José Saramago à propos de L'Année de la mort de Ricardo Reis

26 novembre 1988
05m 29s
Réf. 00153

Notice

Résumé :

Entretien avec l'écrivain portugais José Saramago, qui vient de publier un roman intitulé L'Année de la mort de Ricardo Reis, dans lequel il règle ses comptes - en quelque sorte - avec la figure tutélaire et incontournable de la littérature portugaise, Fernando Pessoa.

Type de média :
Date de diffusion :
26 novembre 1988
Source :
Thèmes :
Lieux :

Éclairage

Issu d'un milieu modeste, José Saramago (1922), le seul prix Nobel de littérature portugais (1998), est venu tardivement à la littérature. Serrurier de formation, il exerce divers métiers, travaille douze ans dans l'édition et publie, en 1947, un premier roman, Terre du péché, pour ne renouer avec l'écriture que vingt ans plus tard : des collaborations dans diverses publications, notamment le Diario de noticias qu'il dirige à partir de 1975, et la même année un nouveau roman, L'année 1993.

En 1982, Le Dieu manchot lui apporte la reconnaissance, et lui permet de se consacrer entièrement à sa carrière d'écrivain. Ce sont ensuite L'Année de la mort de Ricardo Reis (1984), dans lequel il instaure un dialogue avec Fernando Pessoa et l'un de ses hétéronymes, et L'Evangile selon Jesus Christ (1992), avec lequel cet écrivain engagé, qui aime à répéter que "le communisme n'est pas mort, il est à réinventer", fait scandale.

Mêlant le discours politique et la fiction la plus imaginative, notamment dans Le Radeau de pierre (1986), dans lequel la péninsule ibérique dérive sur les océans, Saramago reçoit en 1995 le prix Camoens et en 1998 la consécration du Nobel.

Aurélia Caton

Transcription

Eliane Boucharlat
Et je vais commencer par José Saramago. Vous venez de faire traduire en France, il vient de sortir, L'année de la mort de Ricardo Reis, et puis, il y a un autre livre qui était paru auparavant. C'est Le Dieu Manchot. Alors on va tout de suite parler de votre dernier livre qui est très révélateur de votre tempérament d'écrivain et de votre style, L'année de la mort de Ricardo Reis. Alors expliquez-nous, d'abord, qui est ce Ricardo Reis, pourquoi vous avez choisi cet hétéronyme-là de Pessõa, ce fameux poète qu'on connaît bien, ici ? Expliquez-nous un peu.
José Saramago
Disons que c'est peut-être une sorte de règlement de compte. Depuis mon adolescence, quand je me suis rencontré avec Ricardo Reis, il m'a beaucoup impressionné, son style, sa rigueur, la discipline du vers, et d'autre part, toujours m'a irrité et presque indigné son attitude devant la vie, devant la société jusqu'au point de dire... C'est une ode de Ricardo Reis. Il a dit : « Le sage, c'est celui qui se contente du spectacle du monde ». Et cette contradiction, cette espèce d'aberration de dire : « Moi, je n'ai rien à voir avec l'homme. Moi, je ne suis que poète ». Bon, alors disons que dans L'Année de la mort de Ricardo Reis, je lui ai réglé son compte et j'ai pacifié le mien.
Eliane Boucharlat
Alors parlons un petit peu de la façon dont vous présentez le livre. C'est-à-dire c'est un dialogue entre un mort, un homme qui vient de mourir - c'est-à-dire Pessõa - et puis son hétéronyme c'est-à-dire...
José Saramago
C'est quelqu'un n'existe pas qui est Ricardo Reis.
Eliane Boucharlat
Voilà. Alors expliquez-nous pourquoi, aussi, ce jeu de miroirs, ce style sans toutes les ponctuation, sans point d'interrogation, sans point d'exclamation... Et puis rappelons un peu le rôle de ces hétéronymes, c'est-à-dire que Pessõa avait plusieurs facettes de sa personnalités ? Chaque fois, il écrivait sous un autre nom ?
José Saramago
Oui. Mais ce que je pense, c'est que ce qu'il n'a fait que faire d'une manière organisée ce qui se passe en chacun de nous. Chacun de nous a, bon, plusieurs personnalités et identités, et il faut les rattraper toutes pour faire semblant d'avoir une seule personnalité. Ricardo Reis, ce qui s'est passé, c'est que Fernando Pessõa a assumé sa pluralité, sa diversité, et nous a dit, tous les jours, dans la lecture qu'on fasse de ses oeuvres, il nous fait savoir que nous ne sommes pas un mais plusieurs et quelquefois contradictoires.
Eliane Boucharlat
Et justement, à travers ce jeu de miroirs, est-ce que finalement, vous ne montrez pas le néant dans votre livre puisque...
José Saramago
Pas vraiment...
Eliane Boucharlat
Existe, n'existe pas ?
José Saramago
Pas vraiment le néant mais la conscience qu'entre le mensonge et la vérité, il n'y a qu'une feuille très mince de papier. Ce qui sépare, et d'un point de vue d'écrivain (que c'est le mien), ce qui sépare le mensonge de la vérité, c'est vraiment une feuille de papier. Nous sommes tous, hommes et femmes, du papier. C'est mon avis. Parce qu'on se réfère tout le temps à ce que nous avons lu et ce que nous avons lu, c'est ce qui fait notre pensée. Bon, alors dans L'Année de... dans ce roman-là, L'Année de la mort de Ricardo Reis, ce que j'ai voulu faire a été de rendre évident qu'il n'y a pas vraiment une raison vraie pour être définitive dans ce qui concerne la définition du mensonge et de la vérité.
Eliane Boucharlat
Alors avant de passer la parole à [Almeida Ferria], je voudrais simplement qu'on annonce votre prochain livre, Le Radeau de pierre. Qu'est-ce que c'est, ce Radeau de pierre ? Expliquez-nous rapidement.
José Saramago
Le Radeau de pierre, c'est la péninsule ibérique qui s'arrache d'Europe dans ce temps d'intégration et de réintégration. Je pense qu'il faut faire quelque chose en plus, que c'est de regarder vers le Sud. Et disons que mon roman, c'est une espèce de métaphore gigantesque pour rendre clair aussi aux yeux des Européens qu'ils ne peuvent pas rester comme une espèce d'enjeu entre l'Est et l'Ouest et qu'ils ont quelque chose à faire en plus, que c'est de regarder vers le Sud.