Boris Charmatz et Aatt... Enen... Tionon

18 décembre 1996
06m 28s
Réf. 00918

Notice

Résumé :

Boris Charmatz évoque son spectacle Aatt... Enen... Tionon, au micro de Laure Adler, en présente les contraintes esthétiques et débat longuement de la question de la nudité, au cœur de certaines de ses pièces et de la danse contemporaine.

Date de diffusion :
18 décembre 1996
Source :

Éclairage

Boris Charmatz avait 23 ans lorsqu'il mit en scène Aatt... Enen... Tionon (1996), trio grimpé sur un échafaudage à trois niveaux d'une hauteur de 7 mètres. Dansé cul nu et en tee-shirt, ce spectacle imposait son nom. Cette performance, surtout pour les interprètes situés au second et troisième niveau, exigeait une grande maîtrise. Depuis, Boris Charmatz, directeur du Musée de la danse/Centre chorégraphique national de Rennes depuis 2009, a fait de la prise de risque et de la contrainte son pain quotidien.

Boris Charmatz est l'un des chefs de file du courant de la "non danse" ou la "danse conceptuelle", mouvement de critique de la représentation apparu au milieu des années 90. Cette révolution a rassemblé des chorégraphes comme Jérôme Bel, Xavier Le Roy, Emmanuelle Huynh, Christian Rizzo, Alain Buffard, tous anciens interprètes des stars des années 80. En rébellion contre leurs productions, ils se dressent contre la gratuité du mouvement, les énormes décors, les lumières... Ils proposent une autre économie : plateau vide, danseurs immobiles et souvent nus, obscurité, silence... Une bonne base et bientôt de nouveaux codes dont Charmatz, excellent danseur s'il en est, s'est emparé en persistant à bouger, à se jeter des obstacles entre les jambes.

Depuis la création de l'association Edna en 1992, avec son complice le danseur Dimitri Chamblas, Boris Charmatz additionne les coups d'éclats. A bras-le-corps (1993), duo dansé et conçu avec Chamblas, les propulse dans des salves de gestes. Herses (une lente introduction) (1997), imbrique cinq danseurs totalement nus les uns dans les autres. Con Forts fleuves (1999) coupe le théâtre en deux et recouvre la tête des interprètes d'un jean.

La nudité, celle qui "pointe les organes" comme le précise Charmatz au micro de Laure Adler à propos de Aatt... Enen... Tionon, est régulièrement convoquée sur les plateaux du chorégraphe. Elle est au cœur de la réflexion plastique qui anime son travail. Dans Les Disparates (1994), Charmatz dialoguait avec une sculpture jaune de Toni Grand. Délibérément tournée vers l'installation, Héâtre-élévision (pseudo-spectacle) (2002) invite un spectateur à s'allonger sur un piano à queue au-dessus duquel une télévision présente un film de 52 minutes. En 2011, pour le festival d'Avignon, dont il était l'artiste-associé, Boris Charmatz a imaginé "Une école d'art", située dans les murs de l'Ecole d'Art d'Avignon, qui programmait des performances et des installations.

Rosita Boisseau

Transcription

Laure Adler
Il est seul, enfermé dans son tout petit périmètre de 2 mètres carrés. Au-dessus de lui, une fille danse, au-dessous, un compagnon danse. Mais lui, il est seul, et avec violence et avec puissance, il laboure l’espace à moitié nu, corps cosmique, corps tellurique. Son spectacle s’intitule Aatt Enen Tionon , on peut lire attention. Attention les yeux car Boris Charmatz, à la fois chorégraphe et danseur, est en train d’innover dans la chorégraphie. Et c’est véritablement une révolution qu’il va nous présenter, attention, de l’usage de la nudité dans la chorégraphie, aujourd’hui.
(Bruit)
Laure Adler
Boris Charmatz, ça veut dire quoi se montrer nu ?
Boris Charmatz
C’est facilement un emblème qui serait, on s’en empare très facilement de la nudité. En même temps, c’est à la fois une mise à nu, donc, une espèce de dévoilement de, je ne sais pas, de quelque chose d’intime. Mais en même temps, pour la danse, c’est vraiment un masque. Je veux dire que on a l’impression qu’on voit tout alors, qu’en fait, c’est aussi un masque qui empêche d’arriver, peut-être, à d’autres choses, qui sont la danse, qui sont d’autres choses. Mais c’est cette espèce de grand écart entre la danse qui pourrait marcher sans ça et la nudité qui fait, du coup, c’est une danse qui n’est pas limitée par la nudité du tout. Et ce n’est pas du tout un thème de travail non plus. Et en même temps….
Laure Adler
Ben, comment on y arrive alors ?
Boris Charmatz
Comment on y arrive, je ne sais pas. C’est, en fait nous, plutôt, en fait, on lutte dans le spectacle, on lutte contre la nudité. C’est-à-dire qu’on danse en t-shirt, ce qui est vraiment loin d’être nu entièrement. Je crois que même si, c’est aussi une mise à nu, bien sûr. Mais c’est un corps qui est partagé et c’est peut-être contre la nudité du corps global, libéré, du corps aussi triomphant. Là, c’est un corps qui est partagé, qui pointe sur les organes, qui est beaucoup plus difficile en fait.
(Bruit)
Laure Adler
Quand est-ce qu’on est le plus libre ? C’est quand on est nu ou au contraire, quand on est habillé ?
Boris Charmatz
Je ne sais pas.
Laure Adler
Quand on danse.
(Silence)
Boris Charmatz
Nous, on ne réfléchit pas trop en termes de liberté. Est-ce qu’on est plus libre dans telle situation, ou une autre situation. Je crois que dans le spectacle, on est à la fois très, très tenu par une structure, par…. Je ne sais pas, Julia Cima, elle danse à 6 mètres du sol. On peut dire qu’elle est vraiment peu libre parce que si elle fait un pas de trop, elle tombe. Moi, je suis peu libre parce que je danse casé sous l’étage du dessus qui est un peu trop petit. Vincent Druguet, il est un peu entre les deux, donc, il est gêné aussi. Et en même temps, il y a une grande liberté d’investigation. C’est-à-dire que même si on a peu d’espace, peu de possibilité d’échappatoire, à l’intérieur de ce tout petit espace là, on a une grande marge d’interprétation, une grande liberté. Une grande liberté qui joue aussi avec l’inhibition, avec nos peurs, peur de tomber mais surtout peur ; le fait qu’il n’y ait pas d’ombre et qu’on soit nu, c’est aussi une peur. Ben, on joue avec ça mais il y a aussi une grande marge de liberté à l’intérieur de structures très contraignantes. La nudité, c’est les débuts de la danse moderne. C’est même quasiment, les fondements de la danse moderne.
Laure Adler
Mais de la danse tout court, non ?
Boris Charmatz
Laban, ou Dalcroze…. Alors, peut-être beaucoup plus loin mais, en tout cas, début du XXe siècle, les cours de danse, comme les cours de danse, les ateliers de danse libre, Isadora Duncan en plein air, nu, ou semi nu, voilé ou semi voilé.
Laure Adler
Oui, mais enfin, vous ne vous cachez pas sous des voiles que vous n’en portez pas. C’est érotique de danser nu ?
Boris Charmatz
Je ne suis pas maître du regard des spectateurs. Donc, on est à peu près maître de ce que, enfin. Moi, je suis maître, encore, de ce que je fais et je ne vois pas les étages du dessus. Donc, je ne sais pas ce qu’ils font plus haut, au-dessus de ma tête. En tout cas, ce qui a de sûr, c’est que ça peut être tellurique. C’est-à-dire, c’est peut-être ramener la danse à des niveaux organiques, à des niveaux, peut-être, sexuels, pourquoi pas ? Mais, c’est une manière où même si on a toujours la volonté d’harmoniser le corps, de dire : Oh, que je bouge par la tête, je bouge par le genou, là, de penser au ventre, c’est de bouger, peut-être par le ventre ou de danser nu, tout d’un coup, les parties du corps ne sont plus du tout égales. Enfin, on ne peut pas traiter de la même manière le bassin, le sexe, le ventre et les bras et les mains.
Laure Adler
Qu’est ce qui est le plus important.
Boris Charmatz
Mais du coup, tout d’un coup, même les gestes de main prennent un autre sens. Je crois que même si c’est une danse qui peut être très abstraite et purement physique, en tout cas ; même quand on danse, on se met à genou ; quand on lève la jambe ou quand on écarte les jambes, je ne sais pas…. C’est aussi on écarte les jambes. Même si on peut s’étirer, relâcher, lâcher la hanche mais c’est…. Ça a toujours des significations importantes, à la fois pour nous et pour le regard des gens.
Laure Adler
Vos influences, vous avez cité Isadora Duncan tout à l’heure.
Boris Charmatz
Oui. Non, c’est juste comme ça. Malheureusement, je ne l’ai pas bien connue. Non, mais moi…. Vous voyez, j’ai 23 ans, donc, je suis, les premiers spectacles que j’ai vus, c’est-à-dire vers 8 ans, 9 ans, c’était Bagouet…. On est des héritiers des années 80, en France. Donc, moi, les premiers spectacles que j’ai vus, c’était Bagouet, Gallotta, parce que j’habitais près de Grenoble. Et puis, c’est ce qui m’a donné envie de faire de la danse ou faire, même, de la chorégraphie, mais aussi de danser quoi, vraiment. Donc, c’est à la fois les, nous, on se place un peu par rapport à leur travail aussi, sachant que nous, on ne peut pas faire ce qu’ils ont fait et qu’on en est complètement ailleurs. Mais en même temps, on bénéficie de cette espèce d’héritage. Enfin, je ne sais pas si c’est un héritage. Enfin, moi, c’est ce qui m’a donné envie de danser, vraiment.
Laure Adler
Boris Charmatz, vous êtes un oiseau ou un jeune homme ?
Boris Charmatz
Jeune homme, normal, pas un oiseau. En plus, moi, je suis vraiment terre à terre. Je pense à Julia qui danse à 6 mètres et plus, on peut facilement lui dire que c’est un oiseau, encore que je ne sais pas. Mais, moi, je suis, dès que je suis à 6 mètres, je me tiens à la structure où à la chaise et j’attends qu’on me redescende. Je ne suis pas un oiseau, du tout.