Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello, mise en scène de Giorgio Strehler

10 avril 1996
04m 03s
Réf. 00464

Éclairage

Giorgio Strehler est une figure capitale du théâtre du XXe siècle et l'un des metteurs en scène les plus célèbres d'Europe. C'est lui qui, dans l'Italie bouleversée de l'après-guerre, fonde avec Paolo Grassi le Piccolo Teatro di Milano, le premier théâtre subventionné par l'État et la municipalité de Milan, en 1947, l'année même où Vilar crée le festival d'Avignon, et pour les mêmes raisons : il s'agit de rompre avec la conception bourgeoise de la culture, et d'ouvrir au plus grand nombre l'accès aux grandes œuvres du répertoire. Le théâtre retrouvera ainsi son sens de la fête, et sa fonction artistique, sociale et politique. Comme Vilar, Strehler et Grassi abaissent le prix des places et proposent à la fois des œuvres classiques et contemporaines. Parallèlement, la compagnie fait venir à Milan les plus grands metteurs en scènes étrangers et italiens. L'énorme travail accompli et la qualité des spectacles présentés pendant cinquante ans portent leurs fruits : jusqu'en 1997, date de la mort de Strehler, le succès ne s'est jamais démenti, et le Piccolo (« petit ») Teatro n'a cessé de s'agrandir et de multiplier ses activités.

Les créations de Giorgio Strehler font désormais partie des mises en scène mythiques, qui ont contribué à faire découvrir, ou redécouvrir, ses auteurs privilégiés : c'est le cas d'Arlequin serviteur de deux maîtres de Goldoni, et des Géants de la montagne de Pirandello, deux spectacles créés en 1947 et sans cesse repris depuis. Les archives du Piccolo Teatro révèlent que Shakespeare, Goldoni, Pirandello et Brecht ont été les quatre auteurs les plus montés par Strehler.

Créés en 1947, Les Géants de la montagne sont à nouveau présentés en 1966 et en 1993. Ce sont des extraits de cette dernière mise en scène que montre le document. Il n'est guère étonnant que la pièce ait fasciné Strehler. Cette œuvre ultime de Pirandello, qui meurt avant d'avoir pu l'achever, est l'exaltation même du théâtre et de ses pouvoirs imaginaires. Elle se situe donc dans la lignée des pièces du dramaturge, qui toutes mettent en abyme le théâtre à travers la fiction, pour en célébrer l'art et en interroger les mécanismes ; mais elle marque un tournant dans l'écriture dramatique de Pirandello qui, à l'approche de la mort peut-être, semble donner libre cours à ses propres rêves. La pièce s'articule autour d'une triple confrontation qui met l'art en jeu : une misérable troupe de comédiens trouve refuge dans une ferme occupée par Cotrone le magicien et sa bande. Cotrone invite les acteurs à rester à la ferme, et déploie devant leurs yeux les merveilles de son monde magique où l'imagination crée tout. Mais la comtesse Ilse refuse d'abandonner son projet de représenter en public La Fable du fils changé (une pièce de Pirandello), en hommage au poète qui s'est suicidé lorsqu'elle a refusé son amour pour être fidèle à son art. Cotrone propose alors à la troupe de la mener chez les Géants de la montagne, pour y jouer la pièce. L'acte III s'achève sur les paroles d'une comédienne de la troupe, qui entend le fracas des géants descendant de la montagne : « J'ai peur... j'ai peur. » Dans l'acte IV, seulement esquissé, les géants devaient finalement massacrer Ilse et sa troupe, le public ayant refusé la pièce et la poésie.

Les Géants de la montagne oppose donc les acteurs, qui donnent corps aux rêves, aux habitants de la ferme qui tirent les rêves de leurs corps et vivent parmi leurs fantasmagories, tandis que face à eux se dressent les géants qui refusent l'art et le rêve. Parce que les géants n'apparaissent jamais dans la pièce, et que celle-ci met en scène des êtres magiques, des marionnettes qui s'animent, des silhouettes difformes, des jeux de lumière irréels et des personnages aussi mystérieux que le comte et la comtesse, la dernière œuvre de Pirandello, quoique pessimiste quant à l'avenir, affirme pourtant la puissance du rêve qui anime l'homme et son irrésistible besoin de projeter son imaginaire à travers l'art du théâtre.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Inaudible
Giorgio Strehler
Cette pièce de Pirandello, qui est le dernier message qu’il nous a laissé parce qu’après il est mort ; C’est une pièce très importante dans la perspective de Pirandello ; et peut-être il aurait signé un grand changement de la façon d’écrire à lui aussi. C'est-à-dire, je ne crois pas qu’il aurait continué à faire le théâtre comme il l’a fait avant. Il cherchait un autre théâtre, un théâtre beaucoup plus poétique, si vous voulez, beaucoup plus …
Journaliste
Lyrique ?
Giorgio Strehler
Lyrique, comme style etc, même si dans Les Géants de la montagne c’est très pirandellien. Les Géants à mon avis, c’est une oeuvre particulière, dans le théâtre de Pirandello. Et c’est un cri qui reste encore ouvert. Parce que la pièce pose un problème et ne peut pas le résoudre. Même si elle était achevée, elle n’aurait pas résolu le problème. Le problème c’était assez pessimiste. C'est-à-dire, que la poésie est créée par les géants.
[Italien]
Giorgio Strehler
Et les géants sont… qu’est ce que c’est ? Alors quelqu’un dit, c’est la bourgeoisie. Quelqu’un te dit, non, ce sont les communistes, quelqu’un dit ce sont les petits cons, les petits idiots, ils sont les grands idiots, ils sont la société mécaniste d’aujourd’hui. Enfin, on peut dire beaucoup de choses. Ce sont en tout cas, un symbole de l’incapacité de rêver et de croire en la valeur de l’art. Le problème de la survivance de l’art dans l’époque des géants. S’il est possible, faire encore de l’art, communiquer encore de l’art, à une époque dans laquelle le géantisme monte ; ça c’est quelque chose qui reste encore exactement là. Pour des autres, le problème du théâtre de Pirandello que c’est toujours être ou paraître. Etre moi, ou être l’autre. Qui je suis moi ? Et si moi je dis que c’est blanc, l’autre dit c’est noir et qui a raison ? Le troisième qui dit que c’est gris ? On est dans cette hantise que nous avons de la personnalité de quand nous comprendre de nous savoir, de vivre ensemble que se lève la base dialectique du théâtre de Pirandello. Et bien ce n’est pas qu’elle est périmée, parce que le travail de vivre entre nous même et nous connaître, reste toujours là ! Et donc, dans la métaphore d’un rideau de fer de théâtre qui tombe et qui écrase un petit charriot d’où il y a toutes les choses du théâtre, qui est fait de rien ; il y a aussi l’indication de la mort possible, de la poésie et du théâtre tué par le mécanisme si vous voulez. Le dernier mot que Pirandello a écrit c’est peur, la peur. Il avait la peur de qu’est-ce qui se serait passé après 36, 37 ça nous sommes là hein ! Et 39 c’est là… Alors les grands poètes quelques fois, ils ont, tu sais, des visions…