A propos du théâtre de Jean-Marie Serreau

30 mai 1983
05m 25s
Réf. 00412

Notice

Résumé :

Au cours d'un entretien, Aimé Césaire évoque le travail théâtral de Jean-Marie Serreau et leur collaboration, en particulier pour la mise en scène de La Tragédie du roi Christophe (1965), avec Douta Seck dans le rôle titre, avec des extraits et des photos du spectacle. Puis, entretien de Jean-Marie Serreau, avec des images de répétions de Une Tempête, à Hammamet (Tunisie).

Date de diffusion :
30 mai 1983
Source :

Éclairage

En 1965, La Tragédie du roi Christophe marque la première collaboration de l'auteur Aimé Césaire et du metteur en scène Jean-Marie Serreau. S'en suivent deux autres créations : Une Saison au Congo (1967) et Une Tempête, sous-titrée Adaptation de La Tempête de Shakespeare pour un théâtre nègre (1969, au Festival d'Hammamet en Tunisie).

Pour cette pièce à la facture shakespearienne, le poète martiniquais s'inspire ouvertement du parcours d'Henry 1er, figure légendaire qu'il connaissait de longue date. Cet ancien esclave devenu lieutenant de Toussaint Louverture devient, en Haïti, le premier chef d'Etat noir après la défaite du pouvoir colonial. A travers le théâtre, Aimé Césaire découvre un moyen de lier plus étroitement son message politique et son engagement poétique, tout en s'adressant à un public plus large. Selon lui, « Le théâtre [...] doit donner à voir, puis donner à comprendre la tragédie moderne, c'est-à-dire l'événement politique. Il n'existe aucune séparation formelle entre l'art théâtral et l'art politique. » [1] A la manière de Brecht, son théâtre possède une fonction critique, à travers sa dimension poétique, il cherche à éveiller les individus pour une prise de conscience collective. C'est justement dans cette conception d'un théâtre politico-poétique que le poète rejoint le metteur en scène Jean-Marie Serreau. Lorsque ce dernier décide de monter la pièce de Césaire, il se trouve à un tournant décisif de son parcours artistique. Depuis la fin des années cinquante, il se tourne vers le théâtre des autres cultures, en particulier celui de la décolonisation : « je ne pense pas qu'il puisse exister un théâtre fort, un vrai théâtre, qui n'ait pas un rapport profond, humain, avec l'histoire que nous vivons tous les jours. En ce sens, après la grande époque de la colonisation [...] je pense que les problèmes que notre civilisation doit affronter sont, précisément, les problèmes de la décolonisation des ex-colonisés. » [2] Dans cette perspective, il collabore non seulement avec Aimé Césaire, mais aussi avec Kateb Yacine, Paol Keineg, René Depestre ou Bernard Dadié.

La Tragédie du roi Christophe est créée lors d'une tournée en Europe, avec Douta Seck, dans le rôle titre, comédien qui fut aussi un compagnon de route sur plusieurs autres spectacles de Jean-Marie Serreau. La carrière de la pièce fut difficile et mouvementée. Bien qu'elle tourne jusqu'en 1970, en Europe, en Amérique ou en Afrique, elle a d'abord découragé les entrepreneurs parisiens en raison du montant des frais à prévoir, du nombre de comédiens, de la nature du sujet et – on imagine – du dispositif scénique comprenant notamment trois grands écrans sur lesquels sont projetés des images de Jean-Michel Folon. Mais fort du succès remporté en Autriche, en Belgique et en Italie, Serreau réussit à convaincre ses partenaires français et malgré les difficultés, une reprise s'organise à l'Odéon-Théâtre de France, en 1965. La pièce repart ensuite en tournée, elle est présentée au Festival mondial des Arts Nègres de Dakar, en 1966, et lors de l'Exposition Universelle de Montréal, en 1967. Durant cette période, la collaboration entre Aimé Césaire et Jean-Marie Serreau se poursuit puisqu'au cours de la même décennie, ils créent deux autres spectacles ensemble : Une Tempête et Une Saison au Congo. En 1973, la disparition de Serreau met un terme à ce compagnonnage. Aimé Césaire reconnaît lors d'un entretien à l'occasion du dixième anniversaire de la mort du metteur en scène que s'il n'écrit plus de théâtre, « C'est sans doute un peu parce que Jean-Marie n'est plus. J'avais une telle connivence... Une idée ne restait pas isolée, tout de suite, elle trouvait un écho chez lui... » [3]

[1] Pierre Laville, « Aimé Césaire et Jean-Marie Serreau un acte politique et poétique », in Denis Bablet (sld), Les Voies de la création théâtrale, volume II, Paris, CNRS, 1970, p. 239.

[2] Jean-Marie Serreau cité dans l'ouvrage d'Elisabeth Auclaire-Tamaroff et Barthélémy, Jean-Marie Serreau, découvreur de théâtres, L'Arbre Verdoyant, 1986, p. 110

[3] Idem, p. 124.

Marie-Aude Hemmerlé

Transcription

Aimé Césaire
Il y a eu chez Jean-Marie une sorte de quête perpétuelle. Jean-Marie n’était jamais un homme installé. Une des expressions favorites qu’il employait, il me disait d’une mise en scène : "ce n’est pas du bronze". Autrement dit, ça change tout le temps. Et cette mobilité, ce n’était pas du tout de la bougeotte, c’était vraiment une sorte de quête, de besoin de recherche. C’était l’homme des terres nouvelles. Et l’homme de la découverte perpétuelle, l’homme du perpétuel [en aller]. Il y avait de cela chez Jean-Marie. Alors ce n’est pas pour rien qu’il s’est intéressé, il s’intéressait à l’autre, et depuis on a employé le mot la "différence". Mais Jean-Marie, c’était l’homme de la différence et il vivait la différence. Parce que sans doute, il était lui-même un homme différent. Et alors ce n’est pour rien qu’il a, secouant toutes les pesanteurs, toutes les habitudes, toutes les traditions de l’ethnocentrisme, ce n’est pas pour rien qu’il a découvert, il a passé son temps à découvrir tantôt c’était le théâtre allemand de Brecht, tantôt c’était Kateb Yacine, le théâtre maghrébin et tantôt c’était le théâtre antillais ou le théâtre nègre ou le théâtre africain. J’écrivais, j’écrivais des poèmes, j’avais écrit une sorte de tragédie, mais enfin poétique qui s’appelle Et les Chiens se taisaient qui a paru dans un recueil de poèmes qui s’appelle Les Armes miraculeuses, et puis j’ai écrit La Tragédie du roi Christophe.
(Bruit)
Choeur
Vive le roi Christophe ! Vive le roi Christophe !
(Musique)
Comédien
Assez! Dieu d’Afrique [Loa] cornes de [inaudible]. Afrique, mon lieu de force, [Habobo] ! [Congo] l’impétueux colibri dans la tumulure du [Naturin] Je me suis toujours émerveillé quand un corps si frêle puisse sans éclater supporter le pas de charge de ce cœur qui bat. Afrique, de ta grande corne sonne tellement fort et qu’il se déploie de toute l’envergure [d'un faste oiseau].
Aimé Césaire
On s’est mis à travailler et alors à ce moment-là on... j’ai écrit Une Saison au Congo ensuite j’ai fait une adaptation de La Tempête de Shakespeare.
(Bruit)
Jean-Marie Serreau
L’humanisme traditionnel qui se voulait éternellement occidental et définitivement occidental se trouve brusquement remis en question par d’autres humanismes ; qu’ils soient chinois, bantous, arabes ou américains d'ailleurs, quand je dis américain je pense à l’Amérique du sud. Je suis Français, je ne parle guère que le français. Pour moi c’est pas un problème Kateb dit quelque part qu’une langue n’est pas un fusil, et que le français qui a été à la fois la langue de la révolution française et aussi la langue du colonialisme français, que cette langue se transforme à partir de ceux qui en ont subi la terreur et les bienfaits, ça n’est que dans la logique de l’histoire. Je dois dire que Douta Seck, je lui dois autant qu’à [Dulin]. Même si c’est sous une autre forme je veux dire c’est pas sous la forme d’un enseignement, mais Douta Seck a représenté pour moi la possibilité d’accession à une autre forme d’expression, l’espèce de copulation, j’allais dire, qui s’est fait entre nous me paraît très féconde.