Intervention télévisée lors de la campagne présidentielle

20 novembre 1965
07m
Réf. 00036

Notice

Résumé :
Pour sa première intervention télévisée lors de la campagne présidentielle de 1965, François Mitterrand, soutenu par le Parti communiste, la SFIO et les radicaux, se présente comme le seul adversaire du général de Gaulle, chef de l’Etat depuis 1958. Il fait du scrutin un affrontement entre la droite, incarnée par le fondateur de la Ve République, et la gauche, réunie derrière lui.
Type de média :
Date de diffusion :
20 novembre 1965

Éclairage

La première élection présidentielle au suffrage universel direct depuis 1848 a lieu les 5 et 19 décembre 1965. Alors que les opposants au général de Gaulle n’avaient guère eu accès aux ondes de l'ORTF depuis le retour de celui-ci au pouvoir en 1958, chaque candidat dispose de deux heures d’antenne durant la campagne officielle, l’impact de celle-ci étant considérablement accru par la croissance très rapide du nombre de foyers équipés de téléviseurs.

Quoiqu'un peu figé dans un exercice qu’il ne maîtrise encore qu’imparfaitement, François Mitterrand, lors de sa première intervention, présente clairement les deux axes majeurs de sa campagne. D'une part, il entend s’opposer au seul général de Gaulle. S’il attaque le président en exercice sur sa politique européenne (la France, refusant toute évolution supranationale, pratique alors la ‘‘politique de la chaise vide’’ au sein des instances communautaires) ou moque son âge avancé, il l’accuse prioritairement de transformer le régime en un pouvoir personnel, critique maintes fois répétée depuis 1958 et développée dans son pamphlet Le Coup d’Etat permanent publié l’année précédente.

D'autre part, candidat appuyé par la petite Convention des institutions républicaines et soutenu par l’ensemble des partis d’une gauche unie pour la première fois depuis le Front populaire en 1936, il présente cette élection comme un affrontement entre une gauche progressiste et une droite conservatrice - dont le chef de l’Etat serait le champion. Ainsi tente-t-il d’éviter d’apparaître comme un simple candidat parmi d’autres ou, plus que les autres, alors qu’il a été membre de onze gouvernements entre 1947 et 1957, comme le représentant d’une IVe République inlassablement dénoncée par le général de Gaulle.

Malgré ses limites, cette stratégie est un succès. Le 5 décembre, François Mitterrand remporte 31,7 % des suffrages exprimés et, bien aidé par le bon score du candidat centriste Jean Lecanuet (15,6 %), pousse le président sortant (44,6 %) à un ballottage inattendu. S’il est finalement nettement défait (44,8 %) le 19, François Mitterrand, ayant compris le caractère personnalisé de l’élection présidentielle et anticipé la nouvelle logique bipolaire de la vie politique française, s’impose comme l’incontestable leader de la gauche non communiste, désormais réunie au sein de la FGDS, et comme le premier opposant au général de Gaulle.
Antoine Rensonnet

Transcription

(Silence)
François Mitterrand
Ce dialogue, qui commence aujourd’hui entre nous, vous, Françaises et Français, qui cherchez en conscience où se trouve le devoir, qui vous interrogez sur ce qu'il convient de faire, pour la France, le 5 décembre prochain. Et moi, candidat unique de la gauche à la Présidence de la République qui vous demande de m’écouter et de comprendre pourquoi je fais appel à vous. Oui, ce dialogue qui commence aujourd’hui entre nous, je l’espérais depuis longtemps. Je suis candidat contre le Général de Gaulle, et contre lui seul, car lui seul compte, à droite. Mais ce n’est pas une affaire facile. Si je l’ai entreprise, c’est parce que je crois de toute ma conviction, que nous sommes à la croisée des chemins. Le Général de Gaulle se fait certainement de la France une idée respectable. Mais, il oublie le plus souvent de s’occuper des Français... Or, où en seront les Français dans dix ans ? Sans débouché, puisqu’on les prive de l’Europe, et puisqu’on casse le marché commun. Sans avenir, puisqu’on stérilise notre économie, puisqu’on lésine sur les crédits de l’Education nationale, puisque 6 % seulement des fils et des filles des ouvriers et paysans accéderont aux postes de responsabilités dans notre société, puisqu’il nous faudrait trois fois plus de chercheurs scientifiques, puisqu’au sortir de l’école, des milliers de jeunes gens iront s’inscrire au chômage... Mais cette situation est sans doute normale si l’on songe que le Général de Gaulle se pose des problèmes qui concernaient nos pères. Tandis que moi, et toute la gauche avec moi, j’essaie de me poser les problèmes qui concerneront nos fils. Je sais bien que l’actuel chef de l’État n’ouvre pas la bouche sans expliquer que ce qui va mal en France, c’est la faute de la Quatrième République, comme le chantonnaient autrefois les muscadins du Directoire, "c’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau". Mais soyons sérieux. On voudrait tout de même que la Cinquième République, qui a maintenant sept ans, atteigne enfin l’âge de raison. En vérité, depuis la dernière guerre mondiale, la France n’a pas retrouvé son équilibre politique, et nous sommes allés d’un extrême à l’autre. Sous le régime précédent, le parlement avait accaparé tous les pouvoirs. La Quatrième République s’est enlisée dans les guerres coloniales, elle a fini dans l’anarchie...Et personne ne la regrette ! La Cinquième République elle, c’est un régime propriété personnelle du Général de Gaulle. Est-ce tellement mieux ? J’ai l’impression que si le chef de l’État, malgré les atteintes de l’âge veut encore sept ans de pouvoir, c’est d’abord parce qu’il ne voit qu'autour de lui et parmi ses amis personne qui soit digne d’assumer la fonction. Et c’est bien ce qu’il voulait dire l’autre jour, lorsqu’il proclamait; "moi, ou le néant" ! C’est ensuite, parce que lui parti, il sait bien que son régime est perdu, mais c’est enfin, je le crains, parce qu’il a cessé de croire, dans les chances de la France. Je préfère, je l’avoue, l’attitude d’un Winston Churchill qui en pleine gloire et son parti battu adresse ses vœux de réussite à ses concurrents plus heureux, car au-delà des hommes, quel que soit leur mérite, l’histoire continue. Et c’est douter de son pays que de se croire irremplaçable. Les républicains par conviction, autant que par tradition, combattent le pouvoir personnel. Mais était-il bien sûr qu’en 1965, la majorité des Français, tiraillés par une propagande de caractère totalitaire, et fatigués qu’ils sont de cette république anonyme, ou plutôt, de cette république aux mille et un visages qu’ils ont vu défiler depuis un demi-siècle, est-il bien sûr que la majorité des Français soit hostile au pouvoir personnel ? Certes, ce n’est pas nouveau, on a déjà vu cela dans notre histoire. Une république impuissante, des républiques indivisées, et cela produit selon le cas, un 18 brumaire avec le premier Bonaparte, ou un 2 décembre, avec le second. Rien d’étonnant dès lors si le 13 mai 1958 nous a rendu Charles de Gaulle. Seulement voilà, qu’est-ce que le pouvoir personnel, sinon, l’abandon par près de 30 millions de citoyens français de leur destin dans les mains d’un seul homme, sinon, l’abdication de la souveraineté populaire au profit d’un guide, ou d’un maître. C’est parce qu’elle a compris cela que la gauche, pour la première fois depuis 30 ans s’est enfin réunie. C’est pour cela que pour la première fois depuis 30 ans, la gauche autour de moi s’est rassemblée face, à une droite dominée sans doute par la personnalité du Général de Gaulle, mais profondément divisée. La gauche contre la droite, peut-être pensez-vous que ces mots sont bien vieux et qu’ils ne signifient plus grand-chose. Je vous les abandonne si nous sommes d’accord sur le reste, c’est-à-dire, si nous admettons qu’il y a dans toute société ceux que révolte l’injustice, et ceux qui s’en accommodent, ceux qui refusent de changer par indifférence ou bien par intérêt, quoi que ce soit, aux structures du passé. Et ceux qui, au contraire, recherchent dans le présent, les chances de l’avenir. Eh ben moi, ce que je vous propose, c’est un choix et un choix dans tous les domaines : extérieur, intérieur, économique et social.