Matthias Langhoff à propos des Trois Soeurs de Tchekhov

28 février 1995
05m 01s
Réf. 00058

Notice

Résumé :

En 1993, Matthias Langhoff met en scène Les Trois sœurs d'Anton Tchekhov au Théâtre National de Bretagne à Rennes. Alliant réalisme et grotesque, la création fait écho à l'histoire contemporaine de l'Europe de l'Est. Extraits du spectacle et entretien avec le metteur en scène.

Date de diffusion :
28 février 1995
Fiche CNT :

Éclairage

Anton Tchekhov a écrit Les Trois sœurs en 1900. La pièce fut mise en scène pour la première fois en 1901 au Théâtre d'Art de Moscou. Un an après la mort de leur père, le général Prozorov, trois sœurs (Macha, Olga et Irina) et leur frère (Andreï) célèbrent avec des amis la fête d'Irina. Vivant en province, les trois sœurs rêvent de retrouver Moscou, où elles ont grandi. La pièce décrit le deuil impossible du passé et la désillusion à l'égard de l'avenir. L'ennui assaille sans cesse les personnages, qui par ailleurs débattent régulièrement sur le progrès, le travail et l'éducation.

En 1993, Matthias Langhoff met en scène la pièce, dans une traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan, au Théâtre National de Bretagne à Rennes. La pièce sera reprise en 1994 au Théâtre de la Ville. Le metteur en scène participe également à la création de la scénographie et des costumes avec Catherine Rankl et Jean-Marc Stehlé. Les personnages de Macha, Olga et Irina sont respectivement interprétés par Evelyne Didi, Christiane Cohendy et Agnès Dewitte, celui d'Andreï par Pascal Bongard. Le reportage présente trois extraits. Le premier est issu du premier acte : Verchinine, lieutenant-colonel et commandant de batterie, arrive chez les Prozorov et retrouve les trois sœurs qu'il connut lorsqu'elles étaient enfants. Les deux autres extraits sont issus du deuxième acte : Touzenbach, baron et lieutenant (interprété par Yann Collette), discute avec Verchinine et Macha au sujet du progrès, du travail et du bonheur. La mise en scène allie réalisme et grotesque. Elle fait parfois appel au cinéma en projetant successivement les visages d'ouvriers et de paysans en armes dans la Russie des années 20 puis de soldats de l'URSS.

L'interprétation de la pièce fait écho à l'histoire de l'Europe de l'Est. Au cours d'un entretien, Matthias Langhoff insiste sur l'importance de l'Histoire dans la fable ; la pièce ne saurait ainsi être considérée pour le seul drame intime qui s'y joue, comme dans certaines œuvres d'Ibsen. Passé et présent demeurent en conflit permanent et, s'il est toujours question de l'avenir, nul ne semble pouvoir entreprendre quoi que ce soit pour faire évoluer sa propre histoire.

En 1994, la pièce reçut le « Grand Prix du Syndicat de la critique ».

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Transcription

Journaliste
Aujourd’hui Matthias Langhoff s’attaque à l’univers de Tchekhov, considéré comme univers noble. Chez lui, les illusions s’évanouissent et un regard cruel s’installe. Ce monde-là n’est pas ce qu’il croit être.
Comédien 1
Lieutenant Colonel Verchinine, mes hommages.
Comédien 2
Verchinine.
Comédien 1
Très, très heureux de me trouver enfin chez vous. Comme vous voilà maintenant, aïe, aïe ! Aïe, aïe !
Comédienne 1
Prenez place je vous prie, c’est un grand plaisir pour nous.
Comédien 1
Comme je suis heureux, comme je suis heureux. Mais, vous êtes trois soeurs ? Je me souviens de trois petites filles. Je ne me souviens plus de vos visages mais que votre père, le Colonel Prozorov, avait trois petites filles, ça, je m'en souviens parfaitement. Je vous ai vues, de mes yeux vues ! Comme le temps passe. Aïe, aïe, comme le temps passe.
Comédien 3
Alexandre Ignatievitch est de Moscou.
Comédienne 1
De Moscou ? Vous êtes de Moscou ?
Matthias Langhoff
Les pièces de Tchekhov, qu'il y a aussi la famille est toujours au centre, ne sont pas par exemple comme les pièces de Ibsen qui sont vraiment les pièces qui se ferment pour qu'on voit dans les problèmes de famille. Là, la famille c’est là, et il montre tous traversent l’histoire d’une famille.
(Russe)
Journaliste
Le désaccord, entre le présent et le passé, est ressenti avant tout dans la famille.
Matthias Langhoff
Bien sûr c’est une pièce géniale. Ce n’est pas tout, mais tous ces énormes changements qui sont arrivés maintenant juste alors ici, juste là ; et la relation avec l’histoire, ça veut dire comment nous regardons aujourd’hui ces cinquante dernières années, c’est-à-dire les années des Unions Soviétiques, et qu’on y retrouve aussi l’histoire de Russie et l’histoire de Tchekhov dedans. Ça veut dire c’est un thème qu'il met très énormément dans la vie.
Comédien 4
Même pas le droit de rêver au bonheur d’après vous, et moi si je suis heureux.
Comédien 5
Non !
Comédien 4
A l’évidence on ne se comprend pas. Mais comment vous convaincre ? Vous pouvez rire, riez ! Sans parler de deux cents ou trois cents ans, même dans un million d’années, la vie restera ce qu’elle a toujours été, elle ne change pas ! Elle est immuable, elle suit ses propres lois qui ne vous concernent pas, ou du moins que vous ne connaîtrez jamais. Les oiseaux migrateurs par exemple, les grues, ils volent. Quelles que soient les pensées nobles ou pas qui leur passent par la tête, ils continueront de voler sans savoir ni pourquoi, ni vers quoi ! Ils volent ! Et ils voleront toujours. Quels que soient les philosophes qui surgissent parmi eux. Et d’ailleurs, qu’ils philosophent tant qu’ils veulent. Hein ! Du moment qu’ils volent !
Comédienne 2
Oui, mais où est le sens ?
Comédien 4
Le sens... ? Tenez, il neige, où est le sens ?
Matthias Langhoff
Il était vraiment super important pour Tchekhov dans cette pièce, et comme il parlait de la Russie, de toutes les histoires de Russie, il doit parler de l’armée. Cela veut dire aussi de cette armée qui est restée toujours, une armée un peu différente comme quelques autres. Et cette armée, ça veut dire, a la fonction de l’occupation et de l’éducation. Ça veut dire qu’elle se trouve aussi responsable pour faire les vies dans tous ces territoires. C’est une autre forme de colonialisme.
Comédien 5
Comment vous dire, moi j’ai l’impression que tout sur terre est destiné à changer petit à petit. Que tout change déjà, sous nos yeux. D’ici à deux cents, trois cents ans, mille ans si vous voulez. Ce n’est pas une question de durée. Une vie nouvelle, heureuse commencera. Et cette vie, nous n’en serons pas mais c’est pour elle que nous travaillons aujourd’hui que nous vivons, que nous souffrons, c’est nous qui la créons. C’est nous ! C’est ça seul, le but de notre existence. Et si vous voulez, notre bonheur... qu’est ce qu’il y a ?
Comédienne 2
Je ne sais pas, je n‘arrête pas de rire aujourd’hui. Depuis ce matin je ris.
Comédien 5
J’ai suivi les mêmes études que vous. Je n’ai pas fait l’académie militaire. Je lis beaucoup. Mes livres je ne sais pas trop les choisir et aussi bien je ne lis pas du tout ce qu’il faudrait mais quand même ! Plus je vis, plus j’ai soif de savoir. Oh, je suis déjà vieux et je sais peu de choses, ou très peu. Mais quand même ! J’ai l’impression que l’essentiel, ce qui compte vraiment je le sais. Je le sais ! Je le sais pour de bon ! J’aurais envie de vous démontrer qu’il n’y a pas de bonheur, qu’il ne doit pas y en avoir, qu’il n’y en aura pas pour nous. Nous, nous devons seulement travailler, et travailler, et travailler !
(Bruit)