No man's land, Harold Pinter

21 septembre 1979
04m 08s
Réf. 00208

Notice

Résumé :

Après un extrait de la pièce, filmé au Théâtre du Gymnase-Marie Bell, dans la mise en scène de Roger Planchon (initialement créée en 1979 au TNP de Villeurbanne), Harold Pinter, accompagné de son traducteur Eric Kahane, explique comment lui est venue l'idée de cette pièce. L'auteur révèle au journaliste le processus de son écriture avec son ironie coutumière.

Date de diffusion :
21 septembre 1979
Source :
TF1 (Collection: Pleins feux )
Fiche CNT :

Éclairage

Harold Pinter (1930 - 2008) est un dramaturge et metteur en scène britannique. Il est très influencé par Samuel Beckett, et est souvent considéré comme un des héritiers majeurs du Théâtre de l'Absurde.

Dans No Man's Land, un poète alcoolique, Hirst, amène chez lui, un soir, un poète désargenté, Spooner. Celui-ci est observé d'un œil soupçonneux par les deux hommes à tout faire de Hirst, Foster et Briggs. A première vue, l'intrigue peut sembler très réaliste ; elle s'inscrit en outre dans une logique assez courante chez Pinter. Spooner, en effet, incarne l'intrus qui vient menacer le statu-quo qui existait avant son arrivée. Il est ici également un alter ego de Hirst : l'un est un poète qui a réussi, reconnu par le public, vivant bien de son art, mais également perdu dans ses souvenirs et en passe de se noyer dans la boisson. L'autre est un poète maudit, qui semble tenter par tous les moyens de ramener son comparse vers le chemin de la créativité – à ce titre, le monologue de Spooner à la fin de la pièce, incitant Hirst à le choisir comme secrétaire et à accepter une lecture publique de ses œuvres, est exemplaire. Mais la pièce de Pinter va bien plus loin que ces considérations réalistes.

Le réalisme se craquèle, en premier lieu, par l'indécision sur les identités : Briggs est affublé, par Hirst, de plusieurs prénoms différents. Le vieux poète, qui a invité Spooner après l'avoir rencontré dans un café, ne le reconnaît plus, puis, le lendemain, le reconnaît comme un ami d'université, avant de le renier de nouveau. Enfin, entre le premier acte – situé le soir – et le second – situé le lendemain matin – Spooner est emprisonné dans le salon de Hirst, situation qui de plus semble lui rappeler quelque chose. Ces éléments, qui brisent la trame de l'histoire, font de No Man's Land une pièce difficile à saisir, et sujette à de multiples interprétations. Par le langage, fait de longues tirades démonstratives accumulant les platitudes, et par l'imbrication d'histoires contradictoires, Pinter semble se jouer du spectateur. Ici, l'apparent manque de logique du dialogue et des situations peut s'expliquer par l'ivresse, constante en particulier pour les deux poètes âgés. Mais la pièce prend également un tour plus métaphysique. Hirst, en effet, semble se perdre dans ses souvenirs, et affirme à plusieurs reprises être enfermé dans un parcours dépourvu de sens qui le mène lentement à la mort. Le titre de la pièce fait référence à cette lente déréliction, où l'individu se perd « au cœur du no man's land. Qui jamais ne bouge, ni ne change, ni ne vieillit, et à jamais demeure... Glacé et... silencieux ». Cette description, qui revient dans chacun des deux actes, évoque également une situation infertile où le personnage est coincé, sans espoir, en attente de la mort, et qui n'est pas sans rappeler le théâtre de Beckett. Car la pièce, comme en témoigne l'auteur, se fonde sur un échange initial de répliques à partir desquelles il a construit sa pièce, à la manière d'une enquête. Cet échange initial constitue les deux premières répliques de la pièce : « tel quel ? – Tel quel, oui, s'il vous plaît, absolument tel quel ». Bien que se référant à la boisson, ces deux phrases contiennent en elles-mêmes un mystère que Pinter, par la suite, tente de résoudre, et témoignent de l'attachement de l'auteur à un travail sur le langage : ici, les répliques peuvent bien entendu s'appliquer au whisky, mais peuvent également recouvrir des significations bien plus profondes. C'est à l'image de ce premier échange que se construit le langage dans toute la pièce, sur une indécision qui, sous des abords simples, rend le texte très complexe.

Anaïs Bonnier

Transcription

(Silence)
Comédien 1
Il y a dans mon cœur des recoins que jamais âme qui vive n’a pu et ne pourra envahir.
(Bruit)
Comédien 1
Venez, frais comme le rosé, et pour Monsieur Ingood…
Comédien 2
Non, non, je vais en rester où je suis.
Comédien 3
Si monsieur le permet, je vais accompagner monsieur [inaudible]
Comédien 1
Bien entendu !
Comédien 2
Où est ton verre ?
Comédien 4
Non, merci.
Comédien 1
Ah, non, soyez sociable, sociable ! Ralliez-vous à la communauté à laquelle vous êtes lié, lié par des liens d’acier. Participez. Mais non ! Oh oui, donne, donne. Hahaha.
Comédien 4
Ce n’est même pas encore l’heure du déjeuner.
Comédien 2
Le meilleur moment pour boire du champagne c’est avant le déjeuner pauvre trou du cul.
Comédien 4
Je n’aime pas qu’on me traite de trou du cul.
Comédien 1
Nous trois sommes des amis de toujours, ne l’oubliez pas.
Comédien 2
C’est pour ça que je l’ai traité de trou du cul.
Comédien 4
Tu parles trop !
(Silence)
Comédiens
Tchin !
Comédien 1
A notre bonne fortune à tous ! [Inaudible].
Journaliste
Eric Kahane, Harold Pinter, c’est un évènement, c’est une exclusivité ô combien on vous doit ça. Eric Kahane, vous avez dû parler un petit peu à Harold en lui disant qu’on n’était pas de violeurs de conscience et de pensées.
Eric Kahane
Oui, il n’aime pas trop les interviews, donc c’est un gros cadeau qu’il vous fait.
Harold Pinter
Ça vous intéresserait de savoir comment il a commencé à écrire cette pièce. Il était dans un taxi, il a vu une phrase qui lui est passée comme un flash, il avait ni crayon ni papier. Il a essayé de garder cette phrase dans sa tête. Il est rentré, monté l’escalier quatre à quatre, c’était tard la nuit. Et il a écrit toute cette réplique, enfin toute cette tirade, sans savoir qui était l’homme qui disait cette tirade. Il a bu trois, quatre verres et puis il a continué à faire parler ce personnage. Il savait qu'il parlait à quelqu’un mais il ne savait pas qui était ce quelqu’un. Et puis il a... bon il a reposé ça en se disant que le lendemain matin, il saurait que ça valait rien. Et le lendemain matin, il s'est levé, il a pris cette page, et il a commencé à la lire, enfin, en étant très tendu parce que il s’attendait à ce que ce soit vraiment très, très mauvais, mais c’était bon. Et alors il a continué et il a suivi la piste et les indices.
Journaliste
Et aujourd’hui cette phrase, cette sentence du roi [inaudible] est à quelle place dans la pièce ? A quel moment ? Et qui l’a dit, c’est le riche ou le pauvre ?
Harold Pinter
Le pauvre.