Entretien avec Habib Bourguiba

16 juin 1962
05m 23s
Réf. 00044

Notice

Résumé :

Entretien avec le président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, à la suite de l'affaire de Bizerte.

Date de diffusion :
16 juin 1962
Source :
ORTF (Collection: JT 13H )

Éclairage

En juin 1962, le président Bourguiba est interviewé par Michel Péricard pour le journal télévisé. Cet entretien est l'occasion d'évoquer les relations de la Tunisie avec la France après les heurts sanglants de juillet 1961. La donne a changé depuis l'été précédent. La crise de Bizerte a accéléré le départ des résidents français – même si plus de la moitié des Européens présents en 1956 avait déjà quitté le pays avant 1961. Surtout, l'Algérie est sur le point d'obtenir son indépendance, événement qui préfigure, à terme, le retrait des troupes françaises de Tunisie. En effet, Charles de Gaulle a toujours subordonné l'évacuation de Bizerte au règlement du problème algérien. Habib Bourguiba s'est résolu à patienter et à engager des négociations avec le général.

Questionné sur sa « philosophie des relations entre la France et la Tunisie depuis l'indépendance », Bourguiba peut développer les grands principes de sa politique extérieure : dialogue et stratégie des étapes. Si le pays penche en faveur du camp occidental dans le contexte de Guerre froide, les tensions n'en ont pas moins régulièrement surgi entre la France en guerre contre le FLN et la Tunisie indépendante qui sert de base arrière aux combattants algériens. Pour Bourguiba, le démantèlement de la dernière base militaire française, « séquelle de l'ère coloniale », ouvre la perspective de relations plus apaisées, basées sur la « coopération ». En réalité, c'est surtout la fin du conflit algérien qui semble augurer une normalisation des rapports entre la Tunisie et l'ancienne puissance coloniale. Les Français devaient quitter définitivement Bizerte le 15 octobre 1963.

Morgan Corriou

Transcription

Président Bourguiba
Eh bien, nous avons estimé que c’est un fait nouveau, n'est-ce pas, cette affirmation avec cette précision. Et nous en avons tiré la conséquence qu’il est possible que les relations franco-tunisiennes puissent rentrer dans une phase nouvelle. Et que même, des relations diplomatiques auraient, le cas échéant, si nous ne nous sommes pas trompés, (si telle est bien l’opinion du général de Gaulle), pourraient bien être rétablies très prochainement.
Journaliste
On ne comprend pas toujours, en France, Monsieur le Président, cette volonté de la Tunisie de réclamer l’évacuation totale et immédiate de Bizerte, alors que, par exemple, les Algériens, avec les accords d’Evian, ont admis la présence de troupes françaises à Mers el-Kébir pendant au moins quinze ans.
Président Bourguiba
Oui. Moi je ne suis pas qualifié pour parler au nom des Algériens. Moi, je vous dis que la Tunisie indépendante demande avec insistance le respect de cette indépendance. C’est-à-dire le retrait des troupes étrangères sur son territoire qui constituent la dernière séquelle d’un régime qui a disparu. Je crois que sur le principe, nous sommes d’accord avec la France. Il ne restait simplement à fixer le commencement, la date à partir de laquelle les opérations de retrait devaient commencer. Donc, ça n’a rien à voir avec Mers el-Kébir et les Algériens, dans quelles conditions... C’est un problème essentiellement franco-tunisien.
Journaliste
Nous avons parlé, jusqu’à présent, Monsieur le Président, des rapports entre la France et la Tunisie. Mais à l’intérieur de votre pays, les rapports avec les Français ou les Européens, depuis l’affaire de Bizerte, ne sont pas excellents. Des mesures ont été prises contre eux, qui ont créé une grande émotion. Croyez-vous que ce problème aussi puisse être résolu ?
Président Bourguiba
Bien des situations ont été résolues. Nous avons accordé le retour à beaucoup de ressortissants français. Nous avons fait de notre mieux pour ne pas tenir rigueur aux Français de ce qui s’est passé à Bizerte au mois de juillet dernier, quoique nous étions bien obligés, n’est-ce pas, de prendre certaines mesures. Mais je crois que toutes ces conséquences de l’affaire de Bizerte ne prendront fin réellement, n'est-ce pas, et que la page ne sera réellement tournée, qu’une fois que la cause aura été solutionnée, aura été liquidée.
Journaliste
Pour conclure, Monsieur le Président, je voudrais vous demander de tirer la philosophie des relations entre la France et la Tunisie depuis l’indépendance. Si on les examine, on s’aperçoit qu’elles ont été en dents de scie : ou très bonnes ou très mauvaises, rarement normales. Croyez-vous que nous soyons condamnés à avoir des relations de ce genre, ou pensez-vous qu’elles puissent s’harmoniser définitivement ?
Président Bourguiba
Oui. Mais je crois que la cause réelle et profonde de cette situation, c’est que la France n’a pas voulu, dès le début, décoloniser. C’est-à-dire aller jusqu’au bout de la décolonisation. Nous savions que cette décolonisation heurtait et heurte beaucoup certaines susceptibilités. Et nous avons fait de notre mieux pour faciliter les choses, accepter des étapes, des compromis. Mais nous ne pouvions pas transiger sur le but, sur l’objectif final, à savoir notre indépendance totale, l’évacuation de troupes étrangères. Quand nous avons demandé l’évacuation, on a poussé les hauts cris, estimant que Bourguiba ne…. … demande trop, quand on lui donne un peu, il réclame davantage. Alors que c’est un problème de reconversion de toutes les relations, de toutes les relations entre la France et la Tunisie. Il a fallu arracher ça, n'est-ce pas, bribe par bribe, à coups de crises, plus ou moins violentes, n'est-ce pas. Mais nous estimons qu’avec le retrait des troupes françaises de Tunisie, et la solution de tout ce vieux contentieux, n'est-ce pas, qui constitue une séquelle de l’ancienne ère coloniale, il n’y a plus aucune raison pour que nos relations, n'est-cepas, reprennent cette allure désagréable, et qu’il ne nous restera plus que la coopération. Puisque les problèmes de souveraineté et de dignité, n'est-ce pas, auront été surmontés. Et cette coopération, elle a toujours été conforme à nos vœux. Je crois que nous arrivons à la fin du processus, et que la situation une fois réglée sur Bizerte, il n’y aura plus, n'est-ce pas, de politique en dents de scie. Les relations se normaliseront pour toujours. Nous le souhaitons.
Journaliste
Je vous remercie, Monsieur le Président.