Interview de Monsieur Fulbert Youlou, Premier ministre du Congo

08 janvier 1959
03m 47s
Réf. 00082

Notice

Résumé :

Le Premier ministre du Congo-Brazzaville, l'abbé Fulbert Youlou, est interviewé sur les émeutes qui ont ensanglanté Léopoldville entre le 4 et le 6 janvier 1959, et leur impact sur l'autre rive du Congo, dans son nouvel État membre de la communauté.

Date de diffusion :
08 janvier 1959
Source :
ORTF (Collection: JT 13H )

Éclairage

L'abbé Fulbert Youlou est un exemple éclairant des leaders politiques d'Afrique centrale, qui accède au pouvoir dans le cadre du processus institutionnel mis en place à partir de la loi cadre de 1956 et grâce aux alliances conclues avec les partis des colons blancs. En effet, le système politique institué par la France s'efforçait de protéger la représentation de la communauté blanche, grâce au double collège jusqu'en 1956, puis par un redécoupage des circonscriptions électorales. Les partis africains concurrents s'efforcèrent donc de capter cet électorat blanc. Si Léon M'Ba, au Gabon, bénéficie du soutien du groupe des forestiers, Fulbert Youlou se concilie les « petits blancs » (employés, petits commerçants) récemment installés dans la colonie et jusque-là écartés des fonctions politiques au Congo-Brazzaville. Ses opposants, Jean-Félix Tchicaya et Jacques Opangault, s'appuient respectivement sur des anciens du Rassemblement du Peuple Français dévalorisés dans l'électorat africain et des Européens de la Section Française de l'Internationale Ouvrière qui apparaissent comme les représentants des grosses sociétés. C'est cette alliance avec les « petits blancs », ainsi que la popularité de l'abbé auprès de différents groupes africains, comme les jeunes Balali et adeptes du matswanisme (mouvement messianique d'opposition coloniale), qui lui permettent de gagner les élections municipales de Brazzaville en 1956. Son parti, l'Union démocratique de défense des intérêts africains (UDDIA) emporte 22 sièges à l'assemblée territoriale élue en 1957 contre 23 pour ses opposants, notamment le Mouvement Socialiste Africain (MSA) de Jacques Opangault.

Comme les autres leaders d'Afrique Équatoriale Française, Fulbert Youlou adhère au système de décolonisation organisé par de Gaulle dans le cadre de la communauté, en faisant voter favorablement au référendum de septembre 1958 : le oui l'emporte très largement. Dans cette voie vers une indépendance négociée entre des leaders africains « modérés », c'est-à-dire soucieux de maintenir des liens avec la France, et Paris, il convient de créer fin 1958 les nouveaux États, ce qui conduit à une course au siège de Premier ministre dans chaque République. Alors que les élus MSA et UDDIA de l'assemblée ne parviennent pas à s'entendre sur les futures institutions du pays, l'abbé Youlou réalise un coup d'État le 28 novembre 1958 en faisant proclamer la République par son seul parti. Youlou est nommé Premier ministre le 8 décembre et fait transférer la capitale de Pointe-Noire à Brazzaville, où il a ses principaux soutiens.

Le Premier ministre du nouvel État membre de la Communauté a été invité à Paris à la cérémonie de passation des pouvoirs entre le président Coty et le général de Gaulle le 8 janvier 1959, et il est interviewé au journal télévisé par François de La Grange. Bien que cet entretien intervienne peu après le coup d'État de Youlou, l'abbé n'est pas interrogé sur la situation de son pays mais sur celle de son voisin, le Congo belge. En effet, des émeutes ont ensanglanté Léopoldville entre le 4 et 6 janvier 1959 à la suite de l'interdiction d'un meeting du parti indépendantiste, l'Abako. Alors que l'effervescence politique gagne le pays, avec la multiplication de partis favorables à l'indépendance, la Belgique ne s'engage pas à brève et moyenne échéance vers l'émancipation de sa colonie. L'abbé fait donc en comparaison l'éloge du processus de décolonisation lancé par de Gaulle, dans lequel il s'est pleinement intégré pour accéder au pouvoir. Fulbert Youlou s'inscrit dans le discours gaulliste d'une décolonisation pacifique en Afrique noire. La position de Brazzaville, sur l'autre rive du Congo, place l'État de l'abbé Youlou au cœur de la crise qui secoue la région au moment de l'indépendance du Congo belge et qui devient le centre de gravité de la guerre froide en Afrique.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

Journaliste
Depuis quelques jours sont arrivés à Paris la plupart des Premiers ministres des Etats membres de la communauté ; et qui viennent assister à la cérémonie de la passation des pouvoirs entre le président Coty et le général de Gaulle. Parmi ces hôtes de marque, l’abbé Fulbert Youlou, Premier ministre de la République congolaise, à qui j’ai demandé de bien vouloir venir devant les caméras de la télévision pour lui poser deux questions qui peuvent paraître brutales. Monsieur le Premier ministre, la première, c’est celle-ci : Quelle résonance les événements de Léopoldville ont-ils eue dans la République du Congo, dont je rappelle que vous êtes le Premier ministre, et dans la ville de Brazzaville, dont je rappelle que vous êtes le maire ?
Fulbert Youlou
Elle est, en effet, brutale, la question que vous me posez, mais je me dois d’y répondre. Il n’y a pas eu de résonance politique. On devrait dire qu’il y a eu une résonance sentimentale, affective, du fait de l’interpénétration familiale des populations des deux rives. C’est-à-dire que ces populations ont les mêmes origines, les mêmes coutumes, et parlent les mêmes langues. C’est la raison pourquoi la résonance sentimentale produite par les événements qui se sont déroulés à Léopoldville est profonde.
Journaliste
Oui, alors justement, Monsieur le Premier ministre, vous m’amenez à ma deuxième question en me donnant déjà une première explication, mais ce n’est pas la seule explication. Il y en a d’autres, évidemment. Et je voudrais justement connaître ces autres explications que vous donnez aux événements qui ont ensanglanté Léopoldville.
Fulbert Youlou
Elles sont simples. D’une part, vous avez, sur une rive, la rive française, des populations qui ont atteint, grâce à la politique généreuse du général de Gaulle, la plénitude de leurs aspirations. Tandis que, d’autre part, sur la rive belge, vous avez des populations dont l’évolution politique ne semble pas suivre le même rythme. D’où, d’ailleurs, de ce côté, ce sentiment de révolte, dont nous connaissons les répercussions et les conséquences.
Journaliste
Mais le gouvernement belge ne devait-il pas, je crois, dans trois semaines, définir justement sa future politique au Congo ?
Fulbert Youlou
Et avant même de répondre à votre question, je dirais, qu’à mon avis, la violence n’est pas une solution. Et le prêtre que je suis la déplore entièrement et profondément. Je souhaiterais donc que les Belges veuillent se pencher sur ce problème et trouvent une solution qui permette d’aboutir pacifiquement à résoudre le problème politique de la rive belge.
Journaliste
Je vous remercie, Monsieur le Premier ministre.