Denis Llorca met en scène Les Possédés de Dostoïevski à Besançon

10 mai 1982
04m 53s
Réf. 00064

Notice

Résumé :

En 1982, Denis Llorca adapte et met en scène le roman Les Possédés, écrit par Dostoïevski en 1870. La création a lieu dans les nouveaux murs du CDN de Franche-Comté à Besançon. Plus de vingt comédiens interprètent, dans un espace éclaté, une trentaine de personnages. Interviews de Denis Llorca, également comédien, et de Maria Casarès, qui joue Varvara Stavroguine. Extraits du spectacle.

Date de diffusion :
10 mai 1982
Source :
Fiche CNT :

Éclairage

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski est un écrivain russe né en 1821 et mort en 1881. S'il n'a jamais écrit pour le théâtre, ses romans sont régulièrement adaptés pour la scène. Les Possédés (dont le titre traduit devrait être « Les Démons ») est un roman-fleuve écrit en 1870. Il suit, dans une ville russe de province, les agissements de jeunes révolutionnaires nihilistes. Le romancier dénonce l'aveuglement causé par toutes les idéologies.

Le roman avait déjà été adapté et mis en scène par Albert Camus au Théâtre Antoine ; le spectacle durait alors plus de trois heures. Cette adaptation a été ensuite reprise en 1972 dans une mise en scène de Jean Mercure au Théâtre de la Ville.

En 1982, Denis Llorca est nommé directeur du Centre Dramatique National de Franche-Comté à Besançon. Il fait rénover la Salle des fêtes du Casino et y installe son théâtre. C'est là qu'il représente, avec sa compagnie, sa propre adaptation des Possédés qu'il met en scène. Le spectacle dure huit heures ; il est représenté en deux parties ou en intégralité. Pour traduire la multiplicité des intrigues, des situations et des points de vue, il divise l'espace scénique dans sa profondeur : la scénographie de Jean-Paul Moye (également concepteur des lumières) installe sur scène une immense verrière permettant l'enchaînement rapide des scènes ou encore leur représentation simultanée. La musique d'Hervé Llorca et l'environnement sonore créé par André Serré renforcent cette impression de montage. Les costumes ont été dessinés par Gilles Rétoré. Du roman, l'adaptation a conservé une trentaine de personnages qui sont interprétés par une vingtaine de comédiens.

Au cours du reportage, Denis Llorca (qui joue également le rôle de Nicolas Stavroguine) évoque la multiplicité des formes et des thèmes au sein du roman. Sa mise en scène cherche à traduire la friction entre les dimensions romanesque, métaphysique et politique qui font se croiser les dizaines de figures à l'intérieur de cette petite ville. Interrogée à son tour, Maria Casarès (qui joue le rôle de Varvara Stavroguine, la mère de Nicolas) admire la façon dont Denis Llorca a su conserver la pluralité des destins enchevêtrés par le romancier.

Les trois extraits se rapportent à trois univers différents. Le premier extrait est une conversation entre Varvara Stavroguine, une riche veuve intellectuelle, et Stéphane Verkhovensky (interprété par Michel Vitold), un libéral qu'elle héberge depuis vingt ans et qui fut le précepteur de son fils. Le deuxième extrait est un dialogue entre Marie Chatov (jouée par Nada Strancar) et son mari Ivan Chatov (joué par Claude Brosset) : Marie porte l'enfant de Nicolas Stavroguine, un ancien camarade politique d'Ivan. Le troisième extrait est un débat philosophique entre Piotr Verkhovensky, fils de Stéphane et chef d'un petit groupe de révolutionnaires, et Kirilov (joué par Gérard Ortega) ; ce dernier personnage, qui veut se tuer parce qu'il ne croit plus en l'existence de Dieu, donnera son nom à l'un des chapitres du Mythe de Sisyphe écrit en 1942 par Albert Camus.

Accueilli la même année par le Festival d'Avignon, le spectacle sera présenté dans la Cour d'honneur du Palais des papes. Il sera notamment joué lors d'une représentation de huit heures se déroulant du coucher au lever du soleil.

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Transcription

(Musique)
Journaliste
C’est dans une ancienne salle des fêtes aménagée par ses soins que Denis Llorca présente cette oeuvre ambitieuse qu’il a, lui-même, adaptée, mise en scène, et dans laquelle il joue. Dans la Russie de la fin du 19ème siècle, ce sont les tourments d’une société décadente.
Comédien 1
Vous savez sans doute chère amie ce que c’est qu’un administrateur en général ! Et en particulier, un administrateur nouvellement installé dans ses fonctions. Mais il est peu probable que vous sachiez par expérience ce qu’est l’ivresse administrative.
Comédienne 1
L’ivresse administrative, mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Comédien 1
Et bien voilà. Vous savez chez nous, enfin en un mot, installez l’individu le plus insignifiant derrière un guichet, chargez-le de vendre quelques billets et aussitôt cette nullité se croira en droit de prendre une attitude de Jupiter pour montrer son pouvoir. Voilà, ça c’est l’ivresse administrative.
Comédienne 1
Abrégez ! Si vous pouvez, Stepan [Trofimovitch].
Comédien 1
Alors voilà, notre… oui, alors notre nouveau gouverneur, Monsieur von Lembke est un fort bel homme d’une quarantaine d’années.
Comédienne 1
Où avez-vous pris qu’il soit bel homme, il a une tête de mouton.
Comédien 1
Oh oui ! Une tête de mouton, là sur ce sujet …
Comédienne 1
Non, non, non. Parlons d’autre chose voulez-vous. A propos Stepan [Trofimovitch], il y a-t-il longtemps que vous portez des cravates rouges ?
Denis Llorca
Il y a la juxtaposition de trois thèmes de trois formes qui sont tout à fait passionnantes. C’est d’un côté il y a un roman policier, sous tendu par des histoires d’amour, de meurtres, de morts. Il y a un propos métaphysique, et il y a un propos politique. Et c’est le choc de la rencontre des trois qui fait le grand intérêt des Possédés.
Comédienne 2
Plus près.
Comédien 2
Marie, Marie.
Comédienne 2
Nicolas Stavroguine est un misérable.
Comédien 2
Marie, nous avons donc fini avec l’ancien délire, avec la honte et la charogne. Nous allons nous mettre au travail tous les trois. Une voie nouvelle s’ouvre devant nous, oh oui, oui ! Marie, comment l’appellerons-nous ?
Comédienne 2
Comment l’appellerons-nous ?
Comédien 2
Marie, qu’as-tu ?
Comédienne 2
Comment pouvez-vous ? Comment avez-vous pu ?
Comédien 2
Marie, je demande simplement comment nous l’appellerons ! Je ne comprends pas.
Comédienne 2
Mais nous l’appellerons Ivan ! Ivan, Ivan, Ivan…
Maria Casarès
L’adaptation de Llorca est très remarquable, parce qu’il a essayé de garder du livre, l’ensemble de cette ville de province. Il n’a pas choisi certains personnages ; enfin, il en a coupé un ou deux mais il a essayé de garder toutes ces vies comme ça et tous ces chemins qui s’entrecroisent dans une espèce de possession et de folie.
Comédien 3
Tu veux absolument connaitre la couleur de mon sang ? Eh bien je ne reculerai pas, je veux me tuer cette nuit. Après tout, c’est peut-être la bonne cette nuit d’incendie.
Comédien 4
Kirilov je n’ai jamais compris pourquoi vous voulez vous tuer. Je me rappelle vaguement qu’il s’agit de Dieu. Vous m’avez expliqué une fois, deux fois même que si vous vous tuez, vous deviendriez Dieu !
Comédien 3
Oui ! Je deviendrais Dieu.
Comédien 4
Mais vous savez vous-même que ce ne sont que des mots !
Comédien 3
Toute ma vie j’ai voulu que ce soit autre chose que des mots. Dieu est nécessaire, et par conséquent il doit exister !
Comédien 4
Parfait.
Comédien 3
Mais je sais qu’il n’existe pas, qu’il ne peut pas exister.
Comédien 4
C’est plus probable.
Comédien 3
Ne comprends tu pas qu’un homme ne peut pas continuer à vivre avec deux idées pareilles ?
Comédien 4
Il ne lui reste donc, plus alors que se faire sauter la cervelle.
Comédien 3
Stavroguine lui aussi a été dévoré par l’idée, mais quand Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croit et quand il ne croit pas il ne croit pas qu’il ne croit pas. Tu es le dernier à rester auprès de moi, je ne voudrais pas que nous nous quittions mal.
Comédien 4
Croyez bien Kiridov que je n’ai absolument rien contre vous en tant qu’homme et que personnellement…
Comédien 3
Tu es un misérable et un esprit faux ! Et je suis comme toi, mais moi je me tuerai et toi tu vivras.
Comédien 4
Vous voulez dire que je suis tellement vil que je continuerai à vivre ?
Comédien 3
Tu ne comprends rien, si Dieu n’est pas, je suis Dieu !
Comédien 4
C’est précisément ce point que je n’ai jamais pu comprendre, pourquoi êtes-vous Dieu ?
Comédien 3
Si Dieu est, toute la volonté lui appartient, et en dehors de sa volonté je ne puis rien. S’il n’est pas, toute la volonté m’appartient et je dois proclamer ma propre volonté.
Comédien 4
Pourquoi devez-vous proclamer votre propre volonté ?
Comédien 3
Parce que c’est à moi maintenant qu’appartient toute la volonté