L'qu'min d'fier Américain

20 avril 1976
13m 06s
Réf. 00072

Notice

Résumé :
Le tramway est une invention française de l'ingénieur Loubat. Il installe le premier à New-York, le deuxième à Paris et le troisième à Lille. C’est ainsi que les ch’tis l’ont surnommé l'qu'min d'fier Américain. Ce documentaire, commenté par Raoul de Godewaersvelde, nous raconte l’histoire du tramway qui, sur le Grand Boulevard, relie depuis 1909, Lille, Roubaix et Tourcoing.
Type de média :
Date de diffusion :
20 avril 1976
Source :

Éclairage

Le tramway lillois doit ses origines lointaines à un Français émigré aux Etats-Unis, d'où le titre de ce documentaire. Nous sommes au XIXe siècle, siècle d'effervescence créatrice et entrepreneuriale.

Alphonse Loubat fait fortune aux États-Unis en important des pieds de vigne du Bordelais. Ah le bon vin français ! Mais à New York dans les années 1830, il s'intéresse aussi aux débuts du tramway hippomobile, technique alors expérimentale qui avait un gros inconvénient : les rails implantés en saillie sur la chaussée gênaient la circulation des autres véhicules et provoquaient des accidents. Loubat a alors l'idée d'utiliser un rail à gorge enfoui dans la chaussée. Rentré en France, Loubat dépose en 1852 un brevet pour un rail en U permettant d'escamoter complètement le rail dans la chaussée et en 1853 il est autorisé à construire une première ligne d'essai de 2 km à Paris.

Lille ne voulait pas être en reste. Elle accueillait toutes les innovations, avait sa gare de chemin de fer. Elle voulait son chemin de fer américain. C'est un brillant ingénieur des Arts et métiers né dans une famille modeste du Vieux-Lille en 1840, Alfred Mongy, qui a laissé son nom à ce moyen de communication pour relier Lille à ses sœurs industrielles Roubaix et Tourcoing. Pourquoi ?

Dès 1860, Alfred Mongy a compris le gain que retirerait Lille d'un lien direct avec les deux villes au nord. Il a déjà, à 20 ans, l'idée d'un grand boulevard entre elles mais le maire de Lille, Auguste Richebé, refuse ce projet.

L'installation du tramway à Lille va donc se faire progressivement, sur deux types de voies, celle de type "normal" et celle de type "métrique".

La Compagnie des Tramways du département du Nord (TDN) créée en 1874, installe des voies d'écartement dit "normal" larges de 1,435 m pour une traction par des chevaux. À partir de 1880, des locomotives à vapeur les remplacent. Puis, ces lignes sont électrifiées mais avec le même écartement. Le réseau comprend alors 25 lignes désignées par des lettres de A à X comme on le voit dans la vidéo. Fin 1955, ces tramways sont progressivement remplacés par des bus gérés par la Compagnie générale industrielle de transports (CGIT). Le 29 janvier 1966, c'en est fini de la dernière ligne de tramways lillois de 1,435 m de large.

Alfred Mongy avait de la suite dans les idées et n'est pas resté sur son premier échec. En 1900, il réalise le rêve qu'il avait fait 40 ans plus tôt : la percée du Grand Boulevard entre Lille, Roubaix et Tourcoing. Il crée pour l'aménager la Compagnie des Tramways et Voies Ferrées du Nord, remplacée en 1905 par l'Electrique Lille Roubaix Tourcoing (ELRT). Il ambitionne de créer un réseau de 13 lignes, long de 380 km allant jusqu'à Douai et Béthune. Ce sont des tramways électriques, donc à voie "métrique" de 1 m de large. Le projet semble démesuré mais le boulevard, large de 50 m, est inauguré le 5 décembre 1909. Sur deux voies conçues par l'ingénieur Léon Francq, roule désormais un tramway électrique qui sera surnommé le Mongy.

Au même moment, la Compagnie française des Voies ferrées économiques équipe la région de Roubaix et Tourcoing. Elle est absorbée par l'ELRT en 1922, remplacée en 1968 par la SNELRT (société nouvelle ELRT). Les compagnies SNELRT et CGIT fusionnent en 1981 en une nouvelle entité, Cotrali (Compagnie des Transports de la Communauté Urbaine de Lille). Ce vaste réseau subit diverses modifications. Le terminus en boucle autour de l'Opéra à Lille qu'on voit sur la vidéo, par exemple, est remplacé par une section souterraine aboutissant à la gare de Lille-Flandres.

Lors de la mise en circulation du métro, certains ont accusé le Mongy, désuet désormais, de faire double emploi avec le nouveau moyen de transport. Il a finalement été sauvé et rénové. Il est aujourd'hui exploité par la société Transpole avec deux lignes qui totalisent 22 km de long.

Ce bon Mongy d'un nouveau style, transporte près de 10 millions de voyageurs par an. Le succès que lui attribue avec sa verve et sa gouaille Raoul de Godewarsvelde dans ce document réalisé en 1976, ne s'est pas démenti.

Raoul était né à Lille en 1928, dans le quartier Saint-Sauveur, sous le vrai nom de Francis Delbarre. Photographe et chanteur, il est connu comme vedette du groupe des Capenoules et comme auteur de chansons sur la mer qu'il aimait par-dessous tout. Qui ne connaît dans la région : Quand la mer monte ?
Catherine Dhérent

Transcription

(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Non, je ne suis pas un jouet d’enfant, ni une pièce de musée, ni un spécimen du folklore local.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Je roule tous les jours de l’aube à la nuit tombée, je transporte des gens qui travaillent et je distrais ceux qui se promènent. J’ai 65 ans et je ne me sens pas du tout fatigué. Je ne suis point américain, je suis le fils d’Alfred Mongy, et bien sûr, je porte son nom. Mon père, à ma naissance, il m’a offert un des plus beaux boulevards du monde.
(silence)
Raoul (de) Godewearsvelde
Ensemble, nous avons dessiné un grand Y pour relier les trois villes, qui n’étaient point soeurs, c’est ainsi qu’on les a réconciliés, Lille, Roubaix, Tourcoing.
Pierre Ascaride
Roubaix et Lille, c’était un voyage avec le chemin de fer seulement. Tandis que le Mongy a donné un moyen de communication extrêmement facile, agréable et confortable. C’est un vieux compagnon au fond.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Les grandes familles du Nord, ils ont construit leurs quartiers tout au long de mes rails pour mieux me contempler. C’est bien la preuve que je ne suis pas n’importe qui. C’est grâce à moi qu’on a percé les remparts de Lille et que la ville s’est ouverte. Je ne fume point, je ne pétarade pas, je ne crache pas, bref, je ne pollue point.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Vous aviez la passion des trams étant enfant ?
Conducteur
Non, pas du tout.
Raoul (de) Godewearsvelde
Et maintenant, vous l’avez ?
Conducteur
Maintenant, oui. Non, c’est impressionnant d’être maître d’une machine qui fait 17, 18 tonnes, quoi ! Ce n’est pas la même chose qu’une voiture quand même, c’est autre chose à conduire, c’est beaucoup, plus lourd.
(bruit)
Conducteur
Non, ce n’est pas monotone du tout, c’est, c’est gai au contraire ! Ce n’est jamais les mêmes têtes, jamais les mêmes personnes, puis on a beaucoup de liberté.
(bruit)
Conducteur
Oui, les chauffeurs de bus sont beaucoup plus énervés que nous, hein, à cause de la circulation.
Raoul (de) Godewearsvelde
Et les voyageurs aussi ?
Conducteur
Ben oui, plus ou moins, hein !
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Il faut que je vous dise, celui qui a inventé le tramway, c’était un français qui s’appelait Loubat. Comme personne ne croyait à son bazar, il partit l’installer à New York en 1854. Alors après, comme ça venait de l’Amérique, on en a voulu un à Paris. À Lille, en 1857, on en a voulu un aussi, l'qu'min d'fier américain, ça fait comme le cinéma, les blue jeans.
Conducteur 2
Ça me fera 39 ans et demi de service. J’ai connu les tramways, y'avait pas de plates-formes fermées, c’était à tout vent. Et que les mécaniciens devaient mettre des passe-montagnes et des sabots pour les conduire. Et la neige rentrait dedans…
Raoul (de) Godewearsvelde
Et la première fois que vous avez conduit un tramway ?
Conducteur 2
Oui, on appréhende, on a peur, cette masse qui se déplace en tout aussi 18 tonnes, hein ! Moi, j’ai vu, j’ai tout vu, à somme tout, à 15 ans et demi, c’est vieux, ça, hein ! J’ai eu des problèmes parce que j’étais trop jeune à l’époque, parce que malgré tout, je vous explique, vous êtes gamin, et toutes ces voitures. Et on se tapait tout de même 140 voyageurs par voyage, hein !
Raoul (de) Godewearsvelde
Et tout le monde m’aime et personne ne pourra jamais se passer de moi. Je suis un vrai moyen de communication, c’est le cas de le dire. On dit que les gens du Nord sont des traditionalistes qui ne pestent qu’à l’avenir, eh bien, moi je suis du Nord et je ne refuserai pas de copiner avec mon petit frère automatique, le VAL, le fils du Professeur Gabillard. Encore un lillois, ce type-là.
(musique)
Raoul (de) Godewearsvelde
Il me prêtera son terminus, je lui confierai mes voyageurs et on va bien s’amuser.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Comme les gens d’ici, je suis la patience et la régularité, comme eux, je suis la sécurité et aussi l’aventure. Je suis le peuple en vie qui se retrouve. Ensemble, nous faisons la farandole à travers les quartiers qui restent des villages car ils ignorent qu’ils sont des villes. Ensuite, nous relions ces villes entre elles parce que nous aimons l’ardeur de nos grandes communautés. Je roule et roule pour ceux qui travaillent, pour ceux qui se promènent, et je ne fais point de différence de classe. Quelquefois, je traverse la campagne, je fais trembler les rues des villes en me regardant dans les vitrines. Je m’amuse parfois à caresser les églises en faisant la ronde au terminus.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Je contemple les saisons, les fleurs, les odeurs en longeant le beau jardin, et puis tous les jours, autant de fois que je veux, eh ben, je vais à l’Opéra.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Vous avez travaillé combien de temps au Mongy ?
Conducteur 3
39 années.
Raoul (de) Godewearsvelde
Alors, vous avez connu d’autres voitures que celle-là ?
Conducteur 3
A peu près tous les types de motrices, oui.
Raoul (de) Godewearsvelde
Et quand vous avez dû quitter pour aller en retraite ?
Conducteur 3
C’est assez pénible de se réveiller le lendemain, vous savez, puis je vais même vous dire une petite anecdote. Quelques jours plus tard, je vais faire des courses à Lille, j’ai pris le, comment dirais-je, le Mongy au Buisson, j’ai tellement eu, ça m’a fait tellement de peine, l’arrêt suivant, je suis descendu et j’ai fait la route à pied.
Pierre Ascaride
Dans mon enfance, c’était quelque chose d’extraordinaire, parce que nous étions en pays occupé et la région était absolument coupée du reste du monde, et le Mongy, c’était un jouet merveilleux quand on avait 10 ans.
(bruit)
Pierre Ascaride
En captivité, à cette guerre-ci alors, j’ai longtemps pensé au Mongy et j’avais toujours rêvé de rentrer en France par le Mongy à partir de Lille. C’est ce que j’ai fait, il me semble que je retrouvais le pays en retrouvant le Mongy.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Alors, Monsieur [Saunier], c’est votre dernier voyage ?
Conducteur 4
Oui, Monsieur.
Raoul (de) Godewearsvelde
Il y a combien de temps que vous conduisiez le tram ?
Conducteur 4
29 ans, ben oui, belle petite émotion. On ne quitte pas son travail comme ça.
Raoul (de) Godewearsvelde
Et maintenant ?
Conducteur 4
Eh ben, essayer de profiter de ma retraite quand même !
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Vous voyez, je ne lui ai pas fait dire, on ne me quitte pas sans émotion.
(bruit)
Pierre Ascaride
Mais oui, Monsieur, les gens de Tourcoing et de toute la région d’ailleurs aiment le Mongy. C’est un nom très évocateur et qui parle beaucoup aux gens de chez nous quand ils sont loin.
Raoul (de) Godewearsvelde
Je suis l’image du pays pour ceux qui sont ailleurs. Je suis le jouet merveilleux des enfants à cheveux blancs. Je suis la musique du voyage pour ceux qui attendent toujours. Et ceux qui m’aiment passionnément veulent m’exposer dans un musée comme une toile de maître.
Intervenant
Alors, nous avons l’intention de restaurer cette motrice afin de la présenter dans un musée.
Intervenant 2
C’est un peu revivre mon enfance que travailler sur ce tramway.
Claude Gay
Cette passion, on la retrouve tous à peu près à notre enfance qui a été bercée par le son des tramways. Et puis, plus récemment, quand on a commencé à réduire les réseaux de tramway dans notre région, eh bien, j’ai eu envie de rassembler des tramways et puis, de rassembler autour de moi des gens qui avaient la même passion pour créer ce musée dont parlait Noël où on aura certainement une quinzaine de tramways différents et pour les remettre en état ensemble.
Raoul (de) Godewearsvelde
Et croyez-vous que ce soit indispensable pour les temps à venir ?
Claude Gay
Il y a un témoignage à donner, enfin, un témoignage de…. Songez qu’il y a eu pendant 100 ans des tramways dans notre région, des tramways à chevaux, des tramways à vapeur, des tramways électriques, enfin, 100 ans, c’est une page d’histoire qui compte quand même !
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Vous êtes assis sur une banquette de Mongy, vous voyagez dans votre grenier, pourquoi ?
Intervenant 3
Ben, ce voyage dans mon grenier me rappelle les tramways d’autrefois qui circulaient à Lille et qui existent encore d’ailleurs sur la liaison Lille Roubaix Tourcoing.
Raoul (de) Godewearsvelde
Le Mongy, nous sommes d’accord ?
Intervenant 3
Exact, oui.
Raoul (de) Godewearsvelde
Mais vous vendez les billets aussi ?
Intervenant 3
Non, je ne vends pas de billet. Cet objet est une planchette de compostage appelée par les utilisateurs une clarinette.
Raoul (de) Godewearsvelde
Alors, est-ce qu’il faut vivre avec le passé ?
Intervenant 3
Non, il ne faut pas vivre avec le passé, et je crois que les tramways sont amenés à un jour nouveau et prendront prochainement une grande expansion.
Raoul (de) Godewearsvelde
Autrement dit, on ne sait jamais ce qui est vraiment passé.
Intervenant 3
Absolument, oui.
Pierre Ascaride
Ah non, c’est un objet extrêmement vivant et qui ne doit pas du tout entrer dans un musée.
Intervenant 3
Actuellement, même Boeing, aux Etats-Unis, reconstruit des tramways. On crée sans cesse de nouveaux couloirs de circulation pour les autobus. Or, on ne peut pas les emprunter avec les voitures et par contre, autrefois, on pouvait rouler sur les rails. Et on a inventé un nouveau tramway et en plus, ces tramways ont le désavantage d’être polluants.
(bruit)
Raoul (de) Godewearsvelde
Le tendre enfant que Marcel Pagnol n’a jamais cessé d’être nous a fait le plus beau compliment lorsqu’il a découvert à 6 ans le tramway d’Aubagne.
Marcel Pagnol
Je n’ai jamais retrouvé sur les machines les plus modernes cet orgueil triomphant d’être un petit d’homme vainqueur de l’espace et du temps.
(bruit)