La Dispute de Marivaux par Patrice Chéreau

28 mars 1974
04m 37s
Réf. 00355

Notice

Résumé :

Un extrait de La Dispute de Marivaux où l'on voit des passages de la pièce, les répétitions du spectacle et une interview du metteur en scène, Patrice Chéreau, en 1973.

Date de diffusion :
28 mars 1974
Source :
Fiche CNT :

Éclairage

En son temps, La Dispute n'a été représentée qu'une fois, en 1744, avant de tomber dans l'oubli. Il était souvent d'usage, au XVIIIe siècle, de faire précéder ou suivre la représentation de textes en cinq actes d'un texte court, qui faisait spectacle à lui seul et n'avait aucun lien nécessaire avec la pièce principale. La pièce en un acte n'est pas une ébauche mais plutôt un succédané formel où Marivaux, qui n'emploiera plus que ce format à la fin de sa vie, condense tous les principes de son écriture sans rien sacrifier à la facilité de la simplification. Les pièces courtes gagnent au contraire en densité et en efficacité et sont comme des champs d'expérimentation où Marivaux peut tout s'autoriser : mise en abyme du schéma dramatique, renversement des regards, jeux entre maîtres et valets, allégories.

La pièce peut se résumer rapidement ainsi : Les seigneurs de la Cour débattent sur les concepts de l'inné et de l'acquis, sur l'expérience et la naissance des perceptions et des sentiments, sur l'influence de l'éducation, et veulent décider de qui, de l'homme ou de la femme, vient l'inconstance amoureuse. Pour résoudre cette dispute, la Cour fait rejouer les commencements du monde en libérant quatre enfants séquestrés depuis leur naissance. La Cour observe leur rencontre, la façon dont ils se découvrent en prenant conscience d'autrui, mais aussi la façon dont ces enfants, violemment confrontés à une réalité qu'ils ignoraient auparavant, grandissent et vieillissent trop vite.

Il y a de nombreuses mises en scène de Marivaux et il y a La Dispute, par Chéreau en 1973, un spectacle du Théâtre National Populaire, créé au Théâtre de la Musique à Paris, pendant le Festival d'automne. Ce spectacle a marqué sa génération, choquant les uns, provoquant l'admiration des autres. Dans ce spectacle, le texte de Marivaux est précédé d'un prologue écrit par François Regnault, qu'on publie souvent maintenant à côté de la pièce. Ce prologue, qui donne de l'épaisseur à cette pièce en un acte relativement elliptique, était joué depuis un praticable, installé dans l'orchestre. L'idée du spectacle était de mettre en vis-à-vis un portrait de Marivaux à travers un montage de ses œuvres en prose, côté salle et, côté plateau, le conte noir de La Dispute, teinté de fantastique et de philosophie, pour donner à entendre à la fois la légèreté et la gravité de Marivaux. Chéreau apporte une lecture critique de Marivaux, le réinterprète en proposant une construction duale et presque anthropologique dans l'opposition entre nature et culture - en montrant l'animalité du corps des enfants - mais ce spectacle, selon Bernard Dort, laisse de côté le « constat social marivaudien » [1] qui faisait originellement le propos de la pièce.

[1] Bernard Dort, « Marivaux sauvage » (à propos de La Dispute mise en scène par Chéreau), Travail théâtral, n° hiver 1974, p. 68.

Céline Hersant

Transcription

Journaliste
Classique, par exemple, La Dispute mise en scène par Patrice Chéreau dans la version que vous allez voir.
Denis Podalydès
Vous savez la question que nous agitâmes un soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n’était pas votre sexe, mais le nôtre qui avait, le premier, donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour.
Comédienne 1
Oui, Seigneur ; je le soutiens encore. La première inconstance ou la première infidélité n’a pu commencer que par quelqu’un d’assez hardi pour ne rougir de rien.
Comédien
Je vais donc vous donner de quoi me confondre, si je ne pense pas comme vous.
Comédienne 1
Que voulez-vous dire ?
Comédien
Oui, c’est la nature elle-même que nous allons interroger, il n’y a qu’elle qui puisse décider la question sans réplique. Ainsi pour savoir si la première inconstance ou la première infidélité est venue d’un homme, comme vous le prétendez, il aurait fallu assister au commencement du monde et de la société.
Comédienne 1
Sans doute, mais nous n’y étions pas.
Comédien
Et bien, nous allons y être. Oui, les hommes, les femmes de ce temps-là, le monde et ses premières amours vont reparaître à vos yeux tels qu’ils y étaient, ou du moins tels qu’ils ont dû être.
Comédienne 1
Vous excitez ma curiosité, je l'avoue.
Comédien
Voici le fait : il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute dont je parle s'éleva à la cour de mon père, s'échauffa beaucoup et dura très longtemps. Mon père, naturellement assez philosophe, et qui n'était pas de votre sentiment, résolut de savoir à quoi s'en tenir, par une épreuve qui ne laissa rien à désirer.
(Bruit)
Comédienne 2
Que vois-je ? Quelle quantité de Nouveaux Mondes. Que de pays, que d'habitations. Il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur.
Journaliste
La Dispute , c’est un vieux projet ou c’est une découverte récente qui s’est réalisée très vite ?
Patrice Chéreau
La Dispute , c’est un très très vieux projet, c’est une pièce que je veux monter depuis quatre ou cinq ans et je ne l’ai pas montée il y a quatre ou cinq ans parce que je n’avais pas trouvé les comédiens, en particulier je n’ai pas trouvé les quatre comédiens devant faire les enfants. Vous savez le sujet de La Dispute est très particulier. Ce sont des enfants qui ont été séquestrés pendant 20 ans, qui ont été séquestrés depuis leur naissance, qu’on fait se rencontrer très artificiellement sous les yeux d’une cour, qui est réunie comme ça dans une galerie supérieure et qui les regarde et à qui on fait faire l’apprentissage du monde, le passage de la puberté à la maturité en l’espace de deux heures.
(Bruit)
Patrice Chéreau
Et ce que j’ai voulu faire c’est que cette expérience soit traitée avec le maximum de réalisme. C'est-à-dire j’ai voulu essayer de traiter l’histoire de Marivaux, en prenant l’histoire au pied de la lettre, de montrer que ces enfants, finalement, en 2 heures vivaient toute une vie, allaient jusqu’à la vieillesse, allaient jusqu’à la détresse, mais une détresse adulte. Et c’est ça qui était intéressant, c’est ça qui permettait de raconter des choses que moi, profondément, j’aime dans la pièce, que j’ai voulu profondément raconter.
(Bruit)
Patrice Chéreau
Il y a un côté voyeur très fort dans la pièce de Marivaux et la cruauté, la cruauté que les gens se font à eux-mêmes et aux autres. L’apprentissage de cette cruauté qui est dans l’apprentissage du monde que font ces enfants est dans la pièce de Marivaux très profondément je crois.
Comédienne 2
Dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur.