Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, mise en scène de Jean Anouilh et Roland Piétri

14 octobre 1962
09m 03s
Réf. 00465

Éclairage

Si l'on excepte Pierre Albert-Birot et Tristan Tzara qui lui ont ouvert le chemin, Roger Vitrac est le seul auteur surréaliste à avoir créé une véritable œuvre dramatique, riche de plusieurs pièces. Né en 1899, il arrive à Paris en 1910. Grand admirateur d'Alfred Jarry et de Raymond Roussel, il écrit d'abord, entre 1922 et 1924, trois pièces qui révèlent également l'influence profonde qu'exerce sur lui le surréalisme : Le Peintre, Entrée libre, Les Mystères de l'amour. En 1926, c'est avec Antonin Artaud et Robert Aron qu'il fonde le Théâtre Alfred Jarry, où il fait d'abord représenter Les Mystères de l'amour, en 1927. Artaud en signe la mise en scène. Elle est louée par les critiques, qui cependant apprécient peu la pièce. En revanche, la représentation de Victor ou les enfants au pouvoir, en décembre 1928 à la Comédie des Champs-Élysées, est très attendue, le texte ayant suscité une vive curiosité à l'endroit du personnage sonore et malodorant d'Ida Mortemart.

Victor ou les enfants au pouvoir met en scène Victor Paumelle, le fils unique d'un couple de bourgeois. « Terriblement intelligent », il fait 1 mètre 80 et s'apprête à fêter son neuvième anniversaire. À cette occasion, il est décidé « à être quelque chose », à « devenir un homme, ce qui ne signifie rien ». Aussi entreprend-il de démasquer les adultes, dont il dévoile une à une les infamies, les veuleries, les infidélités. L'extrait est tiré de la scène 3 de l'acte I, où Esther Magneau, la petite fille des amis du couple Paumelle, révèle à Victor la liaison de sa maman, Thérèse Magneau, avec le père de Victor, Charles Paumelle. Dès lors, Victor pousse chaque adulte dans ses retranchements, attaquant violemment la sainte trilogie des valeurs bourgeoises, famille, patrie, armée. Mais deux révélations vont faire basculer la situation, conduisant Victor au désespoir et au suicide : il découvre qu'Esther est sa demi-sœur, et par la bouche de l'étrange Ida Mortemart, au nom prédestiné, il apprend le mystère de l'amour. Sa mort entraînera celle de son entourage. La dernière image du spectacle montre les deux parents de Victor abattus d'un coup de revolver au pied du lit de leur fils mort.

Interprétée par une troupe de très jeunes comédiens, auxquels les critiques rendent hommage ainsi qu'à la mise en scène d'Artaud, la pièce fait néanmoins scandale. Ni la critique ni les spectateurs ne perçoivent la profonde singularité d'une œuvre qui, pour la première fois dans l'histoire du théâtre, met un enfant au centre de l'intrigue, et expose le motif rebattu de l'adultère à travers ses yeux et sa sensibilité. Et le public prend pour enfantillage ces personnages de la transgression et du mystère que sont le fou et la pétomane, détenteurs d'un savoir qui précipitera Victor dans la mort. Si la pièce est à cet égard représentative du théâtre de Vitrac, qui ne cessera d'opposer le temps de l'enfance « voisine de la mort », à la « honte du monde adulte », elle l'est aussi de son destin de dramaturge méconnu. En introduisant dans son théâtre la logique du rêve, en mêlant la satire et l'humour, le grotesque et le tragique, en refusant les esthétiques convenues, il livre à son époque une œuvre d'autant plus déroutante qu'aucune théorie ne vient en faciliter la saisie. D'autre part, Vitrac reste isolé dans son entreprise, évoluant en marge des cercles surréalistes assez peu attentifs au domaine théâtral.

C'est à Jean Anouilh que l'on doit la redécouverte, posthume, du théâtre de Vitrac. Selon lui, Vitrac avait trouvé « avec Victor ou les enfants au pouvoir les vrais rapports de la vérité et de la farce, la formule de ce comique noir, [...] où je vois pour ma part, le théâtre de demain. » [1] Constatant l'injuste oubli dans lequel était tenue cette œuvre malgré la mise en scène de Planchon en 59, Anouilh décide de la monter à son tour avec Roland Piétri, en 1962, au Théâtre de l'Ambigu. Claude Rich et Uta Taeger y sont admirables dans l'expression de la nostalgie et de la mort de l'enfance.

[1] Henri Béhar, Vitrac, théâtre ouvert sur le rêve, Lausanne, L'Âge d'homme, 1993, p. 19.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

(Musique)
Claude Rich
J’ai 9 ans, j’ai un père, une mère, une bonne, j’ai un navire à essence qui part et revient à son point de départ après avoir tiré deux coups de canon. J’ai une brosse à dents individuelle à manche rouge. Celle de mon père a le manche bleu, celle de ma mère a le manche blanc. J’ai un casque de pompier avec les accessoires. Qui sont la médaille de sauvetage, le ceinturon verni, et la hache d’abordage. J’ai faim. J’ai le nez régulier, j’ai les yeux sans défense et les mains sans emploi parce que je suis trop petit. J’ai un livret de caisse d’épargne. J’ai eu la rougeole à 4 ans, et sans le thermomètre du docteur (Ribior), j’y passais, mais je n’ai plus aucune infirmité j’ai la vue bonne et le jugement sûr.
Journaliste
Georges Neveu, ce redoutable garçonnet, qu’incarne merveilleusement Claude Rich, est le héros de la pièce de Roger Vitrac que l’on présente à l’Ambigu, Victor ou les enfants au pouvoir. Vous avez bien connu Roger Vitrac, quel homme était-il ?
Georges Neveu
La première fois que j’ai rencontré Vitrac, c’était dans un petit bureau des éditions Gallimard. Petit bureau, espèce de cagibi, sans fenêtres et sans lumière, où on enfermait les auteurs pour les obliger à faire leur service de presse. Vitrac venait de publier son premier volume recueil de poèmes , il devait avoir 23 ou 24 ans, et il signait ses premiers exemplaires de presse en les accompagnant d’un grognement qui me paraissait singulier. En me penchant par-dessus sont épaule j'ai compris pourquoi il grognait de plaisir, ses dédicaces étaient du genre suivant : à Monsieur X que je tiens pour le roi des imbéciles, et à Monsieur Y, que je félicite pour l’abrutissement qu’il propage dans les campagnes françaises. La secrétaire des éditions qui ne se rendait pas encore compte du genre d’homme qu’était Vitrac, revenait avec de nouvelle piles de livres, de nouvelles listes d’écrivains célèbres, en lui disant, ceux là sont très importants ils font partie de jurys littéraires considérables, il ne faut pas les oublier. Non, non, répondait Vitrac avec une excellent bonhomie, non, non, rassurez-vous, nous ne les oublieront pas et il rédigeait de nouvelles dédicaces, plus flamboyantes encore que les autres.
Max Favalelli
Je crois que Roger Vitrac qui appartint au groupe surréaliste qui mit beaucoup de lui-même en Victor, s’était diverti à ses propres dépends.
Georges Neveu
Vitrac aimait se caricaturer lui-même autant qu’il caricaturait les autres. Par exemple, à l’époque où ça se passait, où je l’ai rencontré, on chantait dans les rues un peu partout une chanson qui avait pour refrain "le grand méchant loup". Et il s’était lui-même caricaturé en se traitait de grand méchant mou. Ce surnom lui était resté. Et bien ce surnom n’était qu’à moitié vrai. Grand, il l’était évidemment, il avait deux mètres de haut. Quand il se levait il se dépliait jusqu’au plafond. Méchant, il ne l’était pas vraiment. Il était méchant par drôlerie, non par véritable méchanceté. Mou, il en avait l’air mais il n’était pas réellement mou. Bien sûr il avait des… une taille si haute et des bras si longs qu’il était condamné à des gestes lents et quand il rencontrait des gens qui l’ennuyaient il se mettait à dormir paisiblement. Mais dès qu’on abordait un sujet qui lui tenait à coeur, il se réveillait, se redressait, gesticulait, hurlait et donnait un véritable spectacle, une véritable pièce de théâtre qu’il improvisait devant vous.
Max Favalelli
Voici Victor, enfant terrible, au milieu d'un tableau de famille mis en scène par Jean Anhouil où l’on reconnait Monique Mélinand, Marie-Claire Chantraine, Alain Mottet, et Hubert Deschamps.
Comédien 1
Je bois aux 9 ans de Victor !
Comédiens
Aux 9 ans de Victor !
Claude Rich
Je bois à ma mère bien aimée, à mon père adoré. Je bois au général Etienne Lonségur, à vous madame Magneau, à Monsieur Antoine Magneau, à Esther leur fille. Et je bois à Lili qui est la servante accomplie de cette maison.
Comédiens
Bravo, Aahhh !
Comédien 3
Et maintenant Victor tu vas nous dire quelque chose.
Claude Rich
Je demande la parole.
Comédien 2
Tu l’as Antoine.
Comédienne 1
Assieds-toi, Antoine.
Comédien 1
Mais laissez-le donc, s’amuser.
Comédien 3
Stop ! Tu te permets trop de familiarité avec Monsieur Magneau !
Comédiens
[Inaudible].
Claude Rich
Silence [Inaudible].
Comédien 4
Des cochons, des cochons, des cochons. La petite cavalerie de Sedan avec ses [incompris] mais l’aube, brillamment chamarrée entre deux nègres, nous livrait le Sénégal et le haut Niger. Et que faisait Faidherbe ? Faidherbe, debout sur un taureau, escorté de 1400 spahis, descendait soudain par le petit escalier portatif de cuivre et de pourpre jusqu’au désert où se mouvaient tous les salamalecs africains comme une mer de courtoisie. Et plantait au milieu de la fantasia, un palmier qui produit des dattes tricolores. Vive donc, la IIIe République, qui garantit l’instruction obligatoire, forme des citoyens dignes de ce nom et qui assure enfin aux classes laborieuses, le bénéfice des principes de stricte solidarité humaine qui sont les legs les plus précieux de la révolution. A part ça, tous des cochons, des cochons et des patriotes.
Max Favalelli
Victor a une confidente, Esther, interprétée par Uta Taeger, qui lui révèle avec innocence que son père à lui a des liens coupables avec sa mère à elle.
Uta Taeger
Ecoute Victor, j’ai aussi une histoire à te raconter.
Claude Rich
Enfin.
Uta Taeger
Et bien voilà, j’étais assise au salon sur les genoux de maman, et je tenais une de ses boucles d’oreilles. On vient de me les percer. Allume donc une torchère, non ! Elle ne voulait pas. On sonne, maman se lève tout d’un coup et je roule à terre. Pif paf, les deux mains à la fois. Tu ne peux pas faire attention idiote. Hmm, c’était moi l’idiote.
Claude Rich
Avec les bagues ?
Uta Taeger
Evidemment, une joue éraflée. Mais je tenais la boucle d’oreilles à la main. Cassée ! Et qui était-ce ?
Claude Rich
Mon papa ?
Uta Taeger
Tout juste !
Claude Rich
Va te coucher ?
Uta Taeger
Je n’ai pas sommeil. Evidemment, quand il vient quelqu’un : au lit !
Claude Rich
Il vient beaucoup de monde ?
Uta Taeger
Non, monsieur Paumelle.
Claude Rich
Mon papa ? Hm, il est beau hein ?
Uta Taeger
Beau ? Bof, il est tout rasé.
Claude Rich
Tu veux dire qu’il est tout nu ?
Uta Taeger
Non, les mains et la figure seulement.
Claude Rich
Han, bébé, continue.
Uta Taeger
Alors voilà, je reste, on me jette un livre. Bonsoir Charles, bonsoir Thérèse. Hum ! Où allait cher Antoine ? Papa dormait. Ils se sont assis sur le canapé, et voilà ce que j’ai entendu, maman disait « [frisselis, frisselis, frisselis] ». Ton papa : [Reso, reso, reso!]. La mienne, Carlo, je m’idole en tout ou quelque chose comme ça, le tien, Thérèse, [inaudible] la mienne, mais si Antoine là d’un coup ! Le tien, ton cou me sauverait. La mienne, han, han, Horizon ravi. Le tien, laisse-la, cette pieuvre rose. Je suis sûre de la pieuvre, le reste n’est que l’à peu près.
Claude Rich
Et alors ?
Uta Taeger
La mienne a pleuré, et le tien est parti en claquant la porte.
Claude Rich
Et c’est tout ?
Max Favalelli
En effet, Victor surprendra et il en mourra plus tard, son propre père joué par Bernard Noël, dans les bras de la mère d’Esther, Nelly Benedetti.
Bernard Noël
Reso, Reso !
Nelly Benedetti
Carlo, quel bonheur, quel malheur.
Bernard Noël
Mais tiens-toi je t’en prie, tiens-toi !
Nelly Benedetti
Oh, il y a de quoi se…
Bernard Noël
Oh pardon, mais mon petit Reso, un peu de tenue je t’en supplie ! Tout cela t’excite et tu t’énerves. Mais il y a des coïncidences que diable ! On les exploite c’est possible, mais on peut les détruire !
Nelly Benedetti
Oh, c’est trop tard !
Bernard Noël
Et bien tant pis, fait toutes les allusions obscènes que tu voudras. Mais je t’avertis que si tu continues, je ne réponds plus de moi ! Tant pis pour nous, tant pis pour toi, tant pis pour tout ça.
Claude Rich
Trop tard. Vous madame avec cette légèreté de guipure, toi mon père cette faiblesse d’agneau, quelle touchante étoile au ciel de mon lit tous les soirs.