y était établie et l'attachement porté à ce pays par la métropole, à ce pays qui était lié à nous depuis 130 ans, enfin l'instabilité, l'incertitude du régime d'antan, avaient empêché la politique française de discerner et de vouloir au moment où il l'aurait fallu l'évolution nécessaire. Et en outre, il faut le dire franchement, dans les cadres de notre armée engagée partout en Algérie, certains éléments s'étaient, quant au but de leur combat, formés une conception qui était limitée au terrain où ils se trouvaient et à leur propre souhait. Ce problème, immense, et qui était dans cette voie sans issue, pour le résoudre, de telle sorte qu'il n'en résultât pas à l'intérieur de nous-mêmes des déchirements définitifs et désastreux, il fallait que fût fixée la volonté de la France. Cela fut fait. Croit-on que ç'ait été facile ? L'autodétermination, autrement dit, la libre disposition des algériens par eux-mêmes, aboutissant forcément à un Etat souverain, des garanties pour les algériens de souche européenne, et la coopération organisée entre l'Algérie et la France, ce fut sait. La solution arrêtée par le chef de l'Etat, adoptée par le gouvernement, approuvée par le parlement et ratifiée par le peuple français. Cependant, pour aboutir dans des conditions conformes au dessein, à la dignité et à l'intérêt de la France, il fallait que jamais nos armes ne fussent mises en échec, il fallait que toujours et partout, elles maîtrisent le terrain. Les ordres n'ont pas manqué d'être donnés ni les moyens d'être fournis constamment, et en conséquence. Et en même temps, pour susciter parmi les algériens - et il était grand temps - des sentiments qui pussent servir à la future coopération, tout fut fait pour que notre armée protégeât la population, l'aidât à vivre et à se développer, et multipliât avec elle, les contacts de bon aloi. Qu'il se fut agi de combats ou de pacification, je dis aujourd'hui et bien haut, qu'au total en Algérie, notre armée a rempli sa tâche avec courage et avec honneur. Et que notre avenir, sur place, à l'intérieur de nous-mêmes et vis-à-vis de l'univers, en aura directement dépendu. Certes, on peut s'expliquer, et moi-même le premier, que dans l'esprit et dans le cour de certains soldats, se soient faits jour d'autres souhaits, et même l'illusion, qu'à force de le vouloir, on pourrait faire en sorte, dans le domaine ethnique et psychologique, que les choses soient ce que l'on désire, et le contraire de ce qu'elles sont. Mais, dès lors que l'Etat et la nation ont choisi leur chemin, le devoir militaire est fixé une fois pour toute. Hors de ces règles, il n'y a, il ne peut y avoir que des soldats perdus. En lui, au contraire, le peuple trouve un exemple et un recours, aujourd'hui à Strasbourg, en ce jour anniversaire d'un des plus beaux faits d'armes de notre histoire et, dans un temps grave et dangereux, j'affirme la confiance de la France en elle-même et en son armée. Vive la République ! Vive la France !