Création du Voyage de Madame Knipper vers la Prusse Orientale

22 février 1982
05m 22s
Réf. 00001

Notice

Résumé :

Court entretien avec Jean-Luc Lagarce à propos de sa pièce Voyage de Madame Knipper vers la Prusse orientale. Extrait de la mise en scène de Jean-Claude Fall créée en 1982 au Petit-Odéon.

Date de diffusion :
22 février 1982
Source :
Fiche CNT :

Éclairage

Voyage de Madame Knipper vers la Prusse orientale, écrit en 1980, figure parmi les premiers textes publiés de Jean-Luc Lagarce (1957-1995). Cette pièce est la première de l'auteur à être mise en scène. Jean-Luc Lagarce a écrit vingt-cinq pièces, trois récits et un livret d'opéra. Comédien, metteur en scène, directeur de troupe et co-fondateur avec François Berreur des Editions Les Solitaires Intempestifs, il a mis en scène ses propres pièces ainsi que les œuvres de Beckett, Corneille, Feydeau, Ionesco, Labiche, Molière, Marivaux et Strauss. Il a en outre adapté pour la scène les textes de plusieurs auteurs classiques et contemporains. Nourri de références littéraires, théâtrales, cinématographiques et philosophiques, son théâtre joue avec la théâtralité, les différents niveaux de la fiction et les incertitudes du dialogue.

Dans un cours entretien réalisé pour l'émission « Emmenez-moi au théâtre » du 22 février 1982, Jean-Luc Lagarce présente sa pièce qui a été retenue par le comité de lecture du Petit-Odéon. Celle-ci s'inspire du périple d'Olga Knipper, comédienne du Théâtre d'Art de Moscou et épouse d'Anton Tchekhov, qui partit chercher avec d'autres comédiens de la troupe le corps de son mari décédé en 1904 à Badenweiler. Cinq personnages (trois hommes et deux femmes) en exil profitent d'une halte pour raconter et jouer l'histoire de ce voyage. Leur discours restitue le chaos de la guerre qui précéda la Révolution russe de 1905 et sa sanglante répression. Toute la pièce repose sur l'ambiguïté d'un récit dont on ignore précisément la nature (récit d'événements déjà vécus ou déjà rêvés, jeu entre les personnages-comédiens).

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Transcription

Présentateur
Jean-Luc Lagarce, il faut quand même préciser que cette pièce qui s’appelle Le Voyage de Madame Knipper en Prusse Orientale, cette Madame Knipper, c’était la... une grande comédienne de l’époque, qui a été la femme de Tchekhov ?
Jean-Luc Lagarce
Oui, ça a été la femme de Tchekhov sur les quatre dernières années de la vie de Tchekhov, mais ça a été surtout la grande comédienne du théâtre d’art et une grande comédienne qui a travaillé avec Stanislavski, qui a créé les grands rôles des pièces de Tchekhov.
Présentateur
Donc l’histoire, c’est la fuite, la fuite de... l’histoire ! Il y a beaucoup d’autres choses d’ailleurs. Je crois que c’est en voyant la pièce qu’on sentira le mieux. L’histoire, c’est quand même la fuite de cette femme qui, cela préconise un petit peu, cela précède un petit peu la révolution ?
Jean-Luc Lagarce
Oui, c’est un peu les personnages, Madame Knipper et puis d’autres personnages qui pouvaient graviter autour d’elle, qui quittent le palais d’hiver et puis qui se sauvent devant la révolution. Mais enfin, est-ce qu’ils se sauvent vraiment ou est-ce qu’ils sont en train de rêver qu’ils se sauvent, je ne suis pas toujours très sûr.
Présentateur
Eh bien, je crois que c’est le mieux, c’est de voir un avant-goût de votre pièce et de découvrir ces personnages qui sont à la fois des récitants et des comédiens qui n’ont pas très bien compris ce qui se passait et qui se retrouvent sur une route, comme beaucoup ont dû se trouver à cette époque-là.
(Silence)
Présentateur
Je crois que si nous ne voyons pas encore cet extrait, Madame Knipper n’apparaît pas tellement en cours de…
Comédien 1
Pour vous forcer, ce n’est pas difficile.
Comédienne 1
Vous avez raison, c’est un endroit charmant.
Comédien 1
Pouah, pouah !
Comédienne 1
J’allais le dire. Il fait moins chaud il me semble. A chaque fois que nous nous arrêtons, il fait moins chaud. C’est un fait. Très franchement ? J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps, je crois que nous pouvons abandonner le terme de chaud comme référence, pour ne plus parler que de froid. Chaque fois que nous nous arrêtons, il fait plus froid.
Comédien 1
Peut-être est-ce l’hiver qui commence.
Comédien 2
[incompris] vous l’avez déjà dit.
Comédien 1
Monsieur, je fais ce que je peux, je n’ai pas votre facilité pour bâtir des histoires.
Comédienne 2
Monsieur, il est inutile de revenir sur ce point, vous le savez fort bien. La conversation que nous entretenons tant bien que mal, et malgré les nombreux aléas de notre situation présente, la conversation, donc à propos de Madame Knipper, est une affaire entre Monsieur et moi. Elle ne vous regarde en rien ! Elle ne peut vous gêner !
Comédien 1
Ce sont des enfantillages, Monsieur.
Comédien 2
Monsieur, que ce puisse être des enfantillages ou non, en aucun cas ça ne doit être votre problème !
Comédien 1
Un jour, Madame et vous serez à court d’idée. Madame Knipper, la voiture, Madame Knipper, le voyage de Madame Knipper, les innombrables haltes de Madame Knipper sur la douloureuse route de Prusse-Orientale, tout ça sera terminé ! Elle, elle sera certainement arrivée déjà et vous, vous serez encore ici et vous n’aurez plus rien à dire, plus rien à inventer sur elle ! Vous serez alors sur un pied d’égalité notoire avec nous autres !
Comédien 2
Le voyage de Madame Knipper est une histoire très longue, il est absolument certain que nous ne serons arrivés avant même que la moitié du récit soit achevée !
Comédien 1
Et alors ! Cette histoire doit-elle nous être utile ?
Comédienne 2
Nous y revenons encore, Monsieur, je vous en prie ! Nous parlons de Madame Knipper. Et si cela doit nous aider en une quelconque manière, que cela nous aide !
Comédienne 1
Ce thé est délicieux.
Comédien 3
J’en ai assez de boire du thé !
Comédienne 1
Moi aussi ! Ce n’est pas une raison.
Comédien 3
Chaque fois, ça me semble pire. C’est encore plus mauvais au second passage ! Voyez-vous, dans ma maison, à cette époque…
Comédienne 1
Vous aviez du vin, du miel, de l’hydromel, de l’ambroisie, c’est ça ? Qu’avons-nous à en faire ?
(Silence)
Comédienne 2
C’est un endroit tranquille ? Nous ne serons pas dérangés par des tribus de barbares, sauvages et sanguinaires ?
Comédien 1
Je vous demande pardon ?
Comédienne 2
Je disais que nous ne serions pas dérangés par des tribus de barbares, sauvages et sanguinaires ? J’ai lu quantité de romans d’aventures et il est désormais de notoriété publique, dans mon esprit, que lorsque les héros… et ne sommes-nous pas les héros ? Lorsque les héros se retrouvent isolés à des dizaines, des centaines de kilomètres de la première habitation…
Comédien 2
Qui est elle-même éloignée à des dizaines, des centaines de kilomètres du premier village…
Comédienne 2
Eh bien, arrive toujours, à ce moment-là, par derrière et lâchement, une tribu de barbares, sauvages et sanguinaires qui les attaquent et les massacrent horriblement.
Comédien 3
Vous dites ça en plaisantant, naturellement ?
Comédienne 2
Je dis cela en plaisantant, naturellement. Ce n’est pourtant pas forcément une plaisanterie.
(Musique)