Anthony Burgess

12 novembre 1973
10m 19s
Réf. 00075

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Résumé :

Anthony Burgess, interviewé par Bernard Pivot, raconte comment il est devenu un "auteur professionnel", et pourquoi il a écrit certains de ses livres sous un pseudonyme. Il évoque ensuite le sujet de son célèbre L'Orange mécanique, l'importance du libre-arbitre et de la violence parfois nécessaires en politique et en art.

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Date de diffusion :
12 novembre 1973
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Éclairage

Si Anthony Burgess (1917-1993) est resté très célèbre dans le monde de la littérature, c'est essentiellement grâce à son huitième roman L'Orange mécanique, publié en 1962. Cet écrivain et linguiste britannique, soldat puis enseignant et compositeur, commence à écrire en 1959, avec cinq romans en un an dont La Folle semence, suite à un (faux) diagnostic d'une tumeur au cerveau qui lui donne une formidable énergie pour l'écriture. Cette expérience lui inspirera entre autres Le Docteur est malade, l'histoire de Edwin Spinkdrift, à qui l'on a diagnostiqué une tumeur au cerveau ; il s'enfuit de l'hôpital pour déambuler dans les rues de Londres et rencontre une série de personnages étranges, dont des jumeaux qui le font participer au concours du plus beau crâne.

Les écrits de Burgess sont multiples : critiques littéraires, essais, articles de journaux et romans. Son existence est intimement liée au cinéma : tout d'abord par l'adaptation de son roman le plus célèbre par Stanley Kubrick en 1971, mais également par son invention de l'Ulam, un langage préhistorique fictif utilisé dans le film La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud en 1981. Le roman de science-fiction L'Orange mécanique, raconte les aventures d'un jeune délinquant, Alex, qui viole, vole, torture et se bat. Après son arrestation, il subit un traitement scientifique lui rendant toute forme de violence insupportable. Sous des allures de roman philosophique, ce récit dénonce la violence et le danger d'une société sans liberté.

Aurélia Caton

Transcription

Interviewer
Anthony Burgess, votre traducteur Georges Delmont a écrit de vous ceci : « Burgess est aussi déconcertant qu'un dinosaure qui remonterait tranquillement les Champs-Élysées ».
Anthony Burgess
Oui, je l'accepte, oui.
Interviewer
Quel est votre signe astrologique?
Anthony Burgess
Poisson. Comme Georges Washington et Goldoni et Beethoven. Mais je ne suis pas du tout poisson, peut-être je suis taureau.
Interviewer
Ça veut dire que vous êtes un fonceur 
Anthony Burgess
Oui, j'essaye de lutter contre toutes les fautes de l'Etat moderne, les dangers de l'artillerie et tout ça, mais je suis au fond comédien. Mon métier est de faire de petits artefacts comiques si c'est possible.
Interviewer
Vous avez écrit combien de livres?
Anthony Burgess
Je viens de finir mon trentième, un livre sur la ville polluante, euh... trente livres.
Interviewer
En combien d'années?
Anthony Burgess
Combien de... Dix-huit années.
Interviewer
Trente livres en dix-huit ans, c'est énorme et pourquoi?
Anthony Burgess
Oui, il faut travailler très dur! C'est d'ailleurs une longue histoire, une histoire très curieuse, mais j'ai reçu la sentence de la mort. Les médecins, il y a seize ans, m'ont découvert dans la tête une soi-disant tumeur cérébrale, et ils m'ont dit que c'était inopérable. Et, très gentiment, ils m'ont donné une année encore pour vivre. Et alors je n'avais pas d'argent, je n'avais pas d'occupations, et j'ai visité quelques écoles pour obtenir un poste. Ce n'était pas possible parce que toutes les principals disaient « il n'y a pas d'avenir, mon vieux, il n'y a pas d'avenir ». Alors qu'est-ce qu'il y avait à faire? Seulement l'écriture! Et je suis devenu auteur professionnel. Pendant cette année finale, cette année si drôle et terminale, j'ai écrit cinq romans et demi.
Interviewer
Cinq romans et demi?
Anthony Burgess
Cinq romans et demi, et inclus Orange mécanique, et ce nouveau roman en français qui va paraître au bout du mois.
Interviewer
La folle semence
Anthony Burgess
Oui.
Interviewer
Et puis alors vous vous êtes aperçu au bout d'un an que vous étiez toujours en vie!
Anthony Burgess
Oui. Comme j'ai déjà dit, c'est une longue histoire. Je suppose que les vraies raisons de cette sentence ne sont pas cliniques, elles étaient politiques parce que j'étais en ce temps-là officiel colonial à Bornéo, Et j'étais mélangé dans les politiques natifs et ils m'ont expatriés trop vite avec cette histoire, avec cette belle histoire de tumeur cérébrale, je crois.
Interviewer
Parmi les trente livres, il y en a qui sont publiés sous un pseudonyme, le pseudonyme de Joseph Kell.
Anthony Burgess
Aussi John Burgess Wilson, trois noms. C'était nécessaire parce que les éditeurs avaient peur de cette fécondité. C'était nécessaire de dissimuler, à faire d'autres pseudonymes, d'autres noms de plume, et Joseph Kell est le chef de ces noms de plume.
Interviewer
Quelle est la part d'autobiographie dans votre roman le plus connu en France, Orange mécanique.
Anthony Burgess
Orange mécanique, oui, je l'ai écrit il y a treize ans, et ce n'était pas pour moi un grand roman, un chef-d'oeuvre. C'était seulement un petit jeu d'esprit linguistique, dans lequel j'ai essayé de mélanger les deux langues anglaises et russes, pour faire un nouveau idiolecte pour mon héros. C'était aussi une petite discussion théologique sur l'importance du libre arbitre. La violence dans le roman était nécessaire, pour représenter une espèce du mal. Parce que ma thèse était celle-ci: c'était important de choisir, nous avons le droit de choisir. Si nous voulons choisir le mal, c'est tout à fait humain. Mais si l'État nous impose seulement la capacité du bien, cette capacité du bien est tout à fait mal, est plus mal, est plus mauvais que le désir de faire de son libre arbitre le mal, par exemple la violence. Mais la violence dans le film est la seule chose dont les auditeurs se souviennent. C'est dommage parce que chez moi ce n'est pas très important.
Interviewer
Tout de même, vous semblez fasciné par la violence?
Anthony Burgess
Pas du tout. Non je n'aime pas la violence, je me corrige, je n'aime pas la barbarie. Je pense que Jean-Paul Sartre a fait cette distinction entre la barbarie et la violence. La violence est quelques fois nécessaire pour changer les choses, pour changer les choses politiques, et aussi pour faire les oeuvres artistiques. Si on fait de la sculpture, si on fait de la musique, on prend les données de la nature et on fait la violence, on fait la violence aux sculptures naturelles pour faire des sculptures tout à fait humaines. Cette espèce de violence, ce n'est pas mauvais. Mais la violence sans but, sans raison...
Interviewer
Gratuite!
Anthony Burgess
Oui, gratuite! Comme j'ai écrit dans mon roman, est pécheresse et tout à fait indésirable. Et j'exècre ça!
Interviewer
Qu'est-ce que vous pensez de vos compatriotes britanniques?
Anthony Burgess
Il y a deux espèces d'Anglais, les Anglais du sud et les Anglais du nord. Je suis de Manchester, je suis [incompris] de lancashire. Et nous sommes tout à fait différents des Anglais de Londres et du sud, parce que j'ai toujours pensé que ces Anglais, cette espèce d'Anglais étaient tout à fait incompréhensible. Un homme comme moi, j'ai pensé que ça valait mieux de revenir à mon propre endroit, qui est l'Europe catholique. Mais alors, j'habite en Italie, pays plein de très mauvais catholiques, mais qui sont plus sympathiques que mes compatriotes. Moi je n'aime pas les Anglais.
Interviewer
Et vous écrivez actuellement ou vous l'avez fini même je crois un Napoléon?
Anthony Burgess
Oui, ce n'est pas un sujet pour l'Anglais parce que la tradition avec nous est d'une horreur tout à fait mauvaise, mais j'admire beaucoup Napoléon parce qu'il est une espèce de grand Alex, Vous comprenez Alex, mon héros d'Orange mécanique. Et je vois dans le personnage de Napoléon une combinaison très intéressante de... euh... J'ai oublié le nom... machine à compter... computer. Comment on dit en français?
Interviewer
Un ordinateur!
Anthony Burgess
Ordinateur! Une combinaison d'ordinateur et de gorille! Demi-animal et demi-machine. C'est très intéressant! Mais pour moi, le motif principal d'écrire ce roman, est de faire une espèce de symphonie en paroles. J'étais auparavant musicien, et j'ai essayé d'imiter la symphonie Héroïque  de Beethoven avec quatre mouvements. Allegro, Marcha funebre, Scherzo et Variazione, et c'est possible avec cette méthode de représenter Napoléon, sans cette finale lugubre, Comme naturellement on trouve dans tous les mémoires de Napoléon, Napoléon mort à Saint Hélène, il y a des larmes etc. Mais la finale dans mon petit roman, mon grand roman, est tout à fait triomphale. Napoléon vit encore. Dans l'actualité, il vit encore chez nous autres Anglais. Parce qu'il nous a vaincus. Nous sommes une partie de la grande famille de l'Europe, ce que Napoléon a voulu. Alors après sa mort, il nous a vaincus.