Alberto Moravia à propos de L'Ennui

18 octobre 1961
07m 39s
Réf. 00017

Notice

Résumé :

Entretien avec Alberto Moravia à propos de son dernier roman L'Ennui. L'auteur évoque le sujet de son livre, l'impossibilité de posséder un être et l'incommunicabilité entre deux personnes.

Type de média :
Date de diffusion :
18 octobre 1961
Source :
Thèmes :

Éclairage

L'enfance d'Alberto Pincherle (1907-1990) dit Alberto Moravia (du nom de sa grand-mère paternelle) est marquée par la tuberculose osseuse et huit années de sanatorium qu'il met à profit pour découvrir la littérature et écrire Les Indifférents (1929), considéré par la critique comme l'un des premiers romans existentialistes européens, qui lui vaut - en même temps que le succès - l'hostilité du régime fasciste.

Préférant s'éloigner dans un premier temps de l'Italie pour voyager en compagnie de sa première femme, l'écrivain Elsa Morante, il y revient après avoir publié Les Ambitions déçues (1935), une oeuvre censurée qui lui vaut d'être qualifié de subversif par les autorités.Il se cache alors dans la campagne romaine où ses romans prennent une tournure plus sociale, alors que se forme sa conscience politique et se renforcent ses liens avec le Parti Communiste, dont il sera plus tard député européen (Agostino, 1944).

Après la guerre et sa mise à l'index par l'Eglise en 1952, son oeuvre prend un tour plus psychologique, Moravia se délectant à disséquer les moeurs de la société bourgeoise romaine (Nouvelles romaines (1954)), les relations amoureuses au sein du couple (Le Mépris (1954), adapté au cinéma par Godard) mais aussi la frustration de l'homme moderne dans la société industrielle régie par l'argent et le matérialisme (L'Ennui (1960)).

Aurélia Caton

Transcription

Pierre Dumayet
Nous commençons par L'Ennui du grand romancier italien Alberto Moravia. Monsieur Moravia, qui est ce personnage qui s'ennuie ?
Alberto Moravia
Le personnage qui s'ennuie, c'est un peintre de 35 ans, un peintre abstrait.
Pierre Dumayet
Riche ?
Alberto Moravia
Et en même temps, un bourgeois très riche qui a renoncé à l'argent parce qu'il a l'impression que l'argent l'empêche de travailler et provoque l'ennui.
Pierre Dumayet
Il est mélancolique, un peu ?
Alberto Moravia
Mélancolique.
Pierre Dumayet
Mélancolique rageur, dites-vous.
Alberto Moravia
Il est mélancolique furieux, plutôt, oui.
Pierre Dumayet
Un peu comme les Beatniks, un peu plus, un peu moins.
Alberto Moravia
Un peu comme les Beatniks, oui, qui veut vivre en bohémien tout en étant très riche, qui marche dans une voiture très vieille, tout en ayant la possibilité d'acheter une belle voiture.
Pierre Dumayet
Il vit seul ?
Alberto Moravia
Il vit seul dans un studio.
Pierre Dumayet
Dans le studio d'à côté, qu'y a-t-il ?
Alberto Moravia
Dans le studio d'à côté, il y a un vieux peintre de 65 ans, un érotomane qui reçoit sans cesse des femmes et qui, dernièrement, reçoit très souvent une jeune fille de 17 ans qui sourit dans le corridor au peintre, au jeune peintre.
Pierre Dumayet
Et un jour, le vieux peintre meurt.
Alberto Moravia
Le vieux peintre meurt dans les bras de la jeune fille. Et tout de suite, elle va trouver le jeune peintre dans son studio.
Pierre Dumayet
Ce sont les rapports de cet homme de 35 ans et de cette jeune fille qui font le livre. C'est à la fois une histoire d'amour et une histoire d'ennui, n'est-ce pas ?
Alberto Moravia
Oui. Le livre se développe à deux niveaux : à un niveau idéologique et à un niveau sentimental érotique. C'est-à-dire que le niveau idéologique, c'est le rapport de l'homme avec la réalité, c'est le problème de l'ennui. Et sa métaphore, son symbole, c'est l'histoire d'amour.
Pierre Dumayet
Cette jeune fille s'appelle Cécilia. Cécilia l'ennuie ce peinte. Pourquoi ?
Alberto Moravia
Elle ennuie le peintre parce qu'il croit la posséder. Alors puisqu'il la possède, elle n'existe plus pour lui.
Pierre Dumayet
Et il faut dire pourquoi, à un certain moment, elle cesse de l'ennuyer.
Alberto Moravia
Elle cesse de l'ennuyer du moment qu'elle le trompe.
Pierre Dumayet
Elle le fait souffrir à ce moment-là.
Alberto Moravia
Alors il a l'impression qu'il ne la possède pas puisqu'elle le trompe. Et alors à ce moment-là, il cesse de s'ennuyer et commence à souffrir.
Pierre Dumayet
Que signifie... Qu'est-ce que lui apprend cette souffrance ?
Alberto Moravia
La souffrance lui apprend qu'on ne peut posséder personne et que la recherche de la possession est une recherche vaine parce que l'objet de la possession se dérobe continuellement.
Pierre Dumayet
Il ne réussit pas à la posséder mais que fait-il pour la posséder ?
Alberto Moravia
Il fait trois choses : il cherche à la posséder à travers l'acte charnel physiquement, puis il cherche à la posséder en l'achetant, en lui donnant de l'argent, en l'attirant dans l'argent, et puis, enfin, puisqu'il ne réussit pas à la posséder avec de l'argent, il essaye de la posséder socialement c'est-à-dire il cherche d'en faire sa femme et de l'introduire dans la société qui est sa société bourgeoise.
Pierre Dumayet
Pourquoi refuse-t-elle ?
Alberto Moravia
Elle ne s'aperçoit même pas qu'il cherche à la posséder parce que ces valeurs à travers lesquelles elle pourrait être possédée ne l'intéressent pas.
Pierre Dumayet
Que signifient les rapports de ces deux êtres ? L'impossibilité de la possession ?
Alberto Moravia
L'impossibilité de la possession du côté de l'homme, et en général, l'incommunicabilité de deux personnes.
Pierre Dumayet
Vous citiez une phrase de Proust, tout à l'heure. Vous la citiez approximativement.
Alberto Moravia
Oui, je crois que la phrase, elle parle de la possession et entre parenthèses, il ajoute : « On ne possède jamais personne en réalité ».
Pierre Dumayet
L'ennui, c'est quoi, alors ? C'est la conscience qu'on ne peut pas posséder quelqu'un ?
Alberto Moravia
L'ennui, c'est la conscience qu'on ne peut pas posséder quelqu'un à travers les normaux moyens de possession.
Pierre Dumayet
Tant qu'on le considère comme un objet, par exemple ?
Alberto Moravia
Oui, tant qu'on le considère comme un objet, c'est-à-dire que tant qu'on le considère comme quelque chose qui n'est pas un but mais un moyen.
Pierre Dumayet
Pourquoi l'homme pose-t-il... Dans votre roman, pourquoi l'homme pose-t-il tant de questions à la femme ?
Alberto Moravia
Parce qu'il l'aime. C'est-à-dire il désire la posséder alors il pose des questions. La connaissance est une forme de possession aussi.
Pierre Dumayet
Poser des questions, ça sert à posséder ?
Alberto Moravia
Oui, si vous pouvez coincer une personne dans quelque chose dans laquelle elle ne peut pas s'échapper à travers un jugement moral, une accusation, une reconstruction d'une action, quelque chose qui la coince.
Pierre Dumayet
Vous êtes un grand poseur de questions.
Alberto Moravia
Oui. Personnellement aussi, oui.
Pierre Dumayet
Dans la vie aussi ?
Alberto Moravia
Oui, dans la vie. J'ai des fois posé des centaines de questions à des personnes qui m'intéressaient.
Pierre Dumayet
Pour savoir uniquement ?
Alberto Moravia
Pour savoir et pour plus que savoir, pour pouvoir les contrôler probablement.
Pierre Dumayet
Et pourquoi la femme répond-elle toujours à côté des questions, dans votre livre bien entendu ?
Alberto Moravia
Elle répond à côté parce qu'au fond, oui, c'est un animal c'est-à-dire elle ne répond pas. C'est un animal et en même temps une sorte de robot.
Pierre Dumayet
Mais il n'y a pas de solution à ce besoin apparemment naturel de posséder selon vous ?
Alberto Moravia
Oui, il y a une solution. Elle est indiquée dans la conclusion. La solution, c'est la renonc...
Pierre Dumayet
La renonciation.
Alberto Moravia
A l'objet et la contemplation.
Pierre Dumayet
De renoncer à l'objet ?
Alberto Moravia
Oui. Il faut renoncer à l'objet, alors on commence à l'aimer véritablement et puis on le contemple.
Pierre Dumayet
Pour posséder, il faut renoncer à posséder ?
Alberto Moravia
Oui.
Pierre Dumayet
Ça vous paraît une vérité, ça, personnellement ?
Alberto Moravia
Oui, au fond, oui. C'est une vérité de laquelle j'ai fait l'expérience et que je pense valable pour les autres aussi.
Pierre Dumayet
Pratiquement, ça signifie quoi ?
Alberto Moravia
Ça signifie de respecter... d'admettre que quelqu'un existe en dehors de nous, quelque chose existe. D'admettre la réalité objective en dehors de nous, la personne, la personne humaine.
Pierre Dumayet
Quel genre de liberté faut-il accepter dans ce cas-là pour...
Alberto Moravia
Il faut accepter tout. Il faut accepter les défauts, les travers, les trahisons et même tout ce qu'on pourrait désapprouver et par-là chercher de corriger.
Pierre Dumayet
C'est votre morale ? C'est votre conclusion ?
Alberto Moravia
C'est le retour d'expérience.
Pierre Dumayet
Ce sentiment d'ennui, pour revenir à l'ennui, vous paraît-il plus particulièrement italien ?
Alberto Moravia
Non, je pense que c'est un sentiment universel. L'ennui, comme je l'ai dit, comme je l'indique dans le livre, c'est l'absence de rapports avec la réalité ou l'incommunicabilité. Or c'est le mal moderne, je pense, surtout dans le monde qui est industrialisé, dans le monde industriel moderne. J'ai trouvé des traces de cet ennui, plus que des traces en Amérique, par exemple, aux Etats-Unis. Et selon mes informations, on le trouve aussi ailleurs, même en Russie.
Pierre Dumayet
Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Alberto Moravia
Enfin, des informations.
Pierre Dumayet
Partout alors ?
Alberto Moravia
Partout, oui, partout où il y a la civilisation industrielle et ce qu'on appelle l'aliénation technologique c'est-à-dire l'aliénation due au fait que l'homme vit au milieu des machines, qu'il n'est plus en contact avec la nature et il est employé comme moyen, il n'est pas un but. Mais évidemment, c'est aussi un cas particulier c'est-à-dire on ne peut jamais décrire que le particulier. L'art s'applique toujours au particulier. Il va du particulier à l'universel.
Pierre Dumayet
C'est un roman général. Merci.
(Musique)