Le Voyageur sans bagage de Jean Anouilh

13 octobre 1973
04m 33s
Réf. 00459

Notice

Résumé :

Jean Anouilh, interviewé par Lise Elina, raconte la genèse de sa pièce, Le Voyageur sans bagage.

Date de diffusion :
13 octobre 1973
Source :

Éclairage

Jean Anouilh est un des auteurs les plus prolifiques de l'entre-deux guerres et de la seconde moitié du XXe siècle. Né en 1910, il est à 19 ans le secrétaire de Louis Jouvet, et publie sa première pièce en 1932. Son premier grand succès date de 1937, lorsque Le Voyageur sans bagage est mis en scène au Théâtre des Mathurins par Georges Pitoëff qui interprète Gaston, aux côtés de Ludmilla Pitoëff dans le rôle du petit garçon, et sur une musique de Darius Milhaud. En 1938, Anouilh connaît à nouveau le succès avec Le Bal des voleurs : la pièce est créée par André Barsacq, fondateur de la Compagnie des Quatre saisons et bientôt directeur du Théâtre de l'Atelier, qui sera le principal interlocuteur et metteur en scène d'Anouilh pendant plus de quinze ans. Il montera en effet Antigone, présentée en pleine Occupation allemande et dont le personnage éponyme devient le symbole de la Résistance ; Eurydice ; Roméo et Jeannette, première pièce interprétée par Michel Bouquet qui sera l'acteur de prédilection d'Anouilh ; L'Invitation au Château ; Colombe et Médée. Jean Anouilh continuera d'écrire jusqu'en 1981. Il meurt en 1987, après avoir proposé lui-même un classement de son œuvre dramatique par qualificatifs : Pièces roses, Pièces noires, Pièces brillantes, Pièces grinçantes, Pièces costumées, Pièces baroques, Pièces secrètes et Pièces farceuses.

Dans Le Voyageur sans bagage sont déjà présents les thèmes que l'auteur développera tout au long de sa carrière de dramaturge. Ainsi que le rapporte Anouilh dans le document, l'intrigue s'inspire de l'histoire vraie d'Anthelme Mangin, « l'amnésique de Rodez ». Gaston est un jeune homme amnésique retrouvé près d'une gare de triage après la Première Guerre mondiale. Il a été recueilli dans un asile où il mène une vie très simple, employé comme jardinier. Une dame patronnesse qui s'est mise en tête de lui faire retrouver un nom et un foyer le présente aux familles qui le réclament, en commençant par la riche famile Renaud. Mais Gaston est horrifié par le portrait qu'on lui fait alors de Jacques, le fils chéri disparu, qui cumule tous les vices. Après que son ancienne maîtresse lui a apporté la preuve qu'il est bien Jacques Renaud, Gaston choisit de refuser cette identité. Il s'invente une filiation selon son cœur et décide de rejoindre une des autres familles, dont l'unique membre est un petit garçon ayant perdu tous ses parents.

Dans la résistance qu'il oppose à accepter le passé qu'on lui présente comme sien, Gaston oblige chaque personnage à dévoiler son âme : ainsi sont révélés l'orgueil et la faiblesse de la mère, l'égoïsme du frère présomptueux, les infidélités de la belle-sœur, la naïveté de la servante abusée et le ressentiment des domestiques. Aussi Gaston découvre-t-il une humanité noire derrière la façade de cette famille éplorée. Mais à leur tour ces défauts cèdent face à la complexité de chacun, personne n'étant uniment noir ou blanc. C'est ainsi que Valentine, la belle-sœur, peut énoncer ce programme de vie : « Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu renonces à la merveilleuse simplicité de ta vie d'amnésique. Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu t'acceptes. Toute notre vie avec notre belle morale et notre chère liberté, cela consiste en fin de compte à nous accepter tels que nous sommes... Ces dix-sept ans d'asile pendant lesquels tu t'es conservé si pur, c'est la durée exacte d'une adolescence, ta seconde adolescence qui prend fin aujourd'hui. Tu vas redevenir un homme, avec tout ce que cela comporte de taches, de ratures et aussi de joies. Accepte-toi et accepte-moi, Jacques. » L'heureux dénouement de la pièce, délibérément fantaisiste, ne masque donc pas le poids dont nous lestent nos origines et notre passé, qui semblent à jamais interdire à l'homme de vivre pleinement son présent. Cela explique que Le Voyageur sans bagage appartienne à la série des pièces noires.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Journaliste
Un fait divers publié à la fin de la guerre 14-18 a inspiré à Jean Anouilh, sa première grande pièce, Le Voyageur sans bagage .
Jean Anouilh
Les journaux de l’époque étaient pleins de l’histoire de l’amnésique de Rodez. C’était très important, y en a, je crois que c’était Le Matin je pense, y avait vraiment un article tous les jours pendant huit jours ; c’était l’histoire d’un garçon qu’on avait trouvé dans une gare de triage en 18 en revenant d’Allemagne et qui ne pouvait pas dire son nom. Il savait qu’il avait été dans un camp de prisonniers mais il pouvait pas dire autre chose. Et on s’est mis à enquêter sur lui, et puis comme on pouvait pas avoir son identité, on l’a mis dans un asile et on l’a gardé 18 ans, dans des asiles simplement parce qu’il pouvait pas dire son nom. On était très sérieux à l’époque quand même. Puisqu’il avait pas d’identité, il fallait qu’il appartienne à quelque chose, à quelqu’un ; comme il appartenait à rien, on l’a piqué on l’a gardé, puis on était très gentil avec lui ; il faisait un petit boulot dans l’asile, on était très gentil, on le traitait pas comme un fou, il mangeait avec les autres, et ben, il était là, il pouvait pas sortir puisqu’il avait pas de nom, c’est tout.
Journaliste
Et qu’est ce qui vous a intéressé dans cette histoire ?
Jean Anouilh
L’intérêt c’est que les médecins ont vasouillé longtemps comme font souvent les médecins. Et puis y en a un, un jour qui a dit, ben, il faut faire des confrontations avec les familles ; parce qu’il y avait 400 000 familles qui avaient un fils perdu et puis il était riche, parce que sa pension 100% pendant 18 ans, ça avait fini par faire des millions de l’époque. Enfin, ça faisait 250 mille francs de l’époque. Alors, on était acharné à retrouver ce garçon. Alors on a réduit ça, y en a eu 400, 300, 200, puis après y en a eu 10 ou 12, je ne sais pas. Et alors, un médecin un jour a dit, ben on va l’amener chez ces gens, on va le faire vivre chez ces gens, un jour ou deux. Et ce qui sûrement a excité mon esprit ce n’est pas du tout le problème de l’amnésie, parce que les histoires de théâtre c’est de la cuisine. On se dit pas, je vais parler de l’amnésie, c’est très profond. On se dit, tiens y a une situation de théâtre, c’est les confrontations. Vous voyez ? C’est le côté théâtral de ces confrontations, de se trouver en face de gens qui disent je suis ta mère, je suis ton frère, je suis ta maîtresse, puis de les regarder et de pas les connaître. C’est le côté théâtral qui m’a fait faire ça sûrement. J’ai pas été cherché plus loin.
Journaliste
On avait écrit que vous aviez pensé, vous aviez été influencé, par le Siegfried de Giraudoux ?
Jean Anouilh
J’ai été influencé par Giraudoux mais pas dans ce cas précis. Je crois bien être honnête, c’est difficile, personne ne l’est, mais je crois bien que j’ai pas du tout pensé à Siegfried à ce moment là ; et pourtant Siegfried ça a été le choc de théâtre de ma vie, j’avais 18 ans et j’y étais trois ou quatre fois de suite, je pleurais même aux moments drôles. C’était le choc de théâtre, c’était Siegfried pour moi. C’était un des plus grands chocs avec Pirandello. Et je crois pas que j’ai pensé à Siegfried, sûrement qu’au fond tout est plagiat, tout ça, moi, une fois j’ai été au Français voir une pièce de Pirandello, je ne sais plus laquelle, et puis tout d’un coup épouvanté je me…; c’est de Pirandello, je crois bien que c’était la scène qui est dans le maître d’hôtel du Voyageur, je ne sais pas, que c’était déjà dans une pièce de Pirandello, j’avais copié je m’étais pas aperçu. Je l’avais copié. Ça m’avait touché assez pour la refaire sans le savoir.
Journaliste
Mais est-ce que cette représentation de Siegfried a eu une influence sur votre carrière d’auteur dramatique ?
Jean Anouilh
Ben, sûrement ! Sûrement. C'est-à-dire que je connaissais pas beaucoup le théâtre, je lisais des petites illustrations et puis j’avais peut-être vu une ou deux pièces. Je crois que même j’avais pas d’argent pour aller au théâtre, j’avais pas vu de pièce de boulevard, je lisais des petites illustrations. Alors j’avais été un petit peu à Bataille et à Bernstein, et puis j’avais été touché par Rostand jeune homme, mais je connaissais rien. Et tout d’un coup j’ai vu qu’il pouvait exister un théâtre poétique, qui était écrit surtout, qui avait un style. Ça, ça a été la révélation parce qu’on se rend plus compte ce que c’était le théâtre en 1928, c’était du boulevard très sérieux. Vous comprenez ? Alors la première fois un homme écrivait et ça se parlait en même temps. C’était un style qui était écrit et qui était parlé. Ce que je n’avais jamais trouvé que dans les classiques, dans Musset, dans les… C’est la première fois qu’on a ; il y a eu Claudel aussi en même temps, mais Claudel on le jouait pas beaucoup à cette époque, on l’a joué quand il était très… beaucoup plus tard.