Le maître du mime Etienne Decroux

25 janvier 1969
05m 12s
Réf. 00808

Notice

Résumé :

Considéré à juste titre comme le grand rénovateur du mime, Étienne Decroux réalise ici quelques démonstrations et s'explique sur son art de l'acteur.

Date de diffusion :
25 janvier 1969
Source :
Artistes et personnalités :

Éclairage

Etienne Decroux (1898-1991) exerce différents métiers (bâtiment, apprenti boucher...) avant d'être mobilisé pour trois ans en 1917, comme brancardier et aide-soignant, entre autre.

Adepte de Proudhon, il fréquente les milieux libertaires. Se destinant à une carrière politique et voulant devenir orateur politique, il répond à une petite annonce qui propose une formation gratuite pour tenir le rôle de figurant au théâtre du Vieux Colombier. Il est admis en 1923 à l'Ecole du Vieux Colombier, dirigée par Jacques Copeau. Il y découvre, ébloui, des « scènes sans paroles » que les élèves composaient « corps nus, faces voilées » [1].

En 1925, il fait ses débuts au théâtre, chez Louis Jouvet et Gaston Baty. Puis il obtient son premier rôle chez Dullin.

En 1931, il crée son groupe théâtral, « Une graine ».C'est à partir de cette année-là qu'il commence à créer ses premières pièces et à élaborer avec Jean-Louis Barrault, fraîchement arrivé chez Dullin, les bases de son Mime corporel (entre autre la marche sur place).

Acteur de théâtre, il travaille avec Charles Dullin, Louis Jouvet, Antonin Artaud. Il est aussi acteur de radio, et de cinéma. Il tourne entre autre réalisateurs, avec Pierre Prévert, Jean Vigo, Jacques Becker, Henri Georges Clouzot, Claude Autant-Lara, Marcel Carné (pour lequel il incarne aux côtés de Jean-Louis Barrault, le père de Jean-Gaspard Debureau dans Les Enfants du Paradis en 1943).

En 1943, Dullin invite Etienne Decroux à enseigner à l'école de l'Atelier, où Marcel Marceau suivra ses cours (entre 1944 et 1948).

A partir de 1945 il se consacrera à ses recherches et ses créations. Il fait la rencontre d'Edward Gordon Craig et sera très inspiré par ses écrits à propos de la sur-marionnette. L'énigme qui plane sur la définition de cette sur-marionnette a nourri l'utopie d'acteur d'Etienne Decroux. Pour lui sont nécessaires conjointement : une recherche, l'élaboration d'une discipline d'acteur aux bases solides et claires, la création d'une école, et des partis-pris d'analyse, d'articulation du corps, et de décomposition-recomposition du mouvement. Il fera appel aux vertus du masque pour redonner la primauté au corps sur le visage et les mains qu'il juge trop bavards, au silence par une soustraction temporaire de la parole, à la patience dans la durée, à la notion de figure en privilégiant la statue en mouvement plutôt que le personnage.

Dans son livre Paroles sur le mime [1], p41, il énonce : « le théâtre c'est l'art d'acteur », son corps en est le premier matériau : « Dans notre art, le corps de l'homme est la matière, il faut que ce soit lui qui imite la pensée ».

En opposition à la pantomime du XIXe siècle, il élabore l' « ABC » d'un mime qu'il nomme corporel et dramatique, une grammaire, une syntaxe : une véritable anthropologie de l'acteur, active et efficace pour les acteurs contemporains.

Tout au long de sa vie, il créera plus de 80 pièces, dont certaines constituent un répertoire enseigné encore aujourd'hui (par certains de ses anciens assistants, dont, le Théâtre de l'Ange fou, Thomas Leabhart, Jean Asselin et Denise Boulanger...). Les thèmes font référence à l'homme en lutte (Le passage des hommes sur la terre), au portrait de la pensée (Méditation), au travail (L'Usine, Le Menuisier), à l'engagement politique (Le lyrisme politique), aux rapports amoureux (différents duos), à l'absence (Le fauteuil de l'absent)...

Des tournées auront lieu en Israël, Hollande, Suède, Suisse, Scandinavie, Belgique, Angleterre, USA etc...

Il sera invité à enseigner à l'étranger dans des écoles ou des théâtres renommés : au Piccolo Teatro di Milano par Giorgio Strehler (1953-54), à l'Actor's studio à New-York par Lee Strasberg (1957-58), aux Universités de Waco (Texas) et de New-York (1959), et dans les lieux de ses tournées.

[1] Paroles sur le Mime, Librairie Théâtrale, 1963.

Claire Heggen et Yves Marc

Transcription

(Musique)
Journaliste
Maître, pourriez-vous nous dire dans quelle circonstance exceptionnelle vous avez bien voulu ouvrir un cours hors de Paris ?
Etienne Decroux
Et bien, c’est parce qu’il faut bien que notre art se répande. Et ce qu’on a fait pour New-York, ou pour Stockholm, ou pour Amsterdam, pour Milan, on peut bien le faire pour Rouen, n’est-ce pas. Il ne faut pas insulter une ville en l’appelant ville de province.
Journaliste
D’innombrables comédiens, de danseurs, sont venus chercher chez vous des secrets. Quels secrets, selon vous ?
Etienne Decroux
Le mot secret est bien choquant étant donné que je n’aime pas le mystère. Je suis cartésien. J’ai l’esprit géométrique. Et je pense qu’il faut apprendre la science de l’art avant le cri du cœur. Le talent ne m’intéresse pas. Le génie ne m’intéresse pas. Parce que le talent et le génie, c’est Dieu qui le fait, ce n’est pas le professeur. Par conséquent, que Dieu fasse ce qui lui plaît, moi, je ne fabriquerai pas le génie, ni le talent, autant que je l’ignore. Mais je peux enseigner l’art, la science de l’art, une certaine façon de parler, une certaine grammaire, voilà. Comme un professeur de piano du 14ème arrondissement ne peut pas donner du génie à ses élèves. Mais il leur montre les gammes, un certain solfège, une certaine tenue au piano, voilà.
(Musique)
Journaliste
Quelle est votre technique ?
Etienne Decroux
Et bien, c’est de considérer le corps comme un clavier de piano, mais, avec des différences tout de même. Je veux dire par là de considérer le corps dans son squelette ; de voir combien il a d’os et de considérer tous les os comme des touches de clavier. Et, le corps, qui pourrait être ainsi figuré par un mètre pliant, peut faire toutes sortes de combinaison.
(Musique)
Etienne Decroux
Tout est bon dans le « on » puissant. C’est le théâtre, c’est un art du « on » puissance. Au théâtre, il ne se passe rien. Alors, il faut donc que dans le mime, qui veut ressembler au théâtre, en ce sens qu’il veut avoir l’humeur du théâtre. Il faut que lui aussi, soit un « on » puissance. Très souvent, nous sommes animés par l’idée de quoi. Tenez, par exemple, j’ai mon, comment ça s’appelle, mon stylographe qui est accroché ici. Si je voulais agir en homme de salon parfait, avec des mouvements strictement localisés, je ferais ça. C’est d’ailleurs ce que certaines personnes font, n’est-ce pas. Je dévisserais ça, je le visserais de l’autre côté, je m’approcherais pour poser une signature, etc. Oui, mais, souvent, il y a réminiscence du contre-emploi. Ce qui donne à peu près ceci, n’est-ce pas. Voyez-vous ? Comme si c’était lourd. Et ça, comme si c’était lourd. Et ça, comme si c’était dur. Et ça, hop. Et là-dessus, il va poser sa signature et il va faire… Et maintenant, et voilà ! Et c’est toc, voilà. Ce qui veut dire que l’homme, dans l’expression de ses sentiments, pour des choses où il n’a pas besoin de lutter ; il lutte quand même parce qu’il lutte contre un fantôme. L’homme n’est pas fou de temps en temps, il est fou à l’état permanent mais il l’est partiellement. Puisque tous les gestes qu’ils font, qu’il fait, sont inutiles. Quand il dit non, ça ne sert à rien. Et voilà. C’est une métaphore, il exprime par là qu’il écrase quelque chose qu’il jette. Attention, voilà ! Ça ne sert à rien. C’est simplement…. Et il le fait comme s’il avait devant lui ce personnage. Il lutte contre le fantôme, vous comprenez. Alors, il a, en somme, des réminiscences de sa nature ancestrale, lointaine, peut-être avant d’être un homme. On n’en sait rien. L’humanité sera régénérée, à mon avis, par le corps. Il faut que ça coûte, tout ce qu’on fait. Et tout ces équilibres instables, vers lesquels on va automatiquement, qui font souffrir, n’est-ce pas. Toutes ces choses sont une éducation. Tandis que tant qu’on ne souffre pas avec son corps, on peut dire que ce que nous faisons reste de la littérature au sens le plus mauvais du mot. Et bien, gâcher les choses que de l’extraire de notre art, qui est si étendu, n’est-ce pas, des morceaux au hasard. Je suis à vous, pour me taire ou pour continuer.