François Mitterrand et la technologie, entre IDS et Eureka

31 mai 1985
11m 07s
Réf. 00066

Notice

Résumé :
A l’occasion du Salon de l’Aéronautique et de l’Espace qui se tient à Bourget, près de Paris, François Mitterrand se fait partisan d’une Europe compétitive dans le domaine de la maîtrise de l’espace, enjeu de taille dans les années à venir. D’où son soutien au projet européen de station orbitale habitée, dont font partie la fusée Ariane et l’avion spatial Hermès, et au projet EUREKA.
Date de diffusion :
31 mai 1985
Source :
Antenne 2 (Collection: Midi 2 )

Éclairage

Dès le début de sa Présidence, François Mitterrand ne néglige point les apports du progrès technologique à la puissance des nations, surtout pas à l’ère de la révolution électronique et informatique.

Depuis les années 1970, le secteur tertiaire acquiert une part toujours plus grande dans les revenus des États et cette contribution n’est destinée qu’à augmenter en fonction des avancées scientifiques et technologiques qui permettront la naissance de nouveaux métiers, de nouvelles sources de richesse ainsi que la modernisation, dans le sens d’une plus grande productivité, des modes de production jusqu’ici connus. La compétition économique est alors destinée à aller de pair avec la compétition technologique et seule la maîtrise de la deuxième peut permettre de suivre la première.

De ces considérations découle l’attention de François Mitterrand pour des initiatives qui peuvent permettre à la France et à l’Europe de rivaliser avec les nations les plus avancées dans ce domaine, telles les États-Unis, le Japon et certaines puissances asiatiques. Le projet Eureka, qui prend forme à partir de mars 1985, s’insère dans cette politique mitterrandienne qui consiste à renforcer la compétitivité économique de la CEE par l’acquisition de la pleine maîtrise des nouvelles technologies et dans toutes les directions permises par la recherche. En d’autres termes, on peut voir dans ce projet la volonté du Président français de conférer à l’Europe une indépendance technologique.

Cette exigence est d’autant plus ressentie que le 23 mars 1983, le Président américain Ronald Reagan avait annoncé la mise en place d’un vaste programme de recherche dans ce domaine, connu sous le nom de Initiative de Défense Stratégique et aussitôt rebaptisé comme le projet de la "guerre des étoiles". Ce projet recèle en soi deux idées. Sur le plan de la recherche scientifique, il permettra de parvenir à des avancées importantes dans le domaine des nouvelles technologies, du fait des énormes financements qui lui sont destinés. Sur le plan militaire et stratégique, Reagan présente cette initiative comme la contribution américaine à la fin de la menace nucléaire : une telle recherche aurait dû, en effet, permettre la mise en place d’une défense antimissiles étanche, capable de détecter tout missile en vol vers le territoire américain et de le détruire directement dans l’espace.

François Mitterrand ne croit pas à l’efficacité stratégique de l’IDS, mais il est conscient que les recherches américaines qui seront conduites à cet effet ne feront que creuser l’écart technologique entre les deux rives de l’Atlantique. D’où la nécessité d’une initiative technologique européenne, et qui vise aussi le domaine de l’espace : ce sera Eureka.
Ilaria Parisi

Transcription

Noël Mamère
Bonjour à tous. Pendant cinq jours, 500 000 personnes visiteront le 36e salon de l’aéronautique et de l’espace au Bourget. Pour la plupart, des familles qui s’intéresseront d’abord aux démonstrations acrobatiques des avions et au grand show de la patrouille de France, par exemple. Mais au-delà du spectacle, le salon du Bourget est le symbole du formidable enjeu que représente l’espace pour les grandes puissances, enjeu économique, enjeu industriel mais aussi enjeu militaire. Ainsi hier, a-t-on appris que Airbus Industrie venait de conclure un énorme contrat avec la Pan Am, portant sur 28 Airbus représentant la coquette somme de 10 milliards de francs. Cela, c’est pour l’économie, mais derrière le Bourget, il y la querelle sur la guerre des étoiles, le projet Eureka et la navette Hermès. Autant de thèmes sur lesquels va sans doute revenir tout à l’heure le Président de la République qui, après avoir inauguré ce 36e salon, répondra aux questions de Paul Amar en exclusivité pour Antenne 2 Midi. Toutes ces raisons font que le Bourget 1985 est vraiment le temple international de l’aéronautique auquel le Président de la République accorde une extrême importance. Nous le retrouvons avec Paul Amar dans les salons du Centre National d’Études Spatiales, Paul Amar.
Paul Amar
Monsieur le Président, bonjour ! Nous nous trouvons dans un des stands vedette du salon du Bourget, un stand qui va nous permettre de faire en quelque sorte un voyage dans l’espace, grâce à des maquettes Ariane 5, le nouveau lanceur de satellite et Hermès, l’avion spatial que vous voulez faire construire. Alors, commençons ce voyage, pour quand des Français dans l’espace ?
François Mitterrand
Avant l’an 2000, est-il possible de fixer une date plus précise, je ne le crois pas, mais ce sera fait avant l’an 2000, c’est-à-dire dans moins de 15 ans.
Paul Amar
Rêvons toujours, pourquoi un Français ou un Européen sur la Lune ou sur Mars ?
François Mitterrand
Je crois que désormais, l’homme peut assurer sa maîtrise de l’espace. C’est une donnée nouvelle qui intervient dans toutes les connaissances et dans toutes les pratiques. Au-delà de la science et de la technique, ce sera la vie humaine qui va intégrer cette nouvelle dimension. C’est donc une avancée essentielle dans la présence de l’homme dans l’univers.
Paul Amar
Le projet Hermès est, dit-on, techniquement très avancé, encore faut-il l’accord des partenaires européens ?
François Mitterrand
Oui, nous ne prétendons pas imposer nos, nos vues, nos normes. Nous avons une technique, nous avons un outil, nous avons le moyen, comme vous le savez, par Ariane, de propulser tout cela dans l’espace. La caractéristique aussi, c’est qu’on pourra aller et revenir. Aller, aménager, réparer, traiter ce que l’on a à traiter, revenir sur la planète, repartir. C’est-à-dire qu’il y a là un moyen de communication qui va changer beaucoup de données dans la connaissance de l’espace.
Paul Amar
L’Allemagne de l’Ouest est, semble-t-il, plutôt réticente sur plusieurs projets. D’abord sur Hermès, la navette spatiale, mais aussi sur Eureka, le projet de développement technologique ?
François Mitterrand
Non, non, je ne, je ne crois pas que ce soit exact de le dire. Vous me posez une question, vous avez raison de le faire puisque c’est une interrogation que l'on retrouve un peu partout, mais l’Allemagne n’est pas réticente. Le projet Hermès est en discussion, ce dont on discute, ce sont les propositions françaises. Les propositions françaises devant devenir européennes, il est normal que nos futurs partenaires en débattent. Ils ont des idées sur tel ou tel sujet, on pourrait modifier tel aspect, oui pourquoi pas, c’est ça la discussion. Quand à Eureka, il ne faut pas oublier qu’à l’origine, c’est une idée qu’on pourrait appeler franco-allemande. Lorsque Monsieur le Ministre, enfin lorsque Roland Dumas, Ministre des Relations Extérieures a annoncé Eureka, ça aurait pu être annoncé aussi bien par Monsieur Genscher c’est-à-dire le Ministre des Affaires Etrangères allemandes. Non, il ne faut pas, il ne faut pas dire cela.
Paul Amar
Oui, mais on a l’impression que le coeur de l’Allemagne de l’Ouest penche plutôt actuellement pour les Etats-Unis, alors, à votre avis ?
François Mitterrand
Ce n’est pas une question de coeur, l’affaire, non. Et il y a, à l’heure actuelle, deux propositions qui sont faites, qui ne sont pas des propositions concurrentes sauf sur deux points que je préciserai. Le projet dit de, stratégique de l’espace, pour bien me faire comprendre, de, des Américains.
Paul Amar
La guerre des étoiles ?
François Mitterrand
Une stratégie spatiale, ce qu’on appelle la guerre des étoiles, d’autres, l’armement de l’espace. Ça, c’est une entreprise très vaste, naturellement, qui a été lancée par Monsieur Reagan il y a déjà plus de deux ans et qui a été proposée à l’Europe un peu à la va-vite il y a quelques semaines, sinon quelques mois. Bon, bien entendu, cela représentera sur le plan technique, indépendamment de la stratégie dont il faut discuter, cela représentera une possibilité d’apprendre beaucoup de choses. Et c’est l’attente, tout naturellement, des Européens, et particulièrement des Allemands puisque vous me parlez des Allemands. Mais il y a aussi le projet Eureka, ce ne sont pas deux projets directement concurrents.
Paul Amar
C’est compatible, Monsieur le Président ?
François Mitterrand
Ce n’est pas le même objectif, dans le premier cas, puisqu’il s’agit d’une stratégie militaire, défensive, annoncée comme telle par Monsieur Reagan et Monsieur Weinberger, qui est le responsable là-bas des problèmes militaires. Mais l’objectif d’Eureka est un objectif qui tente à dans 5, 6 ou 7 directions, c’est également en discussion avec nos partenaires européens, ceux que nous avons sollicités et d’autres qui viennent, c’est une façon de maîtriser l’espace. Dans certaines…
Paul Amar
Est-ce que ça peut être compatible, Monsieur le Président ?
François Mitterrand
Deux problèmes dans lesquels il peut y avoir non pas incompatibilité mais concurrence, c’est le domaine budgétaire, naturellement, ce qui coûte ici et ce qui coûte là, c’est à l’intérieur du même budget donc ça pose des problèmes, y compris à l’Allemagne. Ça ne nous en pose pas puisque nous avons choisi, nous, Eureka, mais ils feront, à mon avis, les Allemands, l’un et l’autre. Maintenant le partage sera à l’avantage de l’un ou l’autre, je ne sais pas à l’heure actuelle ce que je peux vous en dire.
Paul Amar
On a tout de même l’impression que le pilier franco-allemand vacille un petit peu depuis Bonn et puis Constance.
François Mitterrand
Non, non, et il y a une différence d’appréciation stratégique par rapport à l’armement de l’espace, par rapport à la guerre des étoiles du côté allemand qui, comme vous le savez, l’Allemagne, depuis la dernière guerre mondiale, n’a pas accès à la stratégie de dissuasion, à la détention de l’arme nucléaire. Donc, naturellement, son esprit est porté vers d’autres formes de stratégie. La France n’est pas dans ce cas-là, elle dispose d’une dissuasion. Et la France, moi-même, je ne, je ne peux pas ignorer que l’espace, dans le siècle prochain, entrera pleinement dans les stratégies mondiales. Mais pour l’instant et pendant plusieurs décennies, le problème ne se pose pas dans ces termes. Et d’autre part, le projet américain reste un projet obscur. On nous dit, participez comme sous-traitant, on ne nous dit pas que nous aurions part à la décision et nous ne savons même pas quelles seraient les sous-traitances, bref, c’est un projet qui reste obscur. Et puis d’autre part, la France et l’Europe doivent avoir la capacité de disposer de leurs moyens de pénétrer l’espace. Puis, je pense que sur le plan de la stratégie, avant de se lancer dans un surarmement, il vaudrait mieux faire aboutir les discussions sur le désarmement.
Paul Amar
Peut-on faire l’Europe spatiale si l’Allemagne ne joue pas le jeu à terme ?
François Mitterrand
Mais l’Allemagne est pour Eureka, c’est là que je ne parviens pas à comprendre ce qui est répété un peu partout. Les relations que j’ai avec le Chancelier Kohl sont de bonnes relations. Et les, la conversation que nous avons eue à Constance est une conversation positive et amicale et confiante. Ce qui, le seul point sur lequel j’ai dit qu’il y avait divergence d’approche, c’était sur la stratégie de l’espace telle que la voient les Américains. Sur le reste, c’est-à-dire sur le développement de l’Europe et particulièrement de l’Europe technologique et particulièrement d’Eureka, qui doit nous conduire à maîtriser totalement certaines sciences nécessaires on dit l’optronique, c’est-à-dire l’optique et l’électronique ; on dit la robotique c’est-à-dire, la mécanique et l’électronique, vers les grands ordinateurs, c’est-à-dire la mini informatique.
Paul Amar
Monsieur le Président…
François Mitterrand
On ne va pas s’attarder là-dessus, la France et l’Allemagne sont un couple indispensable et indissociable et les autres aussi.
Paul Amar
Monsieur le Président, vous…
François Mitterrand
Nous avons tous les jours des demandes, Monsieur Amar, de tous les pays d’Europe et même les Anglais, qui au point de départ avaient dit, non, nous, on ne pourra pas se consacrer à autre chose qu’à la stratégie américaine, ils sont très intéressés aujourd’hui.
Paul Amar
Monsieur le Président, vous êtes européen, vous le dites, comment peut-on faire l’Europe spatiale, monétaire, agricole, politique quand certains nationalismes se déchaînent, comme ils l’ont fait à Bruxelles lors de la Coupe d’Europe ?
François Mitterrand
Cela est une apparente contradiction, il faut que les gouvernants, eux, doivent savoir ce qu’ils veulent. Et bien entendu, ils ne se laissent pas entraîner dans ces folies, qu'on appellera même pas nationalistes, passionnelles, et sur des objets qui ne le méritent pas, et en tout cas, pas à de telles sauvageries. Non, les responsables de l’Europe et spécialement les responsables allemands et français sont en bonne symbiose. Ils veulent faire l’Europe et nous nous sommes mis d’accord avec le Chancelier Kohl sur la façon d’approcher la Conférence de Milan qui, à la fin de ce mois, sera à cet égard déterminante.
Paul Amar
Monsieur le Président, vous venez de visiter ce qu’on appelle aussi la foire aux canons, la foire aux missiles. Or, vous présidiez hier une conférence consacrée aux droits de l’homme, n’est-ce pas contradictoire ?
François Mitterrand
Je ne crois pas que les droits de l’homme soient bafoués lorsqu’un pays cherche à protéger son indépendance, c’est même peut-être le contraire. On me disait, mais c’est cher tout cela, l’autre jour. Oui, mais la perte de l’indépendance est plus chère encore, non seulement en biens matériels, ce qui n’est pas indifférent mais plus encore en biens spirituels, en histoire, en culture. Donc, défendre ce que l’on est, le défendre honnêtement sans idée agressive, c’est aussi une façon de défendre les droits de l’homme. Si en 1945, euh, nous avions été vaincus par les Nazis, où en serions-nous, est-ce que les droits de l’homme eussent été mieux préservés ? La réponse est acquise et bien entendu, je ne suis pas en discussion avec vous sur ce point. Non, on ne peut pas dire ça, naturellement. Ce qui est difficile, c’est qu’une nation comme la nôtre, pour pouvoir équiper son propre armement, pour disposer elle-même des moyens qui assurent sa sécurité, elle ne dispose pas d’un marché suffisant chez elle pour pouvoir justifier des, des appareils, des outils, un instrument sophistiqué qui, bien entendu, ne suffiraient pas pour arriver à son équilibre financier avec simplement les acheteurs français. Il y a un besoin international qui nous permet en même temps de perfectionner notre armement. Enfin, nous sommes plus prudents qu’on ne le dit, que je ne l’entends dire, il y a un certain nombre de pays auxquels nous ne vendons pas.
Paul Amar
Ça marche bien pour…
François Mitterrand
Oui, oui, ça…
Paul Amar
Le Gouvernement français.
François Mitterrand
Cela marche bien d’une certaine façon, c’est vrai que notre aéronautique est tout à fait remarquable. C’est vrai que nous avons un certain nombre de produits sur lesquels les ingénieurs français, les industriels français sont en avance sur les autres. Mais nous veillons à ne pas entretenir, autant qu’il est possible, les foyers de guerre. Donc, nous, nous avons plus de prudence diplomatique que on ne semble le dire lorsqu’on en fait le commentaire.
Paul Amar
Merci.