Boris Charmatz

29 mars 2006
25m 27s
Réf. 00919

Notice

Résumé :

Le chorégraphe Boris Charmatz, personnalité de la danse contemporaine depuis le milieu des années 90, évoque avec le journaliste Philippe Lefait, son parcours, ses axes de travail, commentent des images de ses spectacles. Ce très long entretien ramasse les enjeux de son parcours sur un ton libre et enjoué.

Date de diffusion :
29 mars 2006
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Lieux :

Éclairage

Boris Charmatz (né en 1973) est l'une des figures de proue, avec Jérôme Bel entre autres, de la "non danse", mouvement de critique de l'art chorégraphique apparu en France au milieu des années 90, autrement appelé "danse conceptuelle" ou "danse plasticienne", tant ses motifs font appel d'abord à des idées et des installations avant de valoriser le mouvement. Directeur depuis 2009 du Musée de la danse, nom dont il a rebaptisé le Centre chorégraphique national de Rennes dirigé par Catherine Diverrès.

Au micro de Philippe Lefait, l'ancien élève de l'école de danse de l'Opéra de Paris et du Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Lyon préfère évoquer le cinéma (entre autres, les films de Tarkovski), La Classe morte de Tadeusz Kantor (1915-1990), vue à la télévision dans un camping... Interprète chez Régine Chopinot, puis chez Odile Duboc dont il dit "que s'il n'avait pas collaboré avec elle, il n'aurait peut-être pas développé le même travail", il crée l'association Edna en 1992 avec le danseur Dimitri Chamblas.

C'est avec A Bras le corps (1993), duo ultra-énergique chorégraphié et dansé avec Chamblas, qu'il se fait connaître. En 1996, Aatt... Enen... Tionon, uniquement signé par Charmatz, dresse un échafaudage métallique sur les trois étages duquel ont pris place trois danseurs dont le chorégraphe (voir le document). Chacun des travaux de Charmatz déplace le front de la danse pour examiner ce qu'il en reste.

Curieux de tous les styles, il s'est glissé dans la gestuelle en aplats de Vaslav Nijinski pour L'Après-midi d'un faune (1912) sous la houlette du Quatuor Albrecht Knust, mais aussi dans les volutes d'Isadora Duncan sous la direction de l'experte Elisabeth Schwartz... Improvisateur, il remet sans cesse son ouvrage sur le métier avec des musiciens comme Médéric Collignon ou des danseurs comme Steve Paxton.

Avec une quinzaine de pièces et installations à son actif - il a aussi réalisé des films et des expositions -, Boris Charmatz, artiste associé du festival d'Avignon en 2006, a imposé son geste artistique multipolaire, plastique, pédagogique (il a imaginé une école de danse nomade baptisée "Bocal" (2002-2004)), littéraire (il a signé Entretenir/à propos d'une danse contemporaine (2003), et écrit Je suis une école (2010)). Avec le directeur du Théâtre de la Ville Emmanuel Demarcy-Motta, il pilote depuis 2010, le concours Danse élargie ouvert aux artistes de tous les horizons. En choisissant de rebaptiser le CCN de Rennes, Musée de la danse, Boris Charmatz crée un concept qui lui ressemble au carrefour de la danse, de l'écriture, des installations plastiques, de la pédagogie. "Si c'est un lieu, annonce-t-il sur le site du Musée, c'est aussi une idée nomade, qui peut se déplacer, abriter du temps, du vide, des discours, des nus, du politique, des discussions, des œuvres et des fantasmes et parfois même tout cela en même temps".

Rosita Boisseau

Transcription

Philippe Lefait
Quelle est l’influence russe dans votre nom ?
Boris Charmatz
Houlà, c’est une influence fantasmée, pas une influence directe, je m’appelle Boris. Mes parents ont toujours prétendu que ça n’avait aucune connotation politique, qu’ils aimaient juste Boris, comme Boris Vian et d’autres Boris. Et puis Charmatz, du côté de mon père, c’est une famille juive de Lituanie, de Vilnius, et puis voilà, ils ont bougé comme pas mal de familles juives.
Philippe Lefait
S’il fallait poser quelques repères biographiques de Boris Charmatz, il y a Chambéry et il y a forcément l’École de Danse de l’Opéra de Paris.
Boris Charmatz
Oui.
Philippe Lefait
Quels sont les souvenirs qui s’attachent à…
Boris Charmatz
Le repère biographique, c’est que je suis né en Savoie. Donc on m’a appelé Maurice Charmaze, mais en fait, c’est Boris Charmatz. Et voilà, et souvent pour un curriculum vitae, on nomme les écoles, telle école. Et là, ce serait l’Opéra de Paris ou le Conservatoire de Lyon. Mais en fait pour moi, la formation, c’était beaucoup les spectacles que j’ai pu voir, les films. C’est Tarkovski vu très jeune, c’est La Classe morte de Kantor vue à la télé dans un camping, un été quand j’avais dix ans. C’est des choses comme ça. Et finalement, c’est au moins aussi important pour moi que les écoles, que le parcours. Mais sinon effectivement, à douze ans, je suis parti de chez mes parents pour faire du violon et de la danse et puis…. Donc, j’étais à l’Opéra à treize ans, et puis voilà mais ma formation, j’ai l’impression qu’elle est beaucoup dans les livres, dans les films, dans les spectacles que j’ai pu voir.
Philippe Lefait
Dans ce livre d’entretien, Boris Charmatz et Isabelle Launay, vous évoquez notamment ce que vous avez appris dans la formation classique ou de la formation classique. Vous n’êtes pas forcément tendre sur cette formation.
Boris Charmatz
Oui.
Philippe Lefait
Parce qu’elle s’imposerait de manière extrêmement dure pour les apprentis et d’une, ce qui relaie des critiques qui ont été portées à l’École de danse de l’Opéra de Paris. Et puis aussi parce qu’elle ne permet pas beaucoup le chemin de traverse.
Boris Charmatz
C’est complexe, parce que c’est un peu comme quand on a fait Saint-Cyr, de toute façon on a fait Saint-Cyr. Et l’opéra, c’est un peu pareil. Je rencontre des gens qui ont fait l’Opéra, on ne s’est jamais rencontré à l’Opéra, mais on a fait partie de cette même formation. Et il y a quelque chose qui soude tout le monde. Et puis moi, j’ai beaucoup appris là-bas à dire ce que je ne voulais pas faire. Et c’est déjà pas mal, c’est-à-dire que j’ai beaucoup appris à me battre, à dire : Non, je ne veux pas ça, ça ne me plaît pas, cette conception de l’histoire de la danse là ne me plaît pas. Et du coup en fait, je n’ai peut-être pas appris ce que je voulais faire, je n’ai peut-être pas découvert ce que je voulais vraiment faire. Mais par contre, j’ai découvert, je me suis découvert des capacités à me positionner et à dire non à certaines choses. Et du coup, je dirais que toute formation peut être excellente du moment que l’élève arrive à s’en sortir, à trouver la bonne distance. Et moi, peut-être que je ne sais pas comment le dire, mais j’ai réussi à m’en sortir. Et peut-être que ce n’est pas le cas de tout le monde. C’est peut-être ça le problème de ce genre d’école, c’est qu’il y a un certain nombre d’élèves qui ne peuvent pas s’en sortir. Ils se font éliminer et puis, ils ne savent plus quoi faire ensuite. Mais je dirais que l’école, elle a aussi changé parce que c’est quand même, là on parle d’une époque, je ne sais pas, il y a quinze, vingt ans, il y a quinze ans.
Philippe Lefait
Vous avez l’air très âgé.
Boris Charmatz
Je, mais je…, c’est-à-dire qu’à l’Opéra, on commence jeune, donc….
Philippe Lefait
Je note dans le chapitre formation de ce livre : Au cours de ma formation, j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui ont inventé une singularité pour moi, ils l’ont fait pour bien d’autres. Je ne veux pas dire que j’étais singulier et qu’ils m’ont reconnu, mais plutôt que leur mode de travail faisait ressortir les singularités. Et un peu plus haut, vous écrivez ceci : Il est délicat au départ de faire de la danse quand on est petit garçon. Il semble que cela soit plus dur encore aujourd’hui.
Boris Charmatz
Oui, c’est vrai. Heureusement, il y a un phénomène Billy Elliott, il paraît, qui fait que beaucoup de garçons se sont remis à imaginer qu’ils pourraient eux aussi éventuellement rentrer dans un cours de danse, dans une salle de danse. Mais globalement, c’était déjà dur à mon époque. Et c’est encore plus dur.
Philippe Lefait
Aujourd’hui, vous pensez que c’est encore plus dur ?
Boris Charmatz
Ah je crois, oui. Je crois que ce n’est pas parce qu’on a eu le PACS, ce n’est pas parce qu’il y a des évolutions sociétales importantes, les familles éclatées et cetera. Je crois qu’il y a encore, il y a des clichés qui se renforcent, il y a des clivages. Et la danse pour les garçons, ça reste encore quelque chose de vraiment complexe.
Philippe Lefait
On continue à aller vous chercher et on va voir dans un instant ce que vous faites et ce que vous proposez aujourd’hui. Mais dans ces repères biographiques, un mot sur le ping-pong et un mot sur Odile Duboc.
Boris Charmatz
En fait, le ping-pong, je crois que c’est surtout mon entraîneuse pour le coup, puisqu’on parle d’école. C’était Madame [Thevecik], une entraîneuse tchèque géniale et qui justement m’a donné, elle m’a vu et elle m’a dit : Vous êtes un attaquant. Et en fait, je ne sais pas si je suis un attaquant au ping-pong mais elle donnait la capacité de se projeter en fait. Et j’ai adoré le ping-pong beaucoup plus que la danse et le violon. Mais j’en ai fait juste un petit moment de compétition comme ça. Ceci dit, ce qui est marrant, c’est qu’il y a un travail physique,
Philippe Lefait
A la chinoise ?
Boris Charmatz
Voilà, il y a un travail physique autour de la table, très rapide. Il y a un livre d’ailleurs de Jérôme Charyn sur le ping-pong qui n’est peut-être pas un livre incroyable, mais qui resitue bien l’énergie hypnotique du ping-pong. Et le ping-pong, ce n’est pas seulement du petit tennis, c’est autre chose. Et moi, j’ai aimé vraiment faire ça.
Philippe Lefait
Odile Duboc ?
Boris Charmatz
Et Odile Duboc, c’est la chorégraphe avec qui j’ai travaillé pendant très, très longtemps, je dirais sur huit, dix ans. Et encore maintenant, il y a des vieux spectacles qu’on reprend dans lesquels je suis.
Philippe Lefait
Et vous dites que vous faites toujours partie de cette famille-là ?
Boris Charmatz
Oui, je ne me sens pas….
Philippe Lefait
C’est indélébile, ce qui s’est passé avec elle ?
Boris Charmatz
Oui, c’est surtout que je n’ai pas l’impression que quand je fais de la chorégraphie, j’ai à rompre avec mon éducation ou les gens avec qui j’ai travaillé. J’ai l’impression qu’il y a des ruptures esthétiques mais on n’est pas obligé d’être en rupture personnelle ou, je ne sais pas comment le dire. Du coup, j’ai l’impression que quand on fait de la danse, on embrasse tout ce qui s’est passé pour nous et puis tout ce qui se passe pour l’autre en face.
Philippe Lefait
Odile Duboc, Le cercle de minuit , septembre 96, extrait.
(Silence)
Odile Duboc
C’est autant une école de pensée qu’une école corporelle, bien que le corps, je le façonne dans le, j’essaie du moins, dans une optique fonctionnelle, si vous voulez. C’est-à-dire que j’essaie que le corps puisse répondre à l’expression du danseur. Donc qu’il soit….
Journaliste
C’est-à-dire ?
Odile Duboc
Ben voilà, qu’il y ait un axe, deux ceintures, quatre membres. Il y a l’axe qui est là, l’axe se déplace. Et la mobilité des deux jambes, surtout des deux jambes puisque ce sont les jambes qui supportent le corps, la mobilité articulaire sur le plan du, au niveau du bassin doit être suffisante pour que le corps ne s’accroche pas aux jambes, mais que les jambes soient l’instrument du corps moteur. Je dis toujours aux danseurs, vous ne devez pas danser avec vos jambes, enfin, vous marchez avec vos jambes. Or, vous devriez ne pas penser aux jambes mais penser plutôt à l’axe, au bassin moteur, puisque c’est plutôt au niveau du bassin que ça va se passer. Et servez-vous de vos jambes comme d’un instrument.
Philippe Lefait
D’accord, pas d’accord ?
Boris Charmatz
Si, si, mais ce qu’on sent surtout avec Odile, c’est qu’elle fait des spectacles mais qu’il y a vraiment un monde autour, avant et après les spectacles. Il y a toute une idée de la formation du corps, du mouvement, qui fait que, et ça s’actualise dans les spectacles. On a fait des fantastiques spectacles, des fantastiques tournées. Mais il y a vraiment tout un travail en amont. Ce qui fait que beaucoup de danseurs qui sont passés chez elle, font ensuite de la chorégraphie. Je pense à Rachid Ouramdane, Emmanuelle Huynh. Mais plein, plein de gens en fait sont passés. C’est comme, c’est une excellente école de travailler avec elle, parce qu’elle a un chemin qui passe par le spectacle mais qui ne s’y arrête pas.
Philippe Lefait
Est-ce que vous êtes d’accord avec moi pour dire que vous êtes quelqu’un d’extrêmement simple y compris dans le langage, et dans le langage y compris dans votre explication de la chorégraphie et du travail sur le mouvement ?
Boris Charmatz
J’aimerais bien être simple. Je crois que justement dans le livre dont vous parlez, Entretenir, qui a été fait avec Isabelle Launay,
Philippe Lefait
Absolument !
Boris Charmatz
Je crois qu’elle m’a aussi appris un peu une sorte de simplicité d’écriture, c’est-à-dire que moi, j’aimais bien les notes d’intention pour les spectacles. C’est-à-dire écrire, avant même de travailler en studio, les problématiques, les enjeux, la conception, le pourquoi, le comment et en général, je faisais des phrases de six lignes un peu complexes. Puis, elle m’a appris à se faire sortir de ce, dans ce fatras d’idée. Mais j’aime bien l’idée qu’il y ait un fatras, c’est-à-dire que tout n’est pas forcément clair. Mais néanmoins, avec Isabelle, on a fait un travail pour essayer de laisser retomber le soufflé comme ça, de la complexité de parole et des idées pour essayer d’être lisible en fait. Et c’est vrai que, je ne sais pas si j’y arrive toujours, mais ce serait bien.
Philippe Lefait
Mission largement accomplie !
Boris Charmatz
Oui, en tout cas dans ce livre-là, oui.
Philippe Lefait
Pour le lecteur que je suis.
Boris Charmatz
Voilà, dans ce livre là, c’est vrai qu’elle a fait un énorme travail de retranscription. Même si on a écrit tous les deux dans ce livre, c’est vraiment elle qui a donné une espèce de ligne stylistique dans la retranscription première des entretiens.
Philippe Lefait
À votre charabia, je plaisante.
Boris Charmatz
Oui, un peu.
Philippe Lefait
Régi, c’est votre proposition actuelle. Le Quartz à Brest, le Festival des Antipodes à Paris à partir de ce soir. La première a eu lieu tout à l’heure. Quelle est la proposition de Régi ? Je disais avant, avant le journal tout à l’heure, je disais qu’il y avait chez vous une constance à toujours suivre votre intuition. Et votre intuition, c’est parce qu’un jour vous rencontrez Raimund Hoghe qu’on a reçu dans cette émission. Et quel est le déclic, quelle est l’intuition qui a lieu dans ce croisement ?
Boris Charmatz
Alors, ce qui est vrai, c’est que d’habitude pour mes spectacles, ce n’est pas ce genre d’intuition-là que j’ai. C’est-à-dire que je fais très peu confiance à la rencontre. C’est-à-dire que ce n’est pas parce qu’on se rencontre, qu’on s’entend bien, que c’est fantastique, que ça a l’air bien que forcément,
Philippe Lefait
Je vais avoir du mal à danser hein !
Boris Charmatz
Que forcément ça va donner lieu à…. Je veux dire, une bonne rencontre, ce n’est peut-être pas un bon spectacle, ou en tout cas il n’y a pas de garantie comme ça. Et c’est peut-être même l’opposé, c’est-à-dire que je crois que mieux ça se passe, peut-être moins bon est le spectacle. En tout cas, il y a quelque chose qui n’est pas évident pour moi. Mais c’est vrai que je connaissais déjà Raimund Hoghe, j’avais déjà vu son travail. Mais il y a eu un moment donné, l’an dernier où j’ai vu un de ses spectacles qui s’appelle Tanzgeschichten , histoire de danse. Et c’est comme si je me suis vu, moi danser pour lui, chorégraphier pour lui aussi dans des spectacles que je signerai. Et puis j’ai imaginé qu’il pourrait intervenir dans l’école, c’était une espèce d'école qu’on faisait à ce moment-là, qui s’appelait Bocal. Et j’ai imaginé que la dernière leçon de cette école, ça pourrait être la leçon de Raimund Hoghe, une leçon par la rencontre. Et donc pardon, je…
Philippe Lefait
Non mais…
Boris Charmatz
Oui, oui.
Philippe Lefait
Par la rencontre, je voudrais qu’on regarde le résultat et on va aller au-delà de cette rencontre. Deux courts extraits de ce spectacle.
(Bruit)
Philippe Lefait
Avec un tapis qui fait que Julia Cima tombe en permanence, par rapport à ce qu’on a vu, la présence de la machine, et par rapport à ce qu’on n’a pas vu dans ce spectacle qui est aussi deux corps nus qui essaient de s’apprivoiser, votre commentaire.
Boris Charmatz
En fait, on a essayé, en fait après la rencontre de Raimund, je me suis dit que plutôt que d’échanger des mouvements, c’est-à-dire qu’il me montre des mouvements ou que moi, je lui apprenne les miens et qu’on fasse quelque chose entre nous deux, un duel, j’imaginait déjà que ce soit un trio. Donc, que ce soit Julia Cima, lui et moi, et puis que les machines puissent prendre en charge la chorégraphie. C’est-à-dire, c’était une idée un peu bizarre de se dire que les machines seraient là pour fabriquer de la chorégraphie pour corps inertes. Donc, je me suis dit, d’habitude, moi j’aime la dépense, le muscle.
Philippe Lefait
Ça bouge le corps.
Boris Charmatz
Moi, j’aime bien l’investissement et cetera mais je me suis dit, avec Raimund, j’ai imaginé une chorégraphie pour corps inertes. C’est-à-dire, de se dire, plus d’énergie musculaire, plus rien et que ce soit une chorégraphie très mentale en fait, parce qu’on ne sait pas qui dirige les machines. On peut dire que c’est à la fois Raimund Hoghe, que c’est moi, que c’est personne.
Philippe Lefait
Régi ?
Boris Charmatz
On ne sait pas. Mais que ce soit des machines qui ne soient pas là juste pour faire du bruit, colorer, et cetera mais qui soient là très précisément pour une chose qui était créer la chorégraphie. Une chorégraphie, je dirais pour le coup, qui n’est pas très loin du travail d’Odile Duboc, parce que c’est de la chorégraphie de mouvements un peu essentiels : lever, baisser, rouler, soulever, reposer, se mettre l’un par-dessus l’autre. Et puis notamment ce que fait Julia effectivement au fond, on a fabriqué un tapis avec une grande courbe qui fait faire une espèce de mouvement de chute perpétuelle en fait.
Philippe Lefait
Est-ce que par rapport à Raimund Hoghe qui est une personne handicapée, qui est bossu et qui visite ce handicap et qui s’approprie ce handicap en le mettant en scène, au sens propre du terme, est-ce que ça a joué ou est-ce que c’est quelque chose qui est indépendant de votre approche ?
Boris Charmatz
Je crois que c’est très important, c’est que ce spectacle, il ne peut se faire que parce que lui-même, Raimund, fabrique ses propres spectacles. Et qu’en amont de Régi , il y a cinq, dix propositions qu’il a tissées lui-même, où il s’est lui-même mis en scène, où il a lui-même choisi les lumières, la musique, où il s’est lui-même dénudé, où il a lui-même, voilà. Du coup, je dirais que tout le problème de la mise en scène du corps de Raimund, du handicap dont vous parlez et cetera, je dirais que lui, il l’a déjà tellement pris en charge lui-même que nous, on a pu être à un niveau de pure sensibilité et de confiance,
Philippe Lefait
De danseur et de chorégraphe ?
Boris Charmatz
Oui, à un niveau où ce qu’on avait envie de faire, on le faisait sans que moi, j’ai à me poser la question de comment on allait mettre en scène son corps. Je ne sais pas comment dire ça. La relation était dégagée de certains enjeux, parce que lui-même les avait tellement….
Philippe Lefait
De personne à personne.
Boris Charmatz
Voilà, lui-même avait tellement travaillé sur la présentation de son corps que ça….
Philippe Lefait
Quand vous parlez d’une relation de confiance dans le projet Bocal, à l’époque je crois que vous étiez en résidence à Pantin, enfin c’était le…
Boris Charmatz
Au Centre National de la Danse, oui.
Philippe Lefait
Au Centre National de la Danse. Donc, c’était à l’occasion de ce projet que vous avez rencontré Raimund. Et là, dans la pratique chorégraphique, c’est assez singulier. Regardez ce qu’on peut imaginer de votre travail dans ce projet qui s’appelait Bocal . Oui, mesdames et messieurs, c’est de la chorégraphie.
(Silence)
Comédien
L’air passe, l’air passe dans le poumon. L’air passe lentement dans ta poitrine. Libère tes doigts de pieds. Rentre tes genoux. Tu t’accroches dans les trucs et tes doigts de pieds s’enroulent, les doigts de tes pieds s’enfoncent, s’accrochent à mieux mieux. Sors tes chevilles, entre dans ta poitrine, les jambes derrière la nuque, ta nuque derrière ta poitrine, ta poitrine dans le bassin. Laisse passer l’air par les pores. L’air passe, l’air passe…
Boris Charmatz
Je ne sais pas si c’est de la chorégraphie. Mais par contre ce qui est vrai, c’est que c’est de l’entraînement, c’est-à-dire que ce projet Bocal , c’était l’idée qu’on fabrique une école. Mais au lieu de la nourrir de l’extérieur en invitant des profs…
Philippe Lefait
Une école itinérante ?
Boris Charmatz
Oui, elle serait itinérante. Mais au lieu de choisir des professeurs qui allaient enseigner dans l’école, on allait nous-mêmes inventer nos entraînements. Et le fait d’inventer nos méthodes, nos pratiques, nos entraînements, ce serait notre exercice suprême. C’est-à-dire que, et là, c’est l’une des choses qu’on a faites. C’est vraiment l’une des soixante-dix mille expériences. C’était, on a passé quinze jours à la montagne. On travaillait surtout la nuit, dans la neige. Et on a essayé….
Philippe Lefait
Sympa ?
Boris Charmatz
Oui, on a aimé ça, on a aimé ça. Et puis, on a essayé d’inventer des entraînements à partir d’un poème de Christophe Tarkos qui est décédé l’an dernier et qui est un poète qu’on aime beaucoup. Et le milieu de la danse aime beaucoup ce poète. Et on a travaillé en fait à partir d’un poète comme s’il donnait des consignes, des instructions. Donc c’était, ce n’est pas le poète qui inspire les danseurs, c’est le poète qui dirige. Et on a fait des entraînements comme ça.
Philippe Lefait
Je voudrais qu’on regarde rapidement deux extraits, même trois extraits, on parlera sur le troisième de ce travail. Mais avant, je vais vous poser une question. Est-ce que vous arrêtez d’imaginer parfois, puisque vos spectacles sont quand même tous très, très, très différents ?
Boris Charmatz
Mais déjà, je prends beaucoup de temps entre chaque, c’est-à-dire que quand j’ai commencé la danse, souvent le chorégraphe, il faisait deux ou trois pièces par an, pour survivre aussi. Et moi, j’ai eu la chance d’être danseur pour d’autres chorégraphes, d’être aussi étudiant en histoire de l’art, enfin de faire plusieurs choses. Et du coup de ne faire de la chorégraphie que quand vraiment j’en ressentais le besoin.
Philippe Lefait
Regardez, Héâtre et Elévision , bien entendre Héâtre et Elévision , c’est 2002, enchaîné avec Les disparates , 99, version film, César Vayssié.
(Bruit)
Philippe Lefait
Ceci, c’est ce que le spectateur, unique à chaque fois, voit dans un poste avec la possibilité, si jamais ça l’angoisse de regarder cette proposition télévisée, d’appuyer sur le bouton rouge qui est sur la scène où il est couché, enfin sur un piano sur lequel il est couché. Voilà un autre aspect de votre travail. Autre extrait, c’est Les disparates dans le film de César Vayssié en 99, spectacle filmé d’une proposition initiale qui date de 94 et qui est un solo bicéphale pour un danseur et une sculpture. À l’époque, c’était la sculpture de Toni Grand, extrait.
(Bruit)
(Musique)
Philippe Lefait
Est-ce que vous avez deux petits commentaires à nous faire sur cette palette qui est la vôtre ?
Boris Charmatz
C’est vrai que dans Héâtre et Elévision qu’on voyait tout à l’heure, c’est un projet pour la télévision, mais la télévision, la boîte. Et maintenant, il y a des écrans plats et cetera. C’était pour la télévision quand elle a été encore un tout petit peu, c’est-à-dire la boîte noire.
Philippe Lefait
Quand il y avait encore une profondeur ?
Boris Charmatz
Voilà, oui, peut-être, mais je ne regrette pas. Avant que ça disparaisse, c’est-à-dire en se disant les théâtres c’est des boîtes noires et les télévisions, c’est aussi des boîtes noires plastiques. Et puis, on ne voit pas souvent le présentateur danser. On ne voit pas souvent…. Même quand moi j’allume, même sur Arte, j’allume le dimanche soir parfois. Je vois la danse à la télé et je me dis, est-ce que c’est vraiment, je ne me reconnais pas forcément dans la danse. Le peu de danse, c’est-à-dire le 0,25% de danse qu’il y a à la télé…
Philippe Lefait
Donc là, vous….
Boris Charmatz
Et ben moi, je me dis….
Philippe Lefait
Vous prenez un spectateur, vous l’immobilisez avec la possibilité d’arrêter si jamais il se sent mal. Et vous dites voilà ce qu’il faut regarder dans la boite.
Boris Charmatz
Oui, on a fait une espèce de monstre, de cauchemar. On s’est dit normalement, la télévision c’est pour 400000 personnes et là, on a fait pour une personne. On a fait de la télévision pour un spectateur à la fois. Il s’allonge sur un faux piano, il a la position un peu tordue. Il regarde comme ça au coin,
Philippe Lefait
Sympa, sympa.
Boris Charmatz
Et puis, on fait tout pour lui, c’est-à-dire qu’a priori, il n’y a pas de live. Ce n’est pas du spectacle vivant, c’est-à-dire qu’il est tout seul dans la salle. Mais par contre, il est tout seul. Mais du coup lui, il se met à vraiment vivre parce que la respiration compte. On ne sait pas s’il peut chanter avec nous. Il peut…
Philippe Lefait
Vous insistez beaucoup sur la relation aux spectateurs, y compris dans Régi, nécessaire confiance absolue et le rapport de personne à personne.
Boris Charmatz
Et c’est vrai que moi, je fais partie d’une génération d’artistes qui a beaucoup repensé le contexte du spectacle. Bien sûr qu’on fait des gestes, on aime ce geste-là. Mais s’il est fait nu dans la neige la nuit ou s’il est fait sur le plateau de télévision et qu’il risque d’attraper les lunettes, ce n’est plus le même geste. Ce n’est pas la même sensation.
Philippe Lefait
Oh si vous me les demandez, je vous les donne.
Boris Charmatz
Non, non, en tout cas, le contexte modifie complètement le geste, il est à l’intérieur.
Philippe Lefait
On ne peut pas parler de votre travail sans parler de la nudité. Par exemple ici dans Aatt enen tionon non, donc Attention
Boris Charmatz
Oui, Aatt enen tionon , oui.
Philippe Lefait
Dans Aatt enen tionon hein, 96, extrait avec Julie Cima.
Boris Charmatz
Julia.
Philippe Lefait
Julia, pardon.
Boris Charmatz
Elle déteste, Julie Cima, c’est…
Philippe Lefait
Oui, c’est moi.
Boris Charmatz
Non mais….
Philippe Lefait
J’ai mal noté sur ma fiche.
Boris Charmatz
Pas de problème.
Philippe Lefait
Alors, on voit là, elle travaille sur la nudité. Quand vous avez parlé chez Laure Adler qui vous qualifie de révolutionnaire dans votre pratique, vous avez dit que justement, la nudité n’était pas gage de liberté d’autant que le t-shirt était déjà une manière de l’empêcher. Alors que là, il s’agit de la nudité du bas du corps.
Boris Charmatz
Oui.
Philippe Lefait
Comment est-ce que vous la revisitez aujourd’hui, la nudité ? Est-ce qu’elle est encore, est-ce que vous, vous referiez la même chose aujourd’hui ?
Boris Charmatz
En fait moi, ce que j’adore, c’est danser des anciennes pièces et qui, du coup, parce que peut-être qu’au départ, quand on a créé Aatt ... enen ... tionon, effectivement les gens ne parlaient que de nudité. Puis dix ans après, les gens ont vu 120 spectacles avec nudité, de même pour des perruques.
Philippe Lefait
A l’époque, c’était….
Boris Charmatz
Du coup, et j’aime bien l’idée de voir des pièces sorties comme ça de leur histoire. Non pas sorties, mais dans lesquelles on vieillit, dans lesquelles on…. Et là du coup, la nudité on en parle parce qu’au départ, effectivement, on en a beaucoup parlé. Quand on la joue maintenant, on n’en parle plus. En tout cas moins, parce que je crois qu’aujourd’hui un spectacle sur deux en danse contemporaine, il y a de la nudité. Donc, je dirais que ça permet de se dégager de certains problèmes et puis peut-être de voir, par exemple pour Aatt ... enen ... tionon , peut-être vraiment de la chorégraphie très précise avec un jeu de relation qui, moi, me plaisait beaucoup dans Aatt enen tionon . Un jeu de coupure, en fait le corps, il est coupé. Donc, ce n’est pas la nudité entière. Et puis le trio, il est coupé. On est tous les trois empilés. Et je dirais que le spectateur, il est aussi partagé, parce qu’il doit choisir, il doit se positionner.
Philippe Lefait
Par rapport à la nudité, vous écrivez ceci, en tout cas, vous dites ceci ou on vous fait dire ceci. Isabelle Launay vous fait dire ceci : Elle impose au spectateur comme à l’interprète de faire avec et contre elle. Ce travail ne peut se faire que sur la durée de la pièce. Le mouvement du corps nu perd alors son sens commun. Dans les spectacles, la nudité n’est parfois proposée que comme un moment qui se fige en une image.
Boris Charmatz
C’est vrai que moi, j’ai l’impression qu’il fallait que le danseur lutte contre l’idée que la danse était de l’image, c’est-à-dire, lutte contre l’idée qu’on se fabrique un corps en studio de danse face à la glace, donc en regardant ce que ça allait rendre. Et que cette construction-là, c’était pour produire de l’image. Ce n’est pas pour rien que la photographie de danse, c’est un grand…. Et on pense souvent que la musique, c’est le son et la danse, c’est l’image. Alors que moi, j’adore l’image du musicien, le visage du chanteur, la physicalité du musicien. Et puis, j’aime bien aussi, pour le danseur pareil, que ce soit le son, que ce ne soit pas seulement l’image et qu’il y ait quelque chose à briser. Et dans le fait, par exemple avec la nudité, de faire un spectacle qui dure une heure nu, de fait, à la fois pour les interprètes, pour les danseurs, mais aussi pour les spectateurs. On est obligé de laisser tomber certaines couches de réactions qui sont les premières. Et elles sont très bien, c’est-à-dire que si on commence par un choc, le choc tombe. Si on commence par l’énervement, il tombe.