Georges Thill, le trac, et Werther

11 décembre 1977
06m 46s
Réf. 01125

Notice

Résumé :

Au cours d'un « plateau » réunissant Emmanuel Bondeville, ancien Président de la RTLN, le chorégraphe Serge Lifar, et le journaliste Pierre Petit, Georges Thill, âgé de 80 ans, évoque le trac que peut ressentir un artiste face au public, puis réinvestit peu à peu le rôle de Werther de Massenet en écoutant son enregistrement discographique de 1931, qui permet de retrouver la voix exceptionnelle de celui qui fut, de 1925 à 1940, LE ténor français par excellence.

Date de diffusion :
11 décembre 1977
Source :
A2 (Collection: Contre ut )

Éclairage

Si un ténor incarne le chant français, c'est bien Georges Thill (1897 - 1984) dont la carrière prestigieuse, concentrée sur quinze ans à l'Opéra de Paris - dirigé alors par Jacques Rouché - est rapidement saluée internationalement : aux Arènes de Vérone, à La Scala de Milan, au Colon de Buenos Aires, au Metropolitan de New York... mais plus encore en France, où sa popularité est digne de celle des vedettes du show-business aujourd'hui. Cette célébrité est due non seulement à la qualité de ses prestations musicales, mais aussi à sa prestance, et de ce fait à sa présence dans plusieurs films de cinéma (Chansons de Paris, Aux portes de Paris...), qui en font la coqueluche de la gent féminine.

Doté d'un aigu magnifique, et d'un timbre d'une grande masculinité, mais d'une voix instable et mal placée, c'est en Italie, auprès d'un autre très grand ténor, Fernando De Lucia, que le jeune chanteur, sorti mal diplômé du Conservatoire de Paris, va se perfectionner. Deux ans durant, il y apprend dans les principes même du bel canto, la maîtrise du souffle, le legato, une articulation exceptionnelle, et une émission débarrassée de la nasalisation trop typique du chant français traditionnel, qui rendent particulièrement remarquable son style et sa prosodie en français. Si bien que sitôt de retour en France, sa carrière se fait au tout premier plan.

Son répertoire à l'Opéra, où il entre aussitôt en 1924, comporte les grands rôles français signés Massenet (Athanael de Thaïs, avec lequel il fait ses débuts à Paris, Werther), Gounod (Faust et Roméo), Berlioz ( Enée des Troyens), Bizet (Don José de Carmen), Saint-Saëns (Samson), Gluck (Admete d'Alceste)... mais aussi italiens avec Verdi (Radames d'Aïda, le Duc de Mantoue de Rigoletto), et les véristes Puccini (Calaf de Turandot), Leoncavallo (Canio de Paillasse), Giordano (André Chénier) et surtout wagnériens (Lohengrin, Parsifal, Walther des Maîtres chanteurs de Nuremberg, et même Tannhäuser), dont témoignent ses nombreux enregistrements en disques, et aussi le célèbre film Louise d'Abel Gance. Il quitte la scène lyrique en 1940 avec un ultime Samson à l'Opéra, et se consacre encore 15 ans durant au concert, ne dédaignant pas d'y aborder l'opérette et les variétés, jusqu'à son concert d'adieux en mars 1956 au Châtelet.

Pierre Flinois

Transcription

Emmanuel Bondeville
Est-ce qu’on peut vous poser une question ?
Georges Thill
Même deux !
Emmanuel Bondeville
Avez-vous eu le trac au théâtre ? C’est une question indiscrète, je sais…
Georges Thill
Ah le trac, certainement oui. Tout le monde me le demande.
Emmanuel Bondeville
Ah bon, alors je n’ai pas d’originalité.
Georges Thill
Oui, c’est impossible de ne pas avoir le trac, ou alors c’est de l’inconscience. C’est comme celui qui -c'est une toute autre histoire, celui qui n’a pas peur à la guerre - Celui qui n’a pas peur à la guerre, c’est un inconscient.
Pierre Petit
Un imbécile quoi.
Georges Thill
Moi, j’en ai connu, non mais, qui sont inconscients.
Emmanuel Bondeville
Non, il y a des natures comme ça.
Georges Thill
Ce sont des natures, oui.
Emmanuel Bondeville
Je vous posais la question et avec une arrière-pensée parce que vous auriez pu avoir, avec un débutant ou une débutante, la conversation qu’eut Sarah Bernhardt dans ces conditions-là. Une débutante lui dit un jour, Madame, on dit que vous avez le trac, est-ce que c’est vrai ? Elle répond oui, c’est vrai. La débutante lui dit, c’est très curieux, moi, je ne l’ai pas ! Rassurez-vous, lui répondit Sarah Bernard, quand vous aurez du talent, ça viendra.
(Bruit)
Emmanuel Bondeville
Alors voilà ce que vous auriez très bien pu me répondre, mais heureusement pour moi, je ne chante pas. J’ai passé l’âge d’être un débutant.
Pierre Petit
Dites-moi, Georges Thill,
Georges Thill
Je vais vous raconter,
Pierre Petit
Oui, allez-y.
Georges Thill
Vous voulez que je vous raconte ? Le trac, il y a deux sortes de trac. Il y en a peut-être une troisième mais celle-là n’est pas dangereuse, il y a le trac avant et il y a le trac pendant. Le trac avant, ça va très bien, on est très mal à son aise. Je me rappelle avant mes débuts au Metropolitan de New-York, nous devons avoir des ganglions ici, je ne sais pas, des nerfs, qui se nouent quand nous avons ce trac épouvantable, du début proche, qui arrive à chaque minute. Et on se dit, là, là, je vais chanter au Metropolitan où tous les plus grands sont passés, moi, pauvre petit, qu’est-ce que je vais faire là ? Est-ce que je vais m’en sortir, est-ce que je vais pouvoir être valable, est-ce qu’on va être content de moi ? Et j’avais le trac, c’est là que ça se passe, je ne l’ai senti surtout que là. Mais ça m’a duré 48 heures mais quand le moment d’entrer en scène est arrivé, je n’avais plus rien, j’étais comme je suis maintenant. Tandis que quand vous l’avez pendant, vous êtes très bien avant, oh oui, ça va marcher. Puis tout d’un coup, au moment d’entrer en scène, vous avez ce serrement-là, oh, la, la, oh, là, là, oh, là, là, qu’est-ce qui va m’arriver. Il y a deux tracs, voilà.
Pierre Petit
Le second est plus dangereux que le premier.
Georges Thill
Exactement.
Pierre Petit
Ce n’est pas très drôle !
Georges Thill
Le premier, on en est débarrassé tandis que le second, pensez, on entre plein dedans.
Pierre Petit
Dites-moi Georges Thill, dans vos grands rôles, Werther tient une place ?
Georges Thill
Oh oui, Werther, c’est plus qu’un chanteur, c’est un peu un comédien aussi, et puis dans notre profession, il faut savoir, pouvoir enfin, faire passer ce qu’on ressent, le faire passer dans l’esprit des gens de l’auditoire, c’est difficile ça.
Pierre Petit
Ecoutez-vous !
Georges Thill
Ah non !
Journaliste
Regardez le visage de cet homme tandis qu’il va entendre sa propre voix enregistrée il y a plus de 40 ans. Vous allez le voir revivre ses émotions artistiques d’alors. Notre caméra ne quittera pas son visage filmé à son insu.
(Musique)
(Bruit)
Pierre Petit
Croyez-moi, à vous voir aussi jeune devant moi, j’ai l’impression que c’est vous qui venez de le chanter maintenant, c’est formidable !
Georges Thill
Et je me disais tout de suite si je pouvais les recommencer, tous ces disques.
Pierre Petit
Pourquoi, vous n’êtes pas content ?
Georges Thill
Parce que l’expérience vient avec les années et dans ces expressions de l’art, plus on a de l’expérience, mieux ça vaut. Je ne crois pas qu’en vieillissant, on se diminue. Je crois qu’on s’élève au contraire en vieillissant.
Serge Lifar
Au point de vue passé mais pas au point de vue voix !
Georges Thill
Au point de vue de la voix, évidemment que la voix ne va plus, ça ne va plus, malheureusement.