Paul Claudel, artisan de théâtre

15 mars 1963
07m 20s
Réf. 00456

Notice

Résumé :

Documentaire sur la collaboration entre Jean-Louis Barrault et Paul Claudel dans la mise en scène du Soulier de satin, et sur le rôle de Claudel dans la création de ses pièces au théâtre. Témoignage de Jean-Louis Barrault et extraits des répétitions du Soulier de satin et de L'Annonce faite à Marie.

Date de diffusion :
15 mars 1963
Source :

Éclairage

Le document est passionnant en ce qu'il permet d'apprécier concrètement l'apport de Paul Claudel aux mises en scène de ses pièces, ainsi que sa conception du théâtre, du jeu et de la représentation. Très grand poète, Claudel est en effet aussi un dramaturge complet, s'intéressant à tous les aspects pratiques de l'art dramatique. À l'instar d'Artaud et de Craig, avec qui il partage la volonté de réformer le théâtre à la fin du XIXe siècle, il est profondément influencé par l'art oriental qu'il découvre lors de ses longs séjours en Chine et au Japon où le mènent ses fonctions de consul et d'ambassadeur. Cette influence se fait sentir à la fois dans ses recueils de poèmes (Connaissance de l'Est, Cent phrases pour éventails), et dans son théâtre. Claudel a d'emblée une approche figurative et matérielle de la langue, d'où découle son vif intérêt pour l'art du haïku dont il s'empare, et pour le dialogue entre la poésie et la peinture, entre la lettre et la forme. Il songe par exemple, à partir de sa découverte des idéogrammes, à inventer une calligraphie propre à l'alphabet occidental. De la sorte, le texte est à ses yeux déjà dramatisé. Mais ce sont surtout les spectacles de nô et de kabuki auxquels il assiste qui lui révèlent le lien profond entre le théâtre, la danse et la musique, et l'amènent à écrire des scénarios de ballet (L'Homme et son désir, La Femme et son ombre), à travailler dans ses pièces la figure du fantôme et le motif du rêve. Il rend compte de ces expériences dans des textes critiques comme Le Nō et Le drame et la musique. Enfin, comme le rappelle Barrault dans l'entretien, le théâtre de Claudel s'inspire aussi des œuvres des tragiques grecs, à partir desquels il élabore la théorie d'une langue française accentuée, contenant des longues et des brèves, afin d'en renforcer le rythme et la musicalité ; et du théâtre de Shakespeare, dont on retrouve chez Claudel à la fois le mélange des registres, et la dimension épique et poétique.

Barrault retrace ici les grands moments de son compagnonnage avec Claudel, qu'il a connu dès 1937, et avec qui il entame une abondante correspondance à partir de 1939. Comme entre Giraudoux et Jouvet, ou plus tard entre Anouilh et Barsacq, s'établit une profonde entente entre les deux hommes. Barrault montera ou interprétera de nombreuses pièces du dramaturge, au nombre desquelles Tête d'or, L'Otage, L'Annonce faite à Marie, Le Soulier de satin, Partage de midi, Le Livre de Christophe Colomb. De son côté, Claudel, qui critique férocement l'esthétique empoussiérée de la Comédie-Française dont il déteste « l'art mort, et mortel », trouve en Barrault un homme de théâtre à sa mesure, qui partage son aspiration à un art dramatique renouvelé, mariant les exigences du texte littéraire à la poésie et à la force expressive des corps. Barrault, formé au théâtre par Dullin puis par Decroux au mime, a une connaissance approfondie du mouvement. Il est ainsi capable de créer cet équivalent respiratoire, vocal et gestuel du verbe poétique que les deux hommes appellent de leurs vœux. Tous deux sont également convaincus de la place primordiale à donner à la diction. Se faisant l'écho de nombreux autres témoignages, Barrault rappelle enfin l'attention qu'accordait Claudel à tous les éléments de la mise en scène, depuis les accessoires, ces objets symboliques qui devaient atteindre selon Claudel à un statut de personnages, jusqu'au jeu et à la parole des acteurs, en passant par les costumes, les décors, et bien sûr la composition musicale.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Présentateur
Et on a pu voir, grâce à Claudel, dans le Paris occupé, faire la queue, pas seulement pour les rutabagas ou les chaussures à semelle de bois, mais aussi pour la poésie, faire la queue au guichet de la Comédie-Française, pour voir, le Soulier de satin.
Jean-Louis Barrault
Et tous les problèmes que nous avons posés, nous en apportions une solution commune. Que ce soit le problème de la respiration que ce soit pour la diction l’importance de la consonne, la diction étant la consonne et non pas la voyelle. Beaucoup de gens étirent les voyelles croyant faire de la diction alors que c’est en, justement dans la sculpture de la consonne, que l’on fait une… que l’on construit une diction. Sur l’importance de l’hiatus, il était pour l’hiatus, l’hiatus qui donne une rudesse à la diction qui est l’opinion d’ailleurs de Ronsard et un effet merveilleusement rude, disait Ronsard. Et que ce soit sur le problème de la prosodie, la langue française parlée a des longues et des brèves, que ce soit sur la valeur physiologique charnelle de la parole avant d’y mettre une idée ; la parole qui se raccroche justement au verbe primitif est une chose, est une chose physiologique, une chose charnelle qui touche les êtres, qui frappent les poitrines, ou que ce soit sur le plan du geste, sur le départ du geste dans la colonne vertébrale et le geste qui s’étend. Et je me rappelle je le vois encore, faisant ce geste avec le… on descendait le deltoïde... et puis finissant par son doigt, il adorait aller jusqu’au bout de son doigt comme on va jusqu’au bout de sa pensée. Et il y avait une rencontre sur tous les problèmes concernant le théâtre, et j’ai rencontré non pas un homme de lettre, mais j’ai rencontré un artisan de théâtre. Cela venait de ce que Claudel avait vécu beaucoup en extrême Orient, et qu’il avait reçu une influence du théâtre d’extrême Orient qui est du théâtre complet. Avec la danse, avec le mime, avec les chants, avec les respirations, les cris etc. Alors, il y avait donc rencontre par l’extrême Orient, on retrouvait Eschyle, on retrouvait Shakespeare et Claudel était porteur de tout ça à une époque moderne, c’est pour cela que Claudel a été pour moi une nourriture absolument paternelle.
Jean Desailly
Donc, Jean-Louis Barrault monta Le Soulier de satin. Il interpréta Rodrigue, moi-même j’avais une phrase au dernier acte, et madame Marie Bell, fut la Dona Prouhèze de Paul Claudel.
Marie Bell
Il m’a dit, voilà, j’aimerais beaucoup, vous avoir comme interprète de Prouhèze du Soulier de Satin. Et il me dit, naturellement vous connaissez le soulier de satin . Je lui ai dit, monsieur, non. Je ne l’ai jamais lu. Ça l’a beaucoup fait rire. Il m’a dit je vais vous déposer le manuscrit, et demain je vous téléphonerai. Il me fait déposer en effet, le manuscrit, je l’ai ouvert chez moi vers 8h du soir, je le lis, et il me téléphone le lendemain matin. Et le lendemain matin, il me dit : alors, Prouhèze, c’est beau ! Je lui dis, monsieur, c’est sûrement merveilleux mais je vais vous avouer une chose, je ne comprends rien ! Et alors, là, nous sommes devenues très, très amis.
Jean-Louis Barrault
Et voilà, comment nous travaillions, parce qu’on préparait tout le travail tous les deux. Tous les deux, on jouait la pièce, tous les deux, dans son bureau. Alors, on dansait, on était à 4 pattes, alors, c’était des moments, c’est le côté jeune homme de 18 ans. Quand je dis le jeune homme de 18 ans, c’était ça, parce qu’on nous retrouvait à pattes, ou bien tapant sur des tables, on s’amusait comme deux fous, n’est-ce pas ? Et puis alors, quand on avait bien arrêté le travail, je lui disais, maintenant je vais travailler avec les acteurs. Parce qu’il vaut mieux, vous allez leur dire des choses qu’ils ne comprendront peut-être pas et nous quelques fois, nous avons un langage un peu grossier qui facilite le travail. Alors il ne venait pas. Et après, quand … les répétitions étaient avancées, alors, il venait et on lui déroulait la pièce. Alors, il disait, il faisait ses observations etc. et elles étaient toujours pertinentes. Elles étaient toujours pertinentes et toujours artisanales.
Madeleine Renaud
Jerusalem est si loin.
Comédien
Le paradis l’est davantage.
Intervenante
Mais, Dieu, au tabernacle est avec nous ici même !
Comédien
Mais non, pas ce grand trou dans la terre.
Madeleine Renaud
Quel trou ?
Comédien
Qui fit la croix, lorsqu’elle fut plantée.
Paul Claudel
Oui, là je vous arrête, ce trou est important est important et il faudrait si possible le dessiner aux yeux du public. Vous savez la définition qu’on donne souvent d’un canon, c’est un trou autour duquel on a mis du bronze ou de l’acier. Et bien, il y a plusieurs espèces de trous, ce n’est pas seulement un vide, ce trou est un abîme qui exerce une attraction, c’est qu’on pourrait peut-être le dessiner aux yeux du public par un mouvement des mains, n’est-ce pas, pour indiquer l’importance qu’il a, puisque ce trou est celui de la rédemption et celui où la croix fut plantée, et qui continue à attirer l’humanité et entre autres cette humanité du moyen âge représenté par Anne Vercors.
Jean-Louis Barrault
C’était pas du tout… y avait pas du tout de transposition à faire comme lorsqu’on a un poète homme de lettre qui a écrit une pièce littéraire, et qui a besoin d’une conversion n’est ce pas, en matière théâtrale. Pas du tout, il voyait théâtre, il voyait dans les trois dimensions. C’est lui qui a, il avait le génie de trouver l’objet catalyseur d’une situation dramatique. Par exemple dans sa refonte de l’échange, c’est lui qui a trouvé les histoires de la balançoire. La balançoire était vraiment l’objet symbole. Et c’est autour de cette balançoire que tout se coagulait, et toute cette mayonnaise prenait grâce à la présence de la balançoire comme un catalyseur.
Journaliste
Mais là il la trouvait dans le travail préparatoire dont vous parliez ou pendant les répétitions ?
Jean-Louis Barrault
Dans le travail préparatoire. Et dans les indications d’acteur, il était tordant.
Denise Noël
Ça n’est pas vrai, je sais bien que vous ne m’aimez pas. Vous l’avez toujours préférée. Oh ! Quand vous parlez de votre Violaine, c’est du sucre, c’est comme une cerise qu’on suce, au moment où on va cracher le noyau.
Paul Claudel
C’est pas tout à fait ça. Vous savez que L'Annonce a été jouée un certain nombre de fois et qu’elle a bénéficiée de la collaboration de pas mal de metteurs en scène, entre autres Gémier, et alors, à ce passage, Gémier m’avait fait remarquer qu’il fallait prononcer "thuce", à la manière anglaise, comme une cerise qu’on "thuce", vous voyez ? J'en ai fait bénéficier plus tard Le Partage de midi où on parle de rocking chair en sucre, alors je trouve que ce « Th » donne une signification assez amusante à cette expression. Cerise qu’on thuce.
Denise Noël
Hé hé ! Ça n’est pas vrai, je sais bien que vous ne m’aimez pas. Vous l’avez toujours préférée. Oh ! Quand vous parlez de votre Violaine, c’est du thucre, c’est comme une cerise qu’on thuce ! Au moment où qu’on va cracher le noyau.