L'accueil de la loi-cadre dans les territoires d'outre-mer

04 décembre 1956
07m 50s
Réf. 00122

Notice

Résumé :

Gaston Defferre explique l'esprit de sa Loi-cadre, et comment cette Loi-cadre a été reçue dans les territoires d'outre-mer.

Type de média :
Date de diffusion :
04 décembre 1956
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Éclairage

Dans un long entretien télévisé de décembre 1956, Gaston Defferre, ministre de la France d'Outre-mer du gouvernement Guy Mollet, répond aux questions de quatre élèves de l'Institut des Sciences Politiques de Paris. Dans un contexte de changements politiques accélérés - la loi-cadre votée en juin 1956 a profondément changé la donne politique en Afrique - et de troubles divers dans l'empire colonial, Defferre propose notamment un rappel historique sur le cadre institutionnel et politique de l'Union française, mis en place en 1946, et se risque à quelques analyses prospectives prudentes, dans lesquelles il prédit des adaptations et des évolutions. Pour autant, il considère encore les indépendances, en 1956, comme une perspective relativement lointaine.

Soulignons un point important, que développe longuement Gaston Defferre dans le document proposé, face aux questions empreintes de scepticisme des étudiants de Sciences-Po : le suffrage universel intégral n'entre en vigueur dans les territoires coloniaux qu'avec la loi-cadre de 1956. Théoriquement applicable depuis la suppression de la distinction entre « sujets d'Empire » et « citoyens » (loi Lamine Guèye du 7 mai 1946), sa mise en œuvre en Afrique subsaharienne a en effet été longtemps entravée par tout un ensemble de dispositions limitatives : exigence d'un niveau d'instruction minimum, limitation de l'accès au scrutin des femmes, double collège Européens/« indigènes », etc.

La loi-cadre de 1956 a donc, de fait, spectaculairement modifié la donne en ouvrant le jeu politique et en permettant une « africanisation des cadres ». Le nouveau texte met en place une décentralisation des pouvoirs de la métropole vers les territoires, ainsi que des mesures de déconcentration administrative accompagnant l'extension des compétences des assemblées territoriales. Elle prévoit surtout, pour l'ensemble des scrutins, un suffrage désormais véritablement universel - avec un collège unique d'électeurs –, ainsi que des conseils de gouvernement composés de ministres désignés par les assemblées territoriales et présidés par un représentant de la République française, accompagné d'un vice-président africain.

Cette conjoncture nouvelle, sur fond de guerre d'Algérie et d'émancipation en cours de la Gold Coast voisine, explique la rapidité et la vigueur des changements induits par l'adoption de la loi-cadre. Elle a de fait préparé une accession accélérée aux indépendances pour les pays d'Afrique sous domination française – mais on ne le sait pas encore en 1956, comme le suggère la réponse ouverte du ministre sur les évolutions éventuelles du statut des territoires africains.

Sophie Dulucq

Transcription

Etudiant 1
Maintenant, Monsieur le Ministre, que les populations noires ont un droit de vote égal à celui des populations blanches, je suppose que l’accélération des mouvements autonomistes va se poursuivre, mais que des liens ont été établis dans le cadre de la loi auquel votre nom reste attaché. Considérez-vous que cette loi-cadre est une étape vers un mouvement fédéraliste qui grouperait les différents pays de l’Union française, ou au contraire, aura une autonomie plus poussée ; ou bien, considérez-vous que cette loi-cadre est, en elle-même, une fin, et qu’elle marque en quelque sorte un terme dans l’histoire des institutions de l’Union française ? Et dans le cas où une fédération de l’Union française pourrait s’établir, quels seraient les liens entre cette fédération de l’Union française et une éventuelle fédération des différents Etats européens ?
Gaston Defferre
La question que vous me posez est une question extrêmement intéressante, mais je ne pourrais pas y répondre complètement. D’abord parce que je ne suis pas assez prétentieux pour croire que ce que j’ai pu faire, ou même ce que le Parlement a pu voter à ma demande, peut être quelque chose de définitif. Je pense que cette loi-cadre est une étape importante, une étape qui sera de très longue durée, mais ça ne sera certainement pas quelque chose de définitif. Et les rapports entre la Métropole et les territoires d'outre-mer évolueront encore dans l’avenir. A quelle cadence ? A quel rythme ? Dans combien de temps ? Il est impossible de le prévoir.
Etudiant 1
Si bien qu’éventuellement, vous envisageriez que les liens politiques actuellement établis ne sont essentiellement qu’un moyen de maintenir des liens culturels, des liens humains et des liens économiques avec ces territoires d’outre-mer ?
Gaston Defferre
En vérité, je pense que ce qui est très important, c’est que dans un même territoire, des Français et des autochtones, des Blancs et des Noirs puissent vivre en bonne intelligence. Et que tant que les Français pourront vivre au Sénégal, au Soudan, en Guinée, au Niger, au Gabon, et être en très bons termes avec la population, tant qu’on continuera à y enseigner le français, tant que c’est notre monnaie qui circulera, les liens resteront très solides entre ces territoires et nous. Et je pense que ce n’est pas avec les liens constitutionnels, que ce n’est pas avec des textes écrits que l’on réalisera cela. Que c’est par une action humaine et par des gestes, par des actes que l’on pourra faire en sorte que les Français et les populations de ces territoires d’outre-mer restent unis.
Présentateur
Hubert de Ravinel, vous avez une question également à poser ?
Hubert (de) Ravinel
Est-ce que vous avez déjà eu, Monsieur le Ministre, des échos de la part de représentants des pays, et qui ont pu vous dire ce qu’ils pensaient, là-bas, de la loi-cadre telle qu’elle a été votée ? Loi-cadre qui régira les rapports de la Métropole avec les territoires d’outre-mer.
Gaston Defferre
Oui, j’ai eu des échos, des échos extrêmement sympathiques. Les représentants et la population des territoires d’outre-mer sont heureux que la France n’ait pas attendu qu’il soit trop tard pour agir et pour créer les institutions qui leur permettront de participer à la gestion de leurs propres affaires, et qui les associeront davantage à cette gestion en commun avec la France.
Hubert (de) Ravinel
D’ailleurs, ces représentants d’outre-mer désiraient certainement voir appliquer la plupart des réformes qui sont leur cadre actuellement. Et ils ont, je pense, manifesté plusieurs fois leur désir de voir aboutir des réformes auxquelles nous arrivons actuellement.
Gaston Defferre
Ces réformes avaient été demandées, c’est exact. On ne peut pas dire qu’elles aient été demandées dans le détail, tel qu’elles existent dans la loi. Mais il est incontestable que ce qui a été fait répondait aux vœux des populations des territoires d’outre-mer.
Intervenant 1
Monsieur le Ministre, si vous me permettez de vous poser encore une question, mon camarade, en vous demandant ce qu’il vient de vous demander, a déjà posé les premiers jalons d’une question assez importante et qui a retenu votre attention tout particulièrement. C’est celle de l’africanisation des cadres. Et j’aimerais savoir par quels moyens vous comptez assurer cette africanisation des cadres. Et si vous arrivez à recruter, dans les territoires d’outre-mer, les hommes noirs qui seront les cadres de l’administration, par quel moyens d’abord, et ensuite, comment s’appellera le reclassement des cadres français actuels, des cadres européens qui se trouvent sur place et qui pourront être classés dans un secteur autre ou bien dans le secteur administratif de l’Union française, je ne sais pas. Comment vous pouvez envisager cette question.
Gaston Defferre
Eh bien, j’ai pensé à ce problème, et j’en ai même beaucoup parlé au cours des débats qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale et au Sénat. C’est un problème très important. Donc, pendant longtemps, les autochtones, les Africains, notamment, ont eu l’impression qu’on les tenaient à l’écart de l’administration. C’était une chose très injuste. Car quand il s’agissait de faire la guerre, on ne les tenait pas du tout à l’écart. On les mettait même souvent dans les endroits les plus exposés. J’ai prévu une africanisation des cadres – c’est le terme à la mode – et je l’ai prévue de plusieurs façons. D’abord, sans attendre que la loi-cadre soit votée, j’ai pris un décret en ce qui concerne l’école de la France d’Outre-mer, que vous connaissez, et qui permet de recruter, dans cette école, davantage d’Africains. Car il ne faut pas oublier que, dans le passé, on n’en a pratiquement pas recruté, qu’ils étaient pratiquement exclu, sauf quelques très rares exceptions de cette école. Ensuite, il est prévu que dans les cadres territoriaux – je réponds à la question qui a été posée tout à l’heure par votre jeune camarade – il est prévu que dans les cadres territoriaux, comme dans les cadres d’Etat, il y aura une part importante d’Africains et qu’ainsi l’africanisation des cadres sera réalisée. Est-ce que cela portera préjudice aux Français métropolitains qui sont dans cette administration ? J’ai fait, à ce sujet, des déclarations très précises. Les droits acquis des fonctionnaires seront respectés. Quand l’Etat engage un fonctionnaire, il donne sa parole. Cette parole doit être tenue et elle sera tenue. Dans l’avenir, il est incontestable qu’il y aura davantage d’Africains dans l’administration. Je ne sais pas s’il y aura moins de métropolitains. Car en vérité, beaucoup de ces territoires ont été sous-administrés. On manquait de personnel administratif. Et à partir du moment où les Africains vont participer à la gestion de leurs propres affaires, ils auront besoin, pendant, en tout cas, une longue période, de beaucoup de conseillers, de toutes sortes. Et par conséquent, je suis convaincu qu’il y aura beaucoup de places pour beaucoup de métropolitains.
Intervenant 1
Vous considérez, par conséquent, Monsieur le Ministre, qu’il y aura une véritable coexistence entre les autochtones et entre les Français et Européens qui seront maintenus dans ce pays, et que tous les deux pourront coopérer à une même…
Gaston Defferre
J’en suis absolument convaincu.
Présentateur
Monsieur le Ministre, est-ce que vous n’auriez pas quelques mots à dire sur les élections qui viennent de se dérouler en AOF, en AEF et à Madagascar ? Je crois que c’est fort intéressant.
Gaston Defferre
Si, je peux en parler. Comme vous le dites, c’est extrêmement intéressant. D’abord, pour revenir à ce que nous disions tout à l’heure, ces élections ont été entièrement libres. J’avais fait une circulaire, qui n’avait peut-être pas un style administratif, mais qui était très catégorique – dans laquelle je prévenais tous les fonctionnaires que s’il y avait la moindre intervention administrative dans le domaine électoral, des sanctions sévères seraient prises. Et j’ai noté, avec beaucoup de satisfaction, qu’alors qu’on a voté dans un très grand nombre de communes, en Afrique occidentale, en Afrique équatoriale, à Madagascar, et dans tous les pays territoires de l’Union française, je n’ai pas reçu une seule réclamation. Des hommes ont été élus, qui ont été choisis par la population. Et tout s’est passé d’une façon absolument remarquable. Si bien que, maintenant, nous avons, dans les plus grandes villes de nos territoires d’outre-mer, des conseils municipaux, des maires, des adjoints, qui sont des gens qui représentent incontestablement la population et qui peuvent parler valablement ensemble.
Présentateur
Le cas de Madagascar est tout à fait typique, par exemple ?
Gaston Defferre
Le cas de Madagascar est tout à fait typique. A Tananarive, par exemple, le maire de Tananarive est un homme qui a appartenu à ce mouvement qui s’appelle MDRM et qui a participé à l’insurrection de 1947, et qui est un nationaliste malgache, un nationaliste modéré, mais un nationaliste malgache. Il est, aujourd’hui, maire de Tananarive. C’est la preuve. C’est d'ailleurs la réponse que j’ai faite à un interpellateur, il y a quelques jours, à l’Assemblée nationale, et qui s’adressait à moi à propos de ces élections. Je lui ai dit : « La meilleure preuve que ces élections ont été libres, c’est le choix qui a été fait à Tananarive ». Cela démontre à quel point l’administration a respecté le choix des électeurs.