L'oie capitale des Landes

10 décembre 1966
07m 41s
Réf. 00154

Notice

Résumé :

En chalosse, l'élevage d'oies permet de valoriser les petites exploitations. Certains agriculteurs s'équipent pour augmenter une production familiale d'oies grasses et de foies gras dont les cours sont fixés lors des marchés ; d'autres misent sur le progrès pour produire à plus grande échelle, bénéficiant pour l'écoulement de leur production de l'intervention de la Sica Foie gras des Landes.

Type de média :
Date de diffusion :
10 décembre 1966

Éclairage

"Comment passer de 50 oies gavées annuellement, comme le faisaient mes parents, à 250 aujourd'hui "? Tel est le défi que tente de relever Alain Harambat, jeune agriculteur de Saint-Sever qui exploite avec sa femme une propriété de 20 hecatres de Surface Agricole Utile (SAU). Il espère ainsi retirer un salaire correct pour les deux, salaire qu'il n'a pas avec le revenu actuel de sa ferme. Cet acte volontariste n'est pas le fruit du hasard, il s'appuie sur la tradition pour s'ouvrir à la modernité.

Une tradition rurale ancestrale

Dans les Landes, la Chalosse élargie à dix cantons du Sud Adour, de Dax à Aire-sur-l'Adour est historiquement un "pays" de production de "gras" (oies et canards gavés au maïs). En 1960, elle fournit la moitié de la production française. Le cercle des consommateurs est restreint, ce sont des gourmets locaux, des conserveurs du Périgord et d'Alsace qui viennent s'approvisionner sur les marchés locaux : Montfort-en-Chalosse, Mugron, Saint-Sever, Aire-sur-l'Adour, Hagetmau, Dax, Peyrehorade...

Une ferme moyenne produit une cinquantaine d'oies pour la conserve familiale et la vente. Pour cela, elle dispose d'une mare où a lieu la reproduction. Les gascons ont baptisé "jeu", l'ensemble constitué par un jars et 5 à 6 femelles. Une centaine d'œufs sont couvés par des dindes, dans un coin de la grange. Les nombreux aléas de cet élevage : œufs clairs (non fécondés), oisons fragiles (nourris aux orties hachées dès le jeune âge), les attaques de la buse... laisseront bon an, mal an 50 oies élevées sur des parcours herbeux pendant 6 à 8 mois. Le gavage, fort contraignant, se pratique 3 fois par jour, pendant 30 jours, à l'aide de l'embuc (sorte d'entonnoir muni d'une vis hélicoïdale qui amène jusqu'au jabot le maïs légèrement bouilli). Le gavage est exclusivement une "affaire de femmes".

Le foie gras, quant à lui, reste "un luxe plébéien des métayers du Sud-Ouest" [1]. Chez le paysan il est surtout destiné au marché. A la métairie, on n'a droit qu'aux petits, aux rougis, difficilement vendables. La viande d'une quinzaine d'oies - les autres sont vendues sur les marchés - est confite et conservée sous la graisse dans des "toupies" de terre cuite pour la consommation familiale. Ainsi pratiquaient les parents d'Alain Harambat jusque dans les années 1960.

L'environnement social et économique

Nous sommes en 1960, 20 ans après l'adoption par l'Assemblée Nationale Constituante du Statut de Fermage et du Métayage qui met fin au faire-valoir le plus conservateur qui soit : le métayage. La Chalosse, secouée périodiquement de luttes sociales, est peuplée de métayers qui survivent sur des exploitations de moins de 10 ha. En majorité devenus petits propriétaires, parfois seulement de leur maison, ils ont maintenu des traditions de polyculture, vigne, maïs et volailles.

Ici plus qu'ailleurs, les années 1960 ont apporté, à certains égards et en plein Trente Glorieuses, une véritable euphorie dont le maître-mot est "progrès". Quelques données méritent d'être précisées :

-le maïs porté haut par les hybrides, la fertilisation et la mécanisation, bouscule la tradition et s'impose dans 90% des exploitations, par les surfaces cultivées et les rendements obtenus

-l'amélioration des techniques est l'objet de toutes les préoccupations. Le Ministère de l'Agriculture et sa DSA (Direction des Services Agricoles), les Foyers de Progrès Agricoles, la Chambre d'Agriculture, la profession qui s'organise en GVA (Groupements de Vulgarisation Agricole), les maîtres agricoles animateurs de CIVAM (Centre d'Initiation et de Vulgarisation Agricoles et Ménagers), tous dispensent dans les campagnes la bonne parole des dernières techniques

-afin de maintenir un revenu agricole qui permette aux petits exploitants de vivre, la valorisation du maïs produit sur l'exploitation s'impose avec force. La valeur ajoutée de sa transformation en produits de qualité, volailles, bœuf de Chalosse, porc fermier est l'objectif primordial, aussi, des éleveurs de palmipèdes à foie gras. L'obtention du premier label français par le Poulet Jaune des Landes en 1966 a une portée considérable et fait office de puissante locomotive.

Logiquement, le foie gras d'oie et de canard rentre dans l'économie marchande. De revenu d'appoint dans "l'artisanat domestique féminin" [2], il devient revenu principal pour beaucoup d'exploitations, grâce à une production intensive qui deviendra bientôt industrielle.

Avec Henri Demay, de Baigts en Chalosse, nous sommes dans une configuration différente de celle d'Alain Harambat. Comptable de profession, il rentre en agriculture à 40 ans en acquérant une exploitation d'une vingtaine d'hectares en plein "pays du gras" et en obtenant le diplôme du BAA (Brevet d'Apprentissage Agricole). Séduit par l'élevage, il a en point de mire deux phares du progrès, Artiguères et la SICA de Saint Sever. Il adhère à cette dernière et produit du poulet jaune label.

Sur le domaine d'Artiguères à Benquet près de Mont de Marsan, l'INRA a mis en place dès 1958, une Station expérimentale de l'oie grise du Sud-Ouest. Des chercheurs portent leur action sur la génétique, les conditions d'élevage, la nourriture, l'action personnelle du gaveur.

Henri Demay tire partie des enseignements qu'il a retirés de la visite du domaine d'Artiguères et installe chez lui, avec l'aide de sa famille, une unité de production de 400 oies ce qui suppose incubateurs, parcs d'élevage sur caillebotis, salle de gavage... sous l'œil parfois suspicieux de ses voisins.

Les parcours différents d'un jeune agriculteur issu de la tradition familiale qui réalise une mutation de grande ampleur et d'un "étranger au pays", partisan de techniques modernes, sont un raccourci ; mais il rend compte des profondes transformations économiques, sociales et pour tout dire culturelles du milieu paysan de Chalosse dans les années 1960 et s'inscrivent parfaitement dans l'Histoire du "pays landais".

[1] Document Chambre d'Agriculture des Landes 1993, IGP

[2] DELAUNEY, Michel , Un délice nommé foie gras. Une histoire d'Adour, Paris : les Presses du management, 1999.

Maurice Gassie

Transcription

(Silence)
Journaliste
Ce sont dans des fermes telle celle-ci en Chalosse principalement, que l’on élève les oies. 200 tonnes de foie gras, soit plus de 50% de la production française sont ainsi produits dans ce seul département chaque année. Monsieur Harambat, comment avez-vous été amené à faire de l’élevage ?
Alain Harambat
J’ai été amené à faire de l’élevage un peu par tradition parce que mes parents le faisaient. Déjà ils faisaient de l’élevage de l’oie en petite quantité. J’ai cru qu’en développant cette production, ça pouvait apporter un revenu appréciable pour l’exploitation.
Journaliste
Quelle est la surface de la ferme que vous exploitez ?
Alain Harambat
22 hectares, de surface agricole utile.
Journaliste
Est-ce que des cultures traditionnelles seraient rentables sur cette surface ?
Alain Harambat
Rentables oui mais pas suffisantes pour apporter un revenu normal, un salaire normal pour moi et pour ma femme.
Journaliste
Combien faites-vous d’oies actuellement par an ?
Alain Harambat
Cette année, je vais faire 250 oies.
Journaliste
Combien en faisait-on traditionnellement dans la région ?
Alain Harambat
50 oies environ. Mes parents faisaient 50 oies.
Journaliste
Comment pouvez-vous passer de 50 à 250 ?
Alain Harambat
Certes, ça pose des problèmes parce que pour produire 50 oies, on faisait mettre les oisons sous les dindes. Pour en produire 250, il faut un incubateur. Pour gaver il faut une salle de gavage, il faut des gaveuses électriques. Il y a quand même certains investissements.
Journaliste
Est-ce que malgré tout, et en dépit de la chute des cours de cette année, est-ce que cela offre un caractère de rentabilité ?
Alain Harambat
C’est certainement un revenu quand même appréciable pour l’exploitation, c'est-à-dire ça fait quand même à peu près la moitié du revenu agricole de l’exploitation. Mais, j’estime que je n’obtiens pas le salaire que je mérite.
Journaliste
Ce salaire, en effet, est fonction des cours. Et les cours traditionnellement se font au marché. Des marchés, en cette saison, hebdomadaires, à Saint-Sever, à Aire-sur-l’Adour, à Hagetmau et dans presque toutes les petites villes des Landes.
(Bruit)
Journaliste
10 heures viennent de sonner à Saint-Sever.
(Bruit)
Journaliste
Le marché des foies s’ouvre et les marchands en moins d’une demi-heure vont traiter les lots qui leur sont proposés. Mais tandis que ces traditions se perpétuent vaille que vaille, des éleveurs déjà transforment leurs exploitations et de plus en plus se modernisent. L’oie et la volaille deviennent alors l’activité principale de la propriété. Monsieur Demay, une première question. Je voudrais savoir pourquoi vous avez orienté votre action entièrement vers l’élevage des volailles ?
Henri Demay
Dans la seule petite propriété que j’ai prise là, je n’ai que 26 hectares, il est certain que la céréale ne payerait pas assez, il n’y a pas assez de surface pour faire la céréale. Alors, j’ai orienté justement mon exploitation sur les volailles et le foie gras qui est une spécialité quand même de la région. Et surtout au point de vue qualité.
Journaliste
Comment en êtes-vous venu justement à cette spécialisation ? Comment vous êtes-vous à la fois renseigné, orienté, enfin… ?
Henri Demay
Ben, au début j’ai fait quand même un stage à Artiguères, à la Recherche d’Artiguères pour justement voir si c’était valable, faire du foie gras en assez grande quantité et j’ai vu qu’avec… il y a quatre ans de ça, qu'il y avait des possibilités. Au début, nous avions eu des difficultés surtout au point de vue éclosion d'oisons. Artiguères a mis un procédé quand même valable pour justement l’éclosion : incuber les incubateurs avec des incubateurs "mammouth", enfin artificiellement. Et de là j’ai augmenté mon exploitation. Et j’ai apporté enfin une vingtaine d’oies reproductrices, je suis arrivé à 80 oies reproductrices. Je fais tout le cycle, je fais la reproduction, et je vais jusqu’au gavage. L’élevage et le gavage.
Journaliste
Comment commercialisez-vous vos produits ?
Henri Demay
Alors, les produits, je commercialise avec la SICA, au point de vue oies. Avec la SICA foie gras des Landes à Saint-Sever. Et au point de vue poulet, je fais partie du Corps du Poulet Jaune sous label, poulet jaune des Landes qui est aussi à l’abattoir de Saint-Sever aussi.
Journaliste
Est-ce que l’exploitation que vous gérez actuellement, cette exploitation eût été possible sans, disons l’intervention de cette SICA ?
Henri Demay
Ben, non. L’expansion surtout au point de vue foie gras, l’expansion est due surtout justement à cette commercialisation que nous avons mise en place à la SICA. Et parce qu’avec les marchés, il n’aurait pas été possible de présenter sur des marchés une quantité d’oies à la fois. Et ce qui a permis aussi, cette SICA, c’est d’étaler le gavage, le temps du gavage car les marchés se faisaient uniquement depuis septembre jusqu’en janvier, fin janvier maximum. Tandis que maintenant nous pouvons encore apporter à la SICA toute l’année. Alors, pour les canards, c’est extrêmement valable parce que nous avons des bêtes à peu près toute l’année, on apporte à la SICA toute l’année. Maintenant, pour les oies, ça augmente quand même, nous pouvons emporter des oies grasses à…depuis fin juin jusqu’à fin janvier, même quelquefois fin février.
Journaliste
L’élevage proprement dit est encore le travail principal de la femme. Et élever 400 oies au lieu de 50 n’est-ce pas pour elle finalement un surcroît ?
(Bruit)
Intervenante 1
L’élevage lui-même, on le fait dans d’autres conditions. Je préfère élever 250 oies avec un incubateur, des gaveuses électriques que 50 oies traditionnellement comme le font encore…comme on le fait encore dans la plupart des cas dans la région.
Journaliste
Est-ce que des élevages de cet ordre sont susceptibles, madame, de revaloriser la petite exploitation ?
Intervenante 1
Oui. Dans la mesure où la petite exploitation pourra investir sur un élevage assez important. Qui dit élevage important dit forcément investissement. Investissement assez important aussi. Et la petite exploitation n’a pas toujours les moyens d’investir suffisamment.
Intervenante 2
Plusieurs personnes sont venues voir pour se rendre compte des différences quand même et sont prêtes à aller faire l’essai elles-mêmes.
Journaliste
Est-ce que vous pensez que ça leur sera profitable ?
Intervenante 2
Je crois que oui mais déjà certaines ont pris des mesures et autres choses et... enfin, qui ont été contentes de cet aménagement.
Journaliste
En somme, selon vous, ce serait une possibilité de vie pour la petite exploitation dans cette région.
Intervenante 2
Ah sûrement oui. Pour les petites exploitations, c’est sûrement d’un avenir certain.