Souvenirs de la salle de spectacle du Fresnoy

31 mars 1993
08m 56s
Réf. 00059

Notice

Résumé :
Construit en 1905, le Fresnoy était un complexe de divertissements populaires : cinéma de 1000 places, piscine transformée en manège d’équitation, salle de patinage à roulettes, dancing, brasseries, salles de jeux, pouvant accueillir jusqu'à 6000 personnes. Il a fonctionné de 1905 à 1977. Chaque week-end, des milliers de Tourquennois, Roubaisiens et Belges venaient s'y amuser.
Type de média :
Date de diffusion :
31 mars 1993
Source :
Lieux :

Éclairage

On raconte que c’est en pestant contre les grandes familles bourgeoises qui l’employaient et tardaient à payer les factures que Jean Deconinck, ébéniste, décida de changer de métier. Etre payé d’avance était un des privilèges d’une nouvelle profession en vogue : celle de montreur de films.

Au début du XXe siècle, il rachète une partie des anciennes écuries du Château Descat qui avait appartenu à la veuve Constantin Descat-Leconte. Après la démolition du Château et l’ouverture du boulevard Descat en 1901 sous la mandature de Gustave Dron, Jean Deconinck démarre la construction du Fresnoy qui ouvrira ses portes en 1907.

Ce complexe de loisirs visait un public familial avec son cinéma de 1700 places, son dancing, son manège d’équitation et son restaurant, sur plus de 10000 mètres carrés. Le Fresnoy deviendra rapidement le premier centre de divertissement des populations ouvrières de Tourcoing, Roubaix et Wasquehal avec son prix d’entrée unique qui permet de profiter de toutes les attractions. Avec le temps viennent s’ajouter une piste de patins à roulettes, des cafés, une baraque à frites, un boulanger. On vient y voir des grands films hollywoodiens comme la Tunique, premier film en cinemascope, seulement trois mois après sa sortie new-yorkaise, les jeunes flirtent sous la grande horloge du dancing, des vies se construisent.

C’est Jacqueline Michiel, "Madame Jacqueline", qui en parle le mieux. 40 années au service de "Chez Deconinck", c’est comme ça que tout le monde le nommait à l’époque. "La grande époque, ça a été le catch, à partir de 1952. Des fois il y avait des pointes à 7000 personnes. L’ange blanc, le Bourreau de Béthune et puis Ben Chemoul, la coqueluche du Fresnoy" (Libération, 8 avril 2003), le tout commenté parfois par Roger Couderc.

Le complexe commencera à décliner en 1970 pour fermer définitivement ses portes en 1977. C’est une dizaine d’années après que naît le projet d’une "villa Médicis" des arts nouveaux. C’est l’architecte franco-suisse Bernard Tschumi qui sera chargé de sa réalisation, conservant la majeure partie des installations en les enserrant sous un toit. Le Studio national des arts contemporains verra le jour en 1997 et s’impose dès lors, comme un haut lieu de la création, qui tente toujours de s’inscrire dans la vie d’un quartier. Le projet photographique de Jochen Gerz en 2000 avec ses portraits d’habitants s’en voudra le symbole, mais l’entreprise reste délicate. On se souvient d’ailleurs de la phrase de Rilke, écrite sur le sol dès l’ouverture du lieu : "Nous vivons la disparition de toutes les choses visibles qui ne seront jamais remplacées".
Tristan Wallet

Transcription

(musique)
Intervenant 1
On venait tous les dimanches au Fresnoy, c’était superbe, c’était unique, unique, on en parle, en France même ! Puisque vous rentrez avec 2,50 par exemple à ce moment-là, et vous aviez de 2 heures jusqu’à 11 heures et demi. Cinéma, bal, patinage l’après-midi, etc. , des cafés, fritures, bar, tout ! Vous comprenez, même marchand de glace, il y avait tout, tout, tout ici !
(musique)
Intervenante
L’idée du Fresnoy, c’était une espèce de chaleur humaine, de gens qui venaient, qui se retrouvaient, qui étaient contents de se voir. Il y a eu beaucoup de gens isolés, des gens seuls, des gens âgés, des gens moins âgés, des gens de, à peu près de toutes conditions ; qui se faisaient des confidences, qui établissaient après des relations, des, qui restaient attachés toujours par le Fresnoy !
(musique)
Intervenante
Et je suis sûre que je retrouverais des anciens clients en-dehors du quartier, mais qui me diraient, la première chose qu’ils me diraient : Ha, quand même, c’était bien Madame, le Fresnoy.
(musique)
Intervenante
Le Fresnoy, c’est pratiquement toute ma vie, ou tout au moins une grande partie de ma vie puisque j’y ai travaillé pendant 40 ans. Et je ne tiens pas à y retourner, parce que je veux garder mes souvenirs comme je les ai encore dans l’oeil, dans le coeur, dans la mémoire !
(silence)
Intervenante
En démarrant, j’ai été caissière, caissière au cinéma, en sortant de l’école je suis entrée au Fresnoy, et je n’ai fait que ça ! Mais enfin, j’étais polyvalente, je pouvais aussi bien faire le plateau de cinéma, être à l'accueil du dancing s’il manquait quelqu’un. En-dehors de vendre des esquis dans la salle, et d’arracher, de, tourner à la cabine, j’ai tout fait, j’ai arraché les tickets, j’ai vendu des bonbons, j’ai vendu des frites, j’ai tout fait ! J’ai vendu, j’ai été au bar, bon, vous savez, quand il y a beaucoup de monde et puis que, il manque quelqu’un, bon bref ! Tout le monde prenait le balai, tout le monde donne un coup de balai, un coup de serpillière. Il n’y avait pas de, on ne disait pas non, ce n’est pas mon rôle, ce n’est pas ci. Tout le monde, c’était l’optique de la maison, c’était le boulot aussi de tout le monde, tout le monde faisait tout ! Exactement, c’est ça, tout le monde faisait tout !
(silence)
Intervenant 1
J’ai travaillé deux ans ici, puis je rentrais ici pour l’atelier, parce que l’atelier était là-bas, à ce moment-là, il n’était pas là, il était de l’autre côté-là. Et on faisait tout, tout, tout, les tabourets, les sièges, les grands sièges qu’il y a là-bas, tout se faisait ici, rien ne se sortait de l’établissement.
Intervenante
Le Fresnoy, c’était Monsieur et Madame Deconinck qui ont voulu faire du Fresnoy un complexe de loisirs qui, qui ne portait pas ce nom-là à l’époque bien sûr, mais un complexe de loisirs familial. Les parents pouvaient venir avec leurs enfants, et c’était, c’est le côté familial, je crois, que très longtemps Monsieur et Madame Deconinck ont voulu préserver.
(silence)
Intervenant 1
C’était Jean Deconinck. Jean Deconinck, c’était un escaliéteur de son métier, donc un menuisier, c’est comme ça qu’il a fait ça, un atelier comme ça et c’était super pour lui. C’était un chic type, très bon comme patron.
(silence)
Intervenant 2
C’était une clientèle de familles ouvrières, ouvrières dans son sens noble du terme. Car à cette époque-là, les familles, les gens travaillaient énormément dans un contexte industriel qui était toute cette région de Lille, Roubaix, Tourcoing, surtout monopolisée par l’industrie textile ; où les gens travaillaient très tôt, des enfants travaillaient dès l’âge de 12, 13 ans, dans les tissages, les filatures, et n’avaient que, je dois le dire, pour seule ressource de, d’éventuels dépaysements et de distractions qu’un établissement comme ce Fresnoy.
(silence)
Intervenant 3
J’ai travaillé ici à partir de l’âge de 14 ans jusqu’à tant que je suis parti faire mon service militaire. Nous étions dix enfants à la maison, donc il fallait aider la maman à faire rentrer un peu d’argent et on m’avait proposé ; je ne peux plus me souvenir comment ça se fait que je suis rentré ici, je ne sais plus, ça, mes souvenirs sont anciens. Mais je sais que tous les, j’ai vu Monsieur et Madame Henri Deconinck, c’est Madame qui m’avait reçu et il fallait être sérieux. Elle avait pris des renseignements, elle a dit, voilà, vous ferez, vous servirez le dimanche. Et on m’avait donné cette galerie pour servir à boire. Et comme j’avais fait du patin à roulette étant jeune, que j’étais venu sur la piste de temps en temps, j’ai dit bon ! Et puis au bout de la première année, la deuxième année, j’ai demandé si je pouvais mettre l’après-midi mes patins à roulettes pour servir, parce que ça aurait un certain succès. Et ma foi elle a dit, si vous vous en sentez capable ! Et à l’heure de, à partir de 15 heures jusqu’à 18 heures, je servais avec mes patins à roulettes quand il n’y avait pas trop de monde, et mon lieu de service était cette galerie. Comme je m’entraînais la semaine, comme ça il m’était venu une idée de sortir au-dessus d’un tabouret avec mon plateau et j’avais réussi à le faire. Alors évidemment, j’avais beaucoup de succès avec mon plateau et mes demis, hop, de sauter, par-dessus ! Alors comme ça, et puis…. Mais alors, quand il y avait trop de monde, évidemment, j’enlevais les patins parce qu’on ne pouvait plus circuler, mais c’était cette belle jeunesse qui venait patiner, cette jeunesse qui venait danser. Mais il y avait également des couples d’un certain âge qui venaient danser, qui aimaient beaucoup, qui avaient appris à danser étant jeunes et puis ils venaient et puis voilà ! C’est comme ça qu’il y a eu beaucoup de mariages qui se faisaient. Que de souvenirs, c’est un établissement unique, hein ! On regrette que ça ne peut plus tourner, mais évidemment, parce que quel succès que ça avait hein, ah oui ! Et Monsieur et Madame Deconinck qui avaient leur établissement bien à l’oeil, faisaient bien attention à ce que tout se passe bien, la morale, les moeurs, etc. , c’était, ils avaient l’oeil, hein ! Et c’était très, un établissement très bien dirigé qui a eu un succès fou, ah oui ! Mon coeur est, suis émotionné de revenir dans un établissement comme ça. Enfin, et puis alors, vous avez vu comme la charpente est restée belle, c’est incroyable ! C’était du costaud, c’était du solide dans le temps hein, ah oui ! Alors, la semaine, je venais quelquefois m’entraîner au patin à roulette, mais les deux enfants du concierge étaient très forts au patin à roulette et ils étaient très bons tous les deux. Et alors le meilleur c’était Henri Deconinck, le fils, hein ! Oh, quel succès il avait quand il y avait des matchs de hockey, c’était un avant pour marquer des buts !
Intervenant 1
Ah oui, oui, c’est lui qui a introduit le patin, il était, il était super comme patineur, lui, qui était le meilleur de l’équipe hein ! C’est à cause de lui que ça s’est fait le patin ici. Puis alors après, il y a eu des, et on a fait des matchs, etc. , puis après il y avait des concours, on était à droite, à gauche. C’étaient des équipes formidables hein, formidables ! Et chaque fois qu’il y avait des matchs, j’étais ici, ma place était à la première table, toujours, c’était ma place réservée pour voir les matchs qui se faisaient dans l’après-midi.