Lille et la révolution industrielle

19 novembre 1978
07m
Réf. 00034

Notice

Résumé :
L'évolution de Lille au moment de la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Enfermée dans ses fortifications, la ville est surpeuplée ; la population vit entassée dans des courées entre le cabaret, et l'usine en pleine expansion. L’expansion de l'industrie textile aboutit à l'intégration dans la ville de Wazemmes, Esquermes et Moulins.
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19 novembre 1978
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Éclairage

Entourée de faubourgs où les manufactures et les usines sont en pleine expansion, la ville étouffe dans son enceinte de fortifications héritées de l’époque de Vauban. Les marécages et les canaux, qui servent trop souvent d’égouts à ciel ouvert, entretiennent l’insalubrité et les épidémies. Insalubrité qui est à son comble dans le quartier de Saint-Sauveur où s’entasse la population indigente : à plusieurs reprises, en 1832, 1839 et en 1848, le choléra y fait de terribles ravages alors que les quartiers résidentiels de Saint-André, de Sainte-Catherine et les artères bourgeoises du centre sont relativement épargnés. Les caves de Lille, que Victor Hugo stigmatise en 1853 dans Les Châtiments ("Caves de Lille ! On meurt sous vos plafonds de pierre !"),  et les courées, véritables cités d’urgence qu’on multiplie à la hâte pour loger le prolétariat manufacturier, paient un lourd tribut à la mort tout au long du siècle. Le rapport du conseil de salubrité du département du Nord du 1er avril 1832 liste tous les problèmes de logement et de salubrité de l’habitat : caves obscures, air infect, humidité, "Les fenêtres, toujours closes, sont garnies de papier et de verre, mais si noirs, si enfumés que la lumière ne saurait y pénétrer […]. Le sol de l’habitation est encore plus sale que tout le reste ; partout sont des tas d’ordures, de cendres, de débris, de légumes ramassés dans les rues, de paille pourrie [...] Aussi l’air n’est-il plus respirable… ".

La ville est menacée d’asphyxie. L’expansion des affaires et la renommée de la ville sont compromises. Sous le Second Empire, les grands chantiers ouverts à Paris sous l’impulsion du baron Haussmann stimulent en France et à Lille.

Dès 1856, sous l’impulsion de Casimir Mourmant, maire de Wazemmes et d’un homme d’affaires Alexandre Eeckmann-Lecroart, l’agrandissement de la ville fortifiée est envisagé. Les décrets promulgués par Napoléon III, le 2 juillet et le 13 octobre 1858, dégagent enfin Lille de son cadre étriqué en repoussant les remparts au sud et à l’ouest. Ils font passer sa superficie de 411 à 2110 hectares en lui rattachant les communes de Moulins, Wazemmes, Esquermes, Fives et le faubourg de Saint-Maurice des Champs. Le 24 avril 1860, l’arrêt définitif du plan d’agrandissement inaugure les travaux de percement des nouvelles artères. Les terrains situés le long des anciennes chaussées menant de Lille à Armentières, Arras, Douai et Valenciennes sont le théâtre d’intenses bouleversements. Le cours de la Deûle et les canaux sont régularisés. Les zones inondables sont drainées et remblayées.

Dès 1863, un vaste quadrilatère de boulevards, d’une largeur de 32 m, et de places régulières se déploie autour du nouveau centre urbain qu’est la place Napoléon III (actuelle place de la République) : boulevard de l’impératrice (boulevard de la Liberté), boulevard Montebello, boulevard Vauban et boulevard Vallon (boulevard Victor-Hugo). Leur tracé définitivement achevé suscite immédiatement l’ouverture de nouvelles séries d’artères. La percée de la rue de la Gare en 1869 éventre irrémédiablement le paysage.

À l’aube du XXe siècle, la croissance continue de la population lilloise, qui passe de 201 211 habitants en 1896 à 217 807 en 1911, fait ressortir le cadre exigu du bois de la Citadelle et des jardins publics hérités du siècle précédent. Des préoccupations hygiénistes voient le jour et favorisent la diffusion du modèle "des campagnes" développées en dehors de la ville. Le nouveau boulevard de Lille à Roubaix et à Tourcoing, qui deviendra le Grand Boulevard, est percé à partir de 1905, sous l’impulsion de l’ingénieur Alfred Mongy, pour répondre à cet engouement ; il représente les poumons de verdure et de salubrité de la ville de Lille à travers une banlieue rurale. Ce boulevard était composé d’un axe central pour la circulation automobile, de deux chaussées latérales, d’une piste cavalière qui a disparu dans les années 60 et surtout d'un espace pour la double voie ferrée du tramway. Il a été inauguré avec le tramway le 4 décembre 1909 et a gardé dans le souvenir de la population le nom de Mongy, du nom de l’ingénieur.

À Lille même, les premiers tramways hippomobiles avaient été mis en service le 7 juin 1874, suivi de tramway à vapeur. Ensuite le réseau fut électrifié entre 1894 et 1904, et étendu aux communes voisines.

Ces transports permettent l’expansion des faubourgs.

Entre 1850 et 1914, le fait le plus important de l’histoire de Lille est la montée irrésistible de la puissance industrielle. L’activité textile continue sur sa lancée et s’épanouit. Mécanisée de bonne heure – avec l’emploi des métiers self-acting ou renvideurs, ainsi que de la vapeur – la filature de coton s’impose au cœur même de Lille et dans ses nouveaux quartiers. Vers 1850, la ville compte 34 filatures utilisant près de 400 000 broches à filer et à retordre ; dès 1854 ces chiffres montent à 43 et plus de 600 000 ; en fin de siècle, à 20 et plus d’un million, résultant du mouvement de concentration industrielle. Quelques puissantes unités de production brillent d’un vif éclat (J.-B. Wallaert, famille Thiriez, Le Blan et fils, etc).

L’industrie métallique, métallurgique de transformation et mécanique devient rapidement le second fleuron de l’économie lilloise. De très puissants établissements se sont implantés dans la ville même et en premier lieu, la Compagnie de Fives-Lille, fondée en 1861. D’autres établissements importants entourent cette usine phare de construction de ponts et de locomotives : la société de construction métallique A. Blondel et Cie ou la filterie J. Crespel. Ce sont aussi les établissements Dujardin ou la maison Walker…

La puissance de l’industrie chimique lilloise apparaît dans les établissements Kuhlmann (trois usines à Wattrelos, La Madeleine et Loos).

Enfin, le commerce est un foyer très actif de consommation : industries alimentaires (brasseries, minoteries, biscuiteries, confitureries)

Lille est une terre de contrastes entre la toute-puissance des classes dirigeantes et la misère des classes populaires. De 1891 à 1893, on compte 9 % de classe dirigeante avec 90,5 % de la richesse et 64 % de classes populaires avec 0,2 % de richesse détenue. Ces inégalités ne manquent pas de créer des pics de tension. 65% sont des ouvriers de la grande industrie, qui représentent le véritable prolétariat lillois. Mais dans les documents figurent aussi de nombreux "sans profession" dont le sort est beaucoup plus aléatoire que celui des ouvriers proprement dits. Ces îlots de pauvreté ont pour noms : Wazemmes et Moulins-Lille, Saint-Sauveur et Fives (avec débordement sur Saint-Maurice hors les murs). À cela s’ajoute l’espace de la rue de Thionville dans le Vieux-Lille.

Pierre Pierrard[1], historien de Lille, évoque l’évolution du travail : du travail à domicile au travail à l’usine ; le travail des femmes, des enfants dès le plus jeune âge.

 

[1] Pierrard Pierre, La vie ouvrière à Lille sous le Second Empire, Condé-sur-Noireau, C. Corlet, 1991, 532 p.
Martine Aubry

Transcription

Journaliste
Lille étouffe dans ses remparts qui la compriment depuis des siècles. Mais les stratèges les déclarent encore d’utilité militaire. Le carcan de pierre continue d’enserrer la ville. Interdiction d’abattre les remparts. Cependant, et les documents l’attestent, il semble ne pas y avoir assez de portes dans ces murs pour fuir la vieille ville surpeuplée. Maison contre maison, pas d’arbre, pas d’herbe, pas de place pour les gens, peu de places pour les machines ; alors que s’amorce une formidable explosion industrielle.
(silence)
Journaliste
Surpopulation, mal à vivre, on s’entasse dans les maisons, souvent dans les taudis. Misère, 40 000 indigents, 6 000 personnes par an meurent de tuberculose, surtout des enfants.
(musique)
Journaliste
Les remparts ne seront détruits qu’en 1919. Mais dès le début du siècle, Lille explose, essaime, dévore ses banlieues. Déjà se dessine par vagues de pénétration ce qui sera l’énorme agglomération moderne. Lille, Roubaix, Tourcoing vont être réunies par cette ligne qui est à la fois de fuite et de conquête. Le grand boulevard, on dit encore aujourd’hui, le grand boulevard. Agent de liaison, le tramway à chevaux, puis à vapeur, électrique enfin.
(silence)
Journaliste
Dès lors, les faubourgs deviennent le cœur ouvrier de la ville, des communes indépendantes sont absorbées. Entre remparts lillois, la surpopulation demeure. Mais par la grâce des transports en commun, l’usine nouvelle peut prendre du large.
(bruit)
Journaliste
L’usine.
(bruit)
Journaliste
Le cabaret.
(bruit)
Journaliste
La courée. Le triangle maudit.
(silence)
Journaliste
Depuis l’antiquité, Lille a toujours été une région vouée au travail de la laine et du lin. Dès le milieu du XIXe siècle, fabriques et manufactures se sont implantées près de l’industrie textile, la houille est proche en pays noir. Métallurgie, industrie lourde se développent, 1900 ouvre le siècle de l’usine.
Pierre Pierrard
Alors, lorsque Lille, sous le second Empire a annexé Esquermes, Fives, Wazemmes et Moulins Lille où nous sommes ; ces quatre communes se sont gonflées de façon très rapide d’une population ouvrière, et par conséquent d’usines. Quelle sorte d’usines ? Des usines modernes, c’est-à-dire des usines monstres, comme on disait à l’époque des usines qui pouvaient, en quelques années ; rassembler plusieurs centaines, voire comme à l’Usine de Fives, plusieurs milliers d’ouvriers. Bien entendu, il restait des gens qui travaillaient à domicile. Le Nord est resté longtemps une région où on travaillait à l’otil. L’otil, le vieux mot picard désignant l’outil, désignant le métier qui occupait une partie de la maison. Mais à partir du moment où les fabriques, où ces manufactures se multiplient au XIXe siècle se pose un problème familial extrêmement grave. Jusque là, on travaillait en famille. Maintenant, la famille est dispersée. Les femmes travaillent autant que les enfants et que les hommes. En 1900 par exemple, il y a à peu près autant de femmes que d’hommes qui travaillent dans le textile et la métallurgie, et ainsi que dans l’industrie chimique. Quand commence-t-on à travailler ? On commence très jeune à travailler, 6 ans, 7 ans, 8 ans. On commence très tôt le lundi matin, et on termine tard le samedi soir. Et malgré une législation sociale qui ira en s’améliorant, il est absolument certain que cette législation n’est pas observée. On a des quantités de procès dans les environs de 1900 où on s’aperçoit qu’on continue à faire travailler des enfants dans les manufactures, et en particulier les jeunes filles et les petites filles. On a des témoignages extrêmement durs d’inspecteurs du travail qui arrivant dans une usine, s’aperçoivent qu’il n’y a plus d’enfants, pourquoi ? Parce qu’on a caché les petites filles dans des paniers ou dans des armoires, etc.
(bruit)
Journaliste
L’industrie lourde s’installe dans le faubourg, jadis commune de Fives. Ce nouveau géant du nord va porter loin la réputation de la France. Les locomotives, alors fabriquées ici, seront vendues jusqu’en Chine. Ici brûle le feu de l’avenir.
(musique)
Journaliste
Pour l’ouvrier, vont naître les triangles maudits. L’usine est au sommet, en bas, les lieux de récupération, la courée pour dormir, le cabaret pour chanter. Le cabaret a perdu son âme naïve. La courée, la courette, a été peu à peu assainie. L’usine a grandi, jeté bas ses pierres, levé le béton.