Parcours thématique

Le théâtre brechtien et son héritage

Marion Chénetier-Alev

Introduction

Lorsqu'en 1954 la troupe du Berliner Ensemble présente pour la première fois à Paris les spectacles de Bertolt Brecht, il n'y a qu'une semaine de représentations et le public est assez peu nombreux. Mais le choc que ces spectacles produisent sur des critiques comme Bernard Dort ou Roland Barthes suscite du jour au lendemain un formidable engouement pour l'œuvre et la théorie du dramaturge allemand qui va influencer de façon décisive le théâtre français jusqu'à nos jours.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, de grandes figures telles qu'Artaud, Craig, Appia, Copeau ont déjà contribué à réformer le théâtre en profondeur. Mais l'importance majeure et la singularité de Brecht tiennent au fait qu'il est le seul dramaturge de l'après Seconde Guerre mondiale à avoir entrepris de réformer l'art du théâtre sur un plan simultanément esthétique et politique, et à n'avoir jamais dissocié l'art de la pensée, ne focalisant pas son attention sur la seule théorie de l'art.

La révélation brechtienne est triple : fait rare dans l'histoire du théâtre, Brecht est à la fois un grand metteur en scène, un très grand auteur, et il vient au théâtre avec une philosophie issue de sa lecture attentive de Marx et de Hegel. Il apporte ainsi une réponse inespérée aux metteurs en scène qui débutent dans les années soixante et qui cherchent une alternative à l'esthétique du Cartel et du TNP de Jean Vilar.

L'élaboration du théâtre brechtien

Les influences décisives

Né en 1898, Bertolt Brecht publie ses premiers textes en 1914 tout en poursuivant des études de philosophie et de médecine à Augsbourg. Il est mobilisé comme infirmier en 1918 et n'oubliera plus la leçon de la guerre : il signe la même année sa première pièce, Baal, qui met en scène un anti-héros anarchiste et rimbaldien portant la guerre au cœur des valeurs bourgeoises. Cette œuvre affiche d'emblée la démarche de Brecht, qu'il théorise déjà à la faveur de son activité de critique dramatique : sa volonté est avant tout de provoquer et de détruire la vieille conception du théâtre. Pour cela, Brecht se nourrit dans les années vingt des recherches de tous les grands artistes réformateurs : rejetant violemment le système stanislavskien, il découvre les travaux de Meyerhold, les œuvres de Tairov et de Vakhtangov. De 1924 à 1926, il est engagé comme « dramaturg » au Deutsches Theater de Berlin que dirige Max Reinhardt, se met à étudier Marx et les mécanismes de l'économie. Il intègre ensuite le collectif de dramaturgie à la Piscatorbühne et se forme auprès d'Erwin Piscator qui travaille à une nouvelle conception, didactique, politique, sociologique et révolutionnaire, du théâtre. L'influence de Piscator sera fondamentale pour le théâtre brechtien.

En 1923 paraît Tambours dans la nuit, pièce dans laquelle Brecht règle ses comptes tant avec le théâtre bourgeois naturaliste qu'avec le théâtre expressionniste. Si ce dernier l'a d'abord attiré par sa dimension anti-naturaliste, notamment à travers l'œuvre de Frank Wedekind, Brecht en vient à le dépasser également car l'humanisme mystique qu'il véhicule, et sa dramaturgie de l'émotion et de la surexpressivité ne lui semblent pas apporter la réponse adéquate aux misères de son temps. Cette pièce lui vaut le prix Kleist, et est suivie, en 1927, d' Homme pour homme et Dans la jungle des villes qu'il a écrites en collaboration avec Elisabeth Hauptmann.

<i>Dans la jungle des villes</i> de Bertolt Brecht, mise en scène d'Antoine Bourseiller

Dans la jungle des villes de Bertolt Brecht, mise en scène d'Antoine Bourseiller
[Format court]

En 1962, Antoine Bourseiller fait découvrir au Studio des Champs-Élysées, à Paris, Dans la jungle des villes, une pièce de jeunesse de Bertolt Brecht. Extraits du spectacle.

31 oct 1963
03m 20s

L'Opéra de Quat'sous, qu'il compose avec Hélène Weigel et Kurt Weill, est créé en 1928.

<i>L'Opéra de quat' sous</i> de Bertolt Brecht et Kurt Weill, mise en scène de Giorgio Strehler

L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, mise en scène de Giorgio Strehler
[Format court]

En 1986, Giorgio Strehler présente L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill au Théâtre du Châtelet à Paris. Extraits du spectacle.

16 nov 1986
05m 06s
<i>Le Commerce de pain</i>, pièce composée d'après les notes de Bertolt Brecht

Le Commerce de pain, pièce composée d'après les notes de Bertolt Brecht
[Format court]

En 1972, la troupe du Berliner Ensemble vient présenter au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, trois spectacles de Bertolt Brecht, La Mère, Les Jours de la Commune, et Le Commerce de pain, mis en scène par Manfred Karge assisté de Michel Bataillon. Extraits des répétitions du Commerce de pain avec Pierre Santini, les comédiens du Berliner Ensemble et Manfred Karge. Interviews de Michel Bataillon et de Manfred Karge.

20 mar 1971
03m 10s

L'année suivante, il épouse Hélène Weigel qui sera sa plus grande interprète et lui succèdera après sa mort à la direction du Berliner Ensemble. Il adapte le roman de Gorki, La Mère, en collaboration avec Hanns Eisler et Gunther Weisenborn, puis la pièce de Shakespeare, Mesure pour mesure, avec Ludwig Berge, qui aboutira à Têtes rondes et têtes pointues . C'est dire que Brecht n'hésite nullement à emprunter ses thèmes au répertoire populaire comme aux auteurs qui l'ont marqué, tels Shakespeare, Goethe, Rimbaud, se donnant la liberté d'inverser les données traditionnelles, de compliquer à loisir le jeu des sources et des ré-écritures afin d'enrichir par ces strates successives la compréhension d'un monde lui-même compliqué. Ainsi, la parabole d'Arturo Ui fait-elle référence à trois histoires différentes : celle de Richard III, celle du gangstérisme de Chicago, celle enfin d'Hitler.

Ayant tôt rencontré Karl Valentin, Brecht innove aussi en mélangeant le théâtre et la musique, le texte et les chansons, et en recourant à des formes relevant du cabaret ou à d'autres genres mineurs dédaignés par la grande culture allemande. S'efforçant d'écrire une langue compréhensible par tous, il retrouve les ressources d'un parler simple, exploite les dialectes, mêle les registres, osant ainsi renouer avec une certaine impureté.

<i>L'Opéra de quat' sous</i> de Bertolt Brecht et Kurt Weill, mise en scène de Giorgio Strehler

L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, mise en scène de Giorgio Strehler
[Format court]

En 1986, Giorgio Strehler présente L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill au Théâtre du Châtelet à Paris. Extraits du spectacle.

16 nov 1986
05m 06s

Les années d'exil

Brecht quitte Berlin après l'incendie du Reichstag, tandis que son œuvre est interdite par les nazis. Il parcourt l'Europe et s'installe au Danemark. Le régime nazi le déchoit de sa nationalité allemande en 1935, et c'est cette même année, lors d'un séjour à Moscou, qu'il fait une deuxième rencontre décisive, celle du grand acteur chinois Mei Lanfang. L'art oriental marquera profondément l'esthétique brechtienne, en particulier pour son utilisation scénique des symboles. En 1940, Brecht quitte le Danemark pour la Finlande où il est accueilli par Hella Wuolijoki qui co-écrit Maître Puntila et son valet Matti . Margarette Steffin participe de son côté à la rédaction de La Résistible Ascension d'Arturo Ui en 1941.

<i>Maître Puntila et son valet Matti</i> de Bertolt Brecht, mise en scène de Georges Wilson

Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht, mise en scène de Georges Wilson
[Format court]

En 1964, Georges Wilson met en scène Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht, au TNP. Extrait du spectacle.

24 jan 1965
03m 30s

Parvenu aux Etats-Unis qu'il ne quittera qu'en 47, Brecht y écrit entre autres Schweyk dans la deuxième guerre mondiale et Le Cercle de craie caucasien .

<i>Schweyk dans la deuxième guerre mondiale</i> de Brecht, mise en scène de Roger Planchon

Schweyk dans la deuxième guerre mondiale de Brecht, mise en scène de Roger Planchon
[Format court]

En 1961, Roger Planchon crée Schweyk dans la deuxième guerre mondiale de Bertolt Brecht au Théâtre de la Cité de Villeurbanne. Le spectacle est ensuite présenté au Théâtre des Champs-Élysées, la même année. Interview de Roger Planchon et extraits du spectacle.

22 oct 1961
08m 02s

C'est donc durant ses années d'exil que Brecht compose ses œuvres majeures, au nombre desquelles figurent aussi Mère Courage et ses enfants, La Bonne Âme du Se-Tchouan, La Vie de Galilée, et qu'il achève ses écrits théoriques les plus connus (Petit Organon pour le théâtre). La théorie du théâtre épique est née, qui repose sur le principe de distanciation.

<i>Mère Courage</i> de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar

Mère Courage de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar
[Format court]

En 1951, Jean Vilar met en scène la pièce de Bertolt Brecht, Mère Courage. Il reprend ensuite ce spectacle en 1959 et en 1960, au Festival d'Avignon. Extraits de la pièce dans la distribution de 1960.

14 juin 1958
14m 22s

Naissance du Berliner Ensemble

Brecht est de retour à Berlin-Est en octobre 1948 et inaugure en 1949 la création du Berliner Ensemble dans le cadre du Deutsches Theater, avec sa pièce Maître Puntila et son valet Matti . Le Berliner Ensemble s'installe en 1954 au Theater am Schiffbauerdamm qui vient de lui être attribué. Brecht y forme les comédiens qui encore aujourd'hui perpétuent la tradition de ce jeu distancé qui repose sur une technique physique et vocale remarquable. Cette tradition persiste notamment dans l'école d'art dramatique d'Ernst Busch, un grand acteur de la troupe de Brecht. Hélène Weigel, quant à elle, est la comédienne qui a porté à son plus haut point cette sorte de diction que l'on peut qualifier d'épique, même si la terminologie comme la pensée brechtiennes ont beaucoup évolué du vivant même de l'auteur, au point que Benno Besson, assistant de Brecht de 49 à 56, peut témoigner ne l'avoir jamais entendu prononcer le mot de distanciation au cours des répétitions qu'il dirigeait, et s'être entendu confier par le maître qu'il n'y avait pas une seule représentation du Berliner Ensemble qui puisse être qualifiée d'épique [1] !

[1] Brecht et le Berliner Ensemble à Paris, textes de C. Meyer-Plantureux et Benno Besson, Marval et Arte Éditions, 1995, pp. 27 et 29.

Les tournées du Berliner Ensemble à Paris

Le public parisien découvre les spectacles de Bertolt Brecht

En juin 1954, le Berliner Ensemble présente à Paris, au théâtre Sarah Bernhardt, dans le cadre du Festival du Théâtre des Nations, Mère Courage de Brecht et La Cruche cassée de Kleist ; en 1955, la troupe revient avec Le Cercle de craie caucasien . Le public parisien découvre alors l'œuvre du dramaturge, bien que Jean Vilar ait déjà mis en scène Mère Courage en 1951. C'est une révélation. Aux spectateurs apparaît une esthétique théâtrale entièrement neuve, qui donne à la mise en scène une autonomie et une perfection formelle et plastique jusqu'alors inconnues. Sur le plateau, la musique, le jeu des acteurs, les matériaux scéniques sont mis à égalité avec le texte. Brecht apporte en France la notion d'écriture scénique. Surtout, par ce concept de distanciation, il substitue le récit au drame, à la notion de conflit celle de contradiction, et confie au spectateur, non plus au personnage, le soin d'apporter les réponses aux questions posées. Le théâtre didactique et politique de Brecht donne ainsi à la génération qui les attendait les outils dramaturgiques nécessaires pour prendre position dans le monde de l'après-guerre, et le transformer. « Ce qui sépare Vilar de Brecht, c'est que Brecht réclamait la division de la salle, alors que Vilar souhaitait l'union de la salle. C'est l'écart entre une communion théâtrale vaguement entachée de mysticisme et une opposition dialectique d'intérêts, une opposition de classe. » [1]

[1] André Steiger, « La posture d'inquiétude », in Avec Brecht, Actes Sud Papiers, 1999, p. 33.

La revue Théâtre Populaire

Fondée en 1953 par Robert Voisin, Guy Dumur, Jean Duvignaud, Morvan-Lebesque et Roland Barthes que rejoint bientôt Bernard Dort, la revue Théâtre Populaire s'appuie sur un constat pessimiste de l'activité théâtrale française en cette période de l'après-guerre pour entreprendre de réfléchir sur le théâtre en général, et fustiger les productions bourgeoises, anachroniques et commerciales qui dominent un paysage dramatique où seul Vilar fait exception. L'activité critique de la revue va se trouver violemment bouleversée par la découverte de Brecht. Barthes et Dort en particulier ne vont plus mesurer la création théâtrale qu'à l'aune des théories brechtiennes, qu'ils contribuent certes à faire connaître mais qu'ils érigent en impératifs catégoriques. Le ton se fait dogmatique et péremptoire, tandis que le numéro 11 de la revue est entièrement consacré à Brecht. Par leur ardeur excessive à défendre la théorie brechtienne, les deux critiques suscitent un front anti-brechtien qui soutient les spectacles du dramaturge, mais écarte ses écrits théoriques et préfère passer sous silence la question politique qu'il pose. À la mort de Brecht en 56, la querelle entre « brechtiens » et anti-brechtiens va s'amplifiant et débouche sur une quasi confiscation de son œuvre.

Si Barthes a raison lorsqu'il dénonce l'opération de désamorçage politique que la droite fait subir à Brecht, et le préjugé anti-intellectualiste qu'exerce la gauche sur ses écrits théoriques, jugés trop systématiques, il entraîne une radicalisation du discours de ces « brechtiens orthodoxes » qu'il incarne avec Dort, défenseurs d'un Brecht révolutionnaire, qui somment les auteurs et metteurs en scène de prendre parti politiquement, et s'auto-proclament garants de la fidélité des spectacles à l'œuvre originale, au point de vouloir censurer les représentations qu'ils jugent déviantes, telle la mise en scène du Cercle de craie par Jean Dasté en 1956, la reprise de Mère Courage par Vilar, ou encore le Schweyk monté par Roger Planchon. Michel Deutsch a décrit le paradoxe de cette situation qui finit par conduire les zélateurs de Brecht à se méprendre sur l'esprit même de l'œuvre brechtienne : « Quand je me suis mis à écrire, il fallait absolument imiter Brecht, sinon on était interdit de théâtre public. Le théâtre public était verrouillé par les brechtiens académiques, dogmatiques, qui empêchaient de lire Brecht de manière critique. » [1]

<i>Mère Courage</i> de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar

Mère Courage de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar
[Format court]

En 1951, Jean Vilar met en scène la pièce de Bertolt Brecht, Mère Courage. Il reprend ensuite ce spectacle en 1959 et en 1960, au Festival d'Avignon. Extraits de la pièce dans la distribution de 1960.

14 juin 1958
14m 22s
<i>Schweyk dans la deuxième guerre mondiale</i> de Brecht, mise en scène de Roger Planchon

Schweyk dans la deuxième guerre mondiale de Brecht, mise en scène de Roger Planchon
[Format court]

En 1961, Roger Planchon crée Schweyk dans la deuxième guerre mondiale de Bertolt Brecht au Théâtre de la Cité de Villeurbanne. Le spectacle est ensuite présenté au Théâtre des Champs-Élysées, la même année. Interview de Roger Planchon et extraits du spectacle.

22 oct 1961
08m 02s

[1] André Steiger, « La posture d'inquiétude », in Avec Brecht, Actes Sud Papiers, 1999, p. 98.

La ré-appropriation de la pratique brechtienne

Une page est tournée lorsque le Berliner Ensemble revient à Paris en 1957 et en 1960, après la mort de Brecht. L'esprit vivant, toujours critique, du grand dramaturge a disparu, et les représentations de Mère Courage, de La Vie de Galilée, puis de La Mère et de La Résistible Ascension d'Arturo Ui déçoivent. Dort s'en fait aussitôt l'écho, tempérant ainsi l'image de « laudateur fanatique » qu'il s'est acquise avec Barthes. Or la même année, Théâtre Populaire loue sans réserve la magnifique mise en scène d' Arturo Ui proposée par Vilar et Wilson, dont le caractère éminemment historique, politique et civique démontre que l'on peut monter des pièces de Brecht sans être condamné à faire de la propagande marxiste.

<i>La résistible ascension d'Arturo Ui</i>, mise en scène de Jean Vilar et Georges Wilson

La résistible ascension d'Arturo Ui, mise en scène de Jean Vilar et Georges Wilson
[Format court]

En 1960, Jean Vilar et Georges Wilson créent La résistible ascension d'Arturo Ui, pièce de Bertolt Brecht qu'ils présentent au Théâtre National Populaire. Extraits du spectacle et archives historiques montrant Hitler discourant devant la foule.

06 nov 1960
03m 03s

Une autre étape décisive de cette ré-appropriation critique et féconde de Brecht est marquée par le spectacle de Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil qui montent en 1968 La Noce chez les petits-bourgeois . Pour sortir Brecht de l'académisme dans lequel le « brechtisme français » l'a figé, et qui a réduit le « style Brecht » à un ensemble de recettes et de procédés, Vincent et Joudheuil jouent, selon les termes de M. Deutsch, « le Brecht anarchiste, le Rimbaud munichois des années de jeunesse contre le Brecht des grandes pièces épiques. Le spectacle était une espèce de farce, une critique féroce du conformisme petit-bourgeois, de la culture kitsch et petit-bourgeoise... Ils rompaient avec l'approche traditionnelle de Brecht, en privilégiant une petite œuvre marginale et en osant la férocité et la drôlerie du jeune Brecht contre les pesanteurs du Brecht institutionnalisé. » [1]

<i>La Noce chez les petits bourgeois</i>, mise en scène de Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil

La Noce chez les petits bourgeois, mise en scène de Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil
[Format court]

En 1974, Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil présentent La Noce chez les petits bourgeois, de Bertolt Brecht, au Théâtre de l'Espérance. Extrait du spectacle.

12 oct 1975
03m 55s

En Allemagne, la ré-appropriation de Brecht suit le même processus. Les jeunes créateurs réagissent contre le maniérisme dans lequel ses successeurs ont tendance à l'enfermer. Matthias Langhoff et Manfred Karge, entrés au Berliner Ensemble en 1961, s'attachent aussi à renouveler de l'intérieur la lecture de Brecht en montant Le Commerce de pain, pratiquant à leur tour ce que Brecht leur avait appris à faire, être irrespectueux et provocant à l'égard des traditions toujours promptes à se réinstaller.

<i>Le Commerce de pain</i>, pièce composée d'après les notes de Bertolt Brecht

Le Commerce de pain, pièce composée d'après les notes de Bertolt Brecht
[Format court]

En 1972, la troupe du Berliner Ensemble vient présenter au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, trois spectacles de Bertolt Brecht, La Mère, Les Jours de la Commune, et Le Commerce de pain, mis en scène par Manfred Karge assisté de Michel Bataillon. Extraits des répétitions du Commerce de pain avec Pierre Santini, les comédiens du Berliner Ensemble et Manfred Karge. Interviews de Michel Bataillon et de Manfred Karge.

20 mar 1971
03m 10s

[1] André Steiger, « La posture d'inquiétude », in Avec Brecht, Actes Sud Papiers, 1999, p. 93.

Héritage et actualité du théâtre de Brecht

Brecht, le « contemporain capital » [1]

Parce qu'il est le seul dramaturge à avoir si nettement pris acte de l'impossibilité absolue de continuer à pratiquer le théâtre après la Seconde Guerre mondiale comme on le pratiquait avant, et le seul aussi à avoir proposé une alternative réelle pour rompre avec la tradition de la représentation théâtrale, Brecht a ouvert pour les auteurs et les metteurs en scène assoiffés d'un autre théâtre une nouvelle ère de l'art dramatique dont le Petit Organon pour le théâtre est devenu la bible. Pour Vilar, Barthes, Dort, Vitez, Planchon, Maréchal, Vincent, Jourdheuil, Chéreau, Strehler, Besson, Bourseiller, Heiner Müller et tant d'autres, l'effet produit par la découverte de ce nouveau monde est radical. C'est ainsi que Barthes, ayant rencontré la perfection qu'il attendait, cessera tout à fait d'aller au théâtre après la mort de Brecht : « Brecht m'a fait passer le goût de tout théâtre imparfait, et c'est, je crois, depuis ce moment-là que je ne vais plus au théâtre. » [2] Pour Dort au contraire, la rencontre avec Brecht scelle son devoir vis-à-vis du théâtre, l'engagement du dramaturge allemand suscitant chez le critique un engagement similaire face à cet art qu'il interrogera jusqu'à sa mort. Brecht fournit aux générations successives de cette seconde moitié du XXe siècle si houleux et si riche dans son histoire idéologique, la forme théâtrale qu'elles attendaient pour s'engager à leur tour dans la lutte sociale et politique.

[1] Roland Barthes, « La Révolution brechtienne », in Théâtre Populaire n°11, 1955.

[2] Roland Barthes, « Témoignage sur le théâtre », in Œuvres complètes, p. 1530.

Être brechtien aujourd'hui

En ce sens, l'héritage brechtien ne peut perdre de son actualité si l'on admet, avec André Steiger, qu'être brechtien aujourd'hui revient à adopter une « posture d'inquiétude, car l'inquiétude c'est la résistance, ou ce qui au moins y engage. Brecht a voulu faire de l'inquiétude un sentiment agréable et plaisant. Il nous incite à y être à notre aise, parce que l'inquiétude doit conduire et servir à la résistance. » [1] Dans le sillon de Piscator, Brecht a non seulement inventé le théâtre politique moderne, accomplissant l'exploit littéraire de donner une vraie langue poétique à la politique, et fondant une nouvelle conception de l'écriture comme production littéraire collective. Mais il est aussi l'inventeur d'une dramaturgie de l'esprit critique qui remet le spectateur au cœur du théâtre, et au cœur de sa propre vie. Reprenant les termes de Michel Deutsch, on peut ainsi dire qu'être brechtien aujourd'hui dans le théâtre français, ce n'est pas forcément monter des textes de Brecht, c'est tout simplement ne pas accepter le théâtre, ni le monde, tel qu'il va. [2]

La même perception de Brecht se fait jour en Allemagne. Citons Matthias Langhoff : « affirmer “je suis brechtien”, c'est dire que je suis animé par la recherche d'un théâtre qui reste un théâtre politique aujourd'hui, qui parle des vrais problèmes d'une société, qui ne recule devant aucun risque, ne craint pas de se tromper, de briser les règles, les règles dramaturgiques notamment, tout en gardant ce désir d'être inscrit dans la marche du monde. » Et le metteur en scène de rappeler cette anecdote : juste après la guerre, Brecht se rend à Leipzig pour sa première rencontre publique avec des étudiants, qui lui demandent : « quel est le but de votre théâtre ? » Réponse de Brecht : « Mon théâtre n'a pas d'autre sens que l'organisation du scandale ». [3]

[1] André Steiger, « La posture d'inquiétude », in Avec Brecht, Actes Sud Papiers, 1999, p. 44.

[2] Ibid., p. 104.

[3] Ibid., p. 100.

Pour aller plus loin