François Truffaut à propos du métier de réalisateur

04 mai 1967
11m 09s
Réf. 00045

Notice

Résumé :

Entretien avec François Truffaut sur le métier de réalisateur. Il explique que souvent dans la carrière d'un cinéaste, ce sont les trois premiers films qui sont les plus importants. Il parle ensuite du tournage, des idées nouvelles qui peuvent surgir à ce moment-là, des grands réalisateurs, des sujets des films, de la logique des films, et de ce qu'est en définitive le cinéma.

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Date de diffusion :
04 mai 1967
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Éclairage

Le cinéaste français François Truffaut (1932-1984) n'a jamais renié les principes du jeune critique des Cahiers du cinéma qu'il fut de 1953 à 1959. Son premier long métrage, Les Quatre cents coups (1959) - film fondateur de la Nouvelle Vague avec A bout de souffle de Jean-Luc Godard - semblait en effet mettre en application les principes intransigeants prônés peu auparavant (janvier 1964) par le pourfendeur ironique de la "Tradition de la Qualité" qui représentait alors "une certaine tendance du cinéma français". Adepte de la "Politique des Auteurs", prônant une implication du réalisateur dans l'écriture des scénarios, Truffaut devait pour sa part créer au fil des ans une oeuvre sensible et cohérente.

Les audaces initiales, mises en oeuvre par des films jouant sur les codes de différents genres cinématographiques (Tirez sur le pianiste en 1960 ou Jules et Jim en 1962) évoluaient déjà pourtant, avec La Peau douce (1964) ou Fahrenheit 451 (1966), vers une sobriété de bon aloi que n'aurait pas reniée son modèle absolu, le cinéaste Jean Renoir.

Thierry Méranger

Transcription

(Musique)
Présentateur
François Truffaut.
François Truffaut
Quand le cinéma a été inventé, il a intéressé des gens jeunes. Il est certain que Abel Gance, Griffith et tous ces gens-là ont commencé à dix-huit ans, vingt ans, vingt-deux ans, Cecil B. De Mille était un jeune homme vraiment, en tournant en Californie. Et après, probablement à cause de l'invention du parlant, les films sont devenus trop chers, et on a décidé qu'on ne peut pas confier autant d'argent, Avec tous ces bruits d'avions qu'il fallait éviter pour faire des films sonores, On ne pouvait pas confier autant d'argent à des gens de moins de quarante-cinq ans. Et je crois que c'est comme ça que le cinéma est devenu trop solennel. Alors qu'est-ce qu'on a fait nous au fond la seule chose commune à tous nos articles et à nos campagnes de cinéma, c'était de dire il faudrait qu'on puisse faire un film à vingt ans comme Radiguet a pu faire Le Diable au corps à seize ans. Et parce que certainement je crois qu'on doit faire des choses très importantes quand on est jeune, et que c'est vraiment dommage. Je pense à un cinéaste comme Resnais par exemple, qui fait des choses parfaites. Mais je regrette qu'il n'ait pas commencé plus tôt. Je suis certain qu'avant de commencer par une chose aussi magistrale que Hiroshima, il aurait eu des longs métrages peut-être moins parfaits mais formidablement passionnants à faire s'il avait commencé à faire du cinéma à vingt ans. Alors je crois que c'est en plus un âge réellement précieux. Et c'est dommage de rester trop longtemps assistant, d'avoir trop longtemps besoin de gagner sa vie, et d'arriver quand même un peu blasé. Je ne dis pas que ce qu'on fait après trente-cinq ans n'a pas d'intérêt, mais ce qu'on fait avant est inestimable. Alors dans un premier film comme A bout de souffle, il y a la force d'un premier film, il y a la force de quelqu'un de jeune aussi. On ne pourrait pas faire A bout de souffle à quarante ans, ce n'est pas possible. Moi je trouve que c'est les trois premiers films qui sont intéressants. A partir du quatrième, ce n'est pas que ce n'est plus intéressant, c'est que c'est une carrière, c'est qu'on est dans un métier, alors si on est... Sûrement, évidemment que Renoir a été aussi intéressant à son quatrième, à son cinquième, Mais les trois réellement indispensables sont les trois premiers. C'est-à-dire pour Vigo qui est mort après son deuxième film, et je regrette qu'il n'ait pas fait un troisième qui serait la synthèse de l'autobiographie zéro de conduite et du grand film esthétique qui en général vient après et qui était L'Atalante. J'aime beaucoup les films des vieux metteurs en scène , ça je crois que... Mais ils sont intéressants justement un peu comme les films de jeunes, parce qu'ils sont un peu en dehors de la profession, ils sont un peu en dehors de la profession. Ils ont un nouvel intérêt qui est que... l'intérêt des premiers films, c'est qu'ils sont davantage en dehors de l'anecdote et c'est aussi l'intérêt des derniers films, où on fait semblant de raconter des histoires, et où en général elles ressemblent à une espèce de fable où c'est l'intérêt du Déjeuner sur l'herbe, du Caporal épinglé.
(Silence)
François Truffaut
Le Caporal épinglé est un film bien plus étrange et bien plus mystérieux que La Grande illusion. C'est un film étonnant. Moi je le revois de temps en temps, c'est un film que je trouve formidable. Plus riche que La Grande illusion, plus mystérieux.
(Silence)
François Truffaut
Alors c'est d'autres qualités qu'un film de jeunes, c'est un film de vieillard. Mais sûrement ce qu'on fait entre les deux, on a la maîtrise, on est dans le métier, on fait des films. Je le savais, moi je suis venu au cinéma par l'évasion, si bien que je ne peux pas être contre un cinéma d'évasion par exemple quand on dit c'est fini le cinéma d'évasion, on n'ira plus au cinéma pour passer deux heures. Toute ma vie ça a été ça, j'y allais pour oublier mes soucis. Si j'ai moins de soucis maintenant, j'attends quand même d'un film d'être vraiment plongé dans quelque chose?. Alors, je ne peux pas vous parler d'évolution, je ne peux pas. Je suis probablement attaché à certains caractères du cinéma. Si vous voulez, je regrette même, voyez, quand je fais un film par exemple je regrette d'être obligé de donner des interviews, je ne parle de ce qu'on fait en ce moment, Mais j'ai un goût pour l'anonymat très grand. Je serais très heureux que mes films sortent à côté des gares. J'aime beaucoup les cinémas qui sont à côté des gares, le cinéma de Saint-Lazare, le cinéma comme ça. Où les gens rentrent avant de prendre le train sans savoir vraiment ce que c'est, sans regarder même le titre. Ca, j'aime beaucoup ce cinéma-là, où on a quinze photos et puis en entre ou on n'entre pas. Mais l'idée est par exemple quand quelqu'un me dit c'est formidable, le cinéma, maintenant on va voir le film d'un tel ou d'un tel, Mais je ne suis pas content franchement, je sais que pour qu'un de mes films marche, il faut qu'on en parle comme un film de moi, comme Jules et Jim, Mais en réalité, je serais plus heureux d'avoir un succès quand je fais un film plus anonyme mettons comme La Peau douce encore ce n'est pas un film très anonyme, ou Tirez sur le pianiste. Un film d'aventures vraiment où j'aimerais ne pas avoir besoin de participer au lancement, qu'on puisse ne pas mettre les noms, et ça vraiment pour moi... Ce n'est pas une nostalgie, c'est que je crois que c'est ce qui était la force du cinéma, ce côté cinéma permanent, On entre au milieu, on ressort au même endroit, et puis on a été plongé pendant des heures dans quelque chose. Si quand je tourne il se passe à peu près la même chose dans ma tête que dans la tête de Renoir quand il faisait Toni, je suis content. C'est à dire, je ne crois pas au changement, je ne crois pas tellement au changement des choses. Je crois qu'il y a des gens qui ont toujours travaillé dans cet esprit. C'est quand vous lisez le livre sur Vigo, de Salles Gomes vous voyez les éclairs, tout à coup, il est devant les grilles de la gare d'Austerlitz, Il dis : « Tiens, les grilles, je vais utiliser les grilles», et il invente l'histoire de ce type qui vole le sac. A un autre moment il y a un peu de neige dans la rue, alors il met un écriteau, je ne sais pas quoi pour le chômage et l'usine fermée, Et lui fait faire la queue devant cet endroit pour chercher du travail, C'était... on improvisait aussi à ce moment-là, je ne crois pas qu'il y ait grand-chose de changé, C'est une recherche de la vérité alors c'est une recherche qui doit se faire quand on fait le scénario, Et puis qui se fait quand on tourne aussi, et puis aussi quand on monte, On trouve que finalement, telle chose qui était prévue pour aller avant, si elle va après, ça a plus de valeur, on la met après.
(Silence)
François Truffaut
Je crois que c'est plus par ressemblance si vous voulez, il y a des gens qui se ressemblent, Je crois que c'est plutôt comme ça que ça marche que par générations.
(Silence)
François Truffaut
Je ne dirais jamais que le scénario n'a pas d'importance, non, l'histoire c'est les deux, c'est la coïncidence entre l'histoire, l'esprit et qui fait l'intérêt, enfin je crois. Et quand même, il y a une façon de classer, c'est un classement un film, ce sont des scènes, ce sont de petits morceaux, Et peut-être qu'en mettant les morceaux dans un autre ordre, c'est meilleur, Je ne peux pas m'empêcher quand je vois un film, de me dire «tiens, ça serait plus fort si cette scène là était avant celle-là», non non. Je ne dis jamais ça, tout m'intéresse vraiment. Par exemple, je ne... pas comme spectateur, comme spectateur je ne pourrais pas voir un film qui se passe dans la jungle, je ne pourrais pas voir un film historique, Mais maintenant, si Orson Welles fait Falstaff, évidemment, je préfère Arkadin, une enquête à travers les capitales dans le monde d'aujourd'hui, Mais quand même, j'irai voir Falstaff parce que c'est lui Il n'y a plus de... je ne dirai plus jamais ces gens-là ne m'intéressent pas, ou ce milieu là ne m'intéresse pas, je ne dirais jamais ça à un metteur en scène parce que c'est insultant. On doit s'intéresser, on doit... du moment que lui s'y est intéressé, on doit s'y intéresser et les critiques qu'on doit lui faire portent sur autre chose, Sur la cohérence de son travail, ou sa logique mais jamais... ça je ne crois pas qu'on ait le droit de dire « Monsieur, vos paysans ne m'intéressent pas ou vos étudiants ne m'intéressent pas ou vos militaires ne m'intéressent pas ». Non, on doit s'intéresser à tout. C'est justement au nom de ça qu'on a condamné Gertrude en disant c'est une vieille histoire de gens d'autrefois, un vieux conflit qui n'intéresse plus personne, C'est ça, c'est pour ça qu'on a attaqué ce film. Alors c'est certainement injuste, non ? Non ça je ne vois pas, non le matériel de Delannoy est assez bon pour moi, le matériel de René Clement aussi, je crois pas au jugement sur le matériel. Eh bien le traitement, ça c'est les critères, c'est le talent, la sincérité, je ne sais pas quoi, la cohérence toujours, je crois beaucoup à la logique, Les bons films sont logiques et les mauvais sont illogiques. Ça je crois que en gros c'est une chose à peu près vraie.
(Silence)
François Truffaut
On peut dessiner ces films comme Hitchcock et Eisenstein , on peut les improviser, Je trouve qu'un critique en tout cas ne doit pas avoir de préférence pour tel ou tel genre de sujet. Ça vraiment j'ai toujours pensé ça, il devrait être, je pense par exemple à quelqu'un comme Benayoun, il est évident qu'un bon film réaliste il ne peut pas le comprendre, parce qu'il n'aime pas le réalisme. Alors pour moi c'est un critique spécialisé, il est aussi spécialisé que s'il était un critique de l'animation. Il y a ces gens de l'animation Lamartin, Bochet, Barbin, du moment que... Ils parlent avec mépris du cinéma « prise de vue directe », je veux dire quand il y a des acteurs. Parce que pour eux, ce n'est intéressant que quand les acteurs sont dessinés, c'est-à-dire quand on est dans l'animation.
(Silence)
François Truffaut
Alors finalement, les critiques normalement, il ne leur reste pratiquement qu'à juger le scénario. Puisque... ça au moins c'est là, c'est un matériel, mais le scénario ce n'est qu'un aspect du film, évidemment, c'est le matériel littéraire du film. On dit, ce matériel littéraire là me plaît, il est original, et les personnages vont dans des directions inattendues, Ou alors ils vont dans des directions convenues et tout est conventionnel. Mais sinon le cinéma c'est le secret, alors c'est très difficile, comment juger des choses secrètes comme ça, c'est difficile.
(Silence)
François Truffaut
Renoir a dit ça, que le cinéma était plus mystérieux que la peinture vous savez. Le cinéma est fait pour les cinq mille personnes qu'on passe, mais quand on passe, il n'y a que trois personnes qui comprennent quelque chose. Il affirmait que le cinéma était plus secret que la peinture, c'est probablement vrai à cause de tout cet amalgame de tous les éléments qui rentrent là-dedans. Et puis aussi même, on ne peut pas dire que les cinéastes sont meilleurs juges que les critiques parce qu'on ne trouve pas trois cinéastes d'accord au monde sur une liste de films. En admettant qu'ils se mettent d'accord à l'intérieur de ça.
(Silence)
François Truffaut
Et je sais que quand j'attaque un film et qu'on me répond j'ai été ému, j'arrête de l'attaquer parce que c'est un critère qui me plaît ça. Je me souviens d'un film de David Lean qui se passait à Venise avec Audrey Hepburn, alors j'avais beaucoup attaqué ce film, qui s'appelait Summertime, je crois? Et puis des gens disaient « Ah non, moi j'ai pleuré », alors bon eh ! bien, écoutez j'ai oublié et tout. J'ai oublié Rossano Brasi, le petit mendiant italien avec son bouquet de fleurs, toute cette romance qu'il y avait. Je me disais non, ça a quand même touché, et touché de façon intéressante. Alors là je trouve que c'est la meilleure chose pour désarmer. Oui, l'émotion c'est un bon critère, seulement l'émotion c'est quand même relié aussi à la culture. Selon sa culture, on est ému à des choses plus ou moins raffinées, plus ou moins abstraites.
(Silence)
François Truffaut
Moi je ne suis pas absolument sincère, moi j'aime assez l'hypocrisie, J'aime bien le mélange, j'aime beaucoup le mélange fait de sincérité et d'hypocrisie, Je ne sais pas pourquoi j'aime l'hypocrisie, j'aime beaucoup de gens hypocrites. L'hypocrisie, c'est le tact. Par exemple, je connais des gens sincères qui sont invivables.
(Silence)
François Truffaut
Quelqu'un avec qui je ne parle jamais, comme Simone Signoret, je la laisse parler, mais je ne lui dirai jamais quoi que ce soit, parce que c'est une femme sincère. Et sa sincérité va vers une espèce de muflerie. Je préfère quelqu'un qui par tact... je préfère même sentir quelqu'un qui fait des réserves sur vous, qui ne vous aime pas mais qui vous ne le dit pas. Donc, ce critère de la franchise absolue, n'est pas un critère pour moi. J'aime les gens, je mets le tact au dessus de tout, et quelqu'un qui a du tact, c'est-à-dire qui ne dit ce qu'il pense qu'au moment où il pense qu'il faut le dire, C'est pour moi une plus grande valeur que quelqu'un qui dit toujours ce qu'il pense par exemple. Je crois qu'il y a des oeuvres où on ne doit pas dire ce qu'on pense et des gens à qui on ne doit pas dire ce qu'on pense. Et des pensées qu'on doit cacher.