La leçon de François Mitterrand sur la crise tchadienne

16 décembre 1984
02m 54s
Réf. 00217

Notice

Résumé :
L’interview du 16 décembre 1984, au cours de laquelle François Mitterrand explique aux journalistes de France 2 les tenants de la crise au Tchad, est un vrai moment de « leçon » et de pédagogie mitterrandienne sur les questions stratégiques. On gardera longtemps en tête l’image de ce Président expliquant, à l’aide d’une carte, le sens de l’engagement des troupes françaises sur ce théâtre d’opération extérieure.
Date de diffusion :
16 décembre 1984
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Éclairage

En 1976, la France a conclu avec le Tchad un « accord de coopération militaire technique ». C’est en vertu de cet accord que la France, entre 1983 et 1984, engage l’opération « Manta » pour venir en aide à Hissène Habré, chef du gouvernement tchadien, dans le cadre du conflit qui l’oppose à la Libye de Mouammar Kadhafi. Le 21 juin 1983, des forces libyennes ont en effet franchi la frontière nord du Tchad et foncent vers la capitale N’Djamena, confirmant les ambitions expansionnistes de Kadhafi. Par son soutien logistique et le travail des instructeurs français pour former les Forces armées nationales tchadiennes, l’opération « Manta » finit par mettre sur pied un groupement de 3 000 hommes pour combattre l’avancée des troupes libyennes.

A l’aide d’une carte, François Mitterrand explique ici aux journalistes de France 2 la situation militaire au Tchad à l’hiver 1984. Il faut souligner ici l’originalité de sa mise en scène : c’est en véritable professeur de géopolitique que le chef de l’Etat se mue pour justifier la non-intervention de la France au nord du pays. Comme il le montre, le Tchad est alors divisé en deux, de part et d’autre du 15e parallèle : au nord de cette « ligne rouge » se trouve la zone occupée par la Libye et les pro-Libyens (1983-1987) ; au sud se trouve le territoire de la République tchadienne, défendu par les forces françaises. Pour préciser la nature de leur mission, le Président affirme qu’il ne s’agit en aucun cas pour la France de déclencher une opération de reconquête au Nord, puisque celle-ci relève de la seule décision du gouvernement tchadien. Le Président revient aussi sur l’échec de sa rencontre avec Kadhafi en Crète, le 15 novembre 1984. Dans le but de conclure un accord convenant du retrait simultané des forces libyennes et françaises du Tchad, François Mitterrand refuse de donner suite aux discussions dans la mesure où les troupes libyennes poursuivent quand même leurs opérations.

Il explique également le risque de voir s’ouvrir un deuxième front au sud du Tchad : en plus de l’invasion au nord, une guerre civile ravage la région méridionale du pays, provoquant notamment des affrontements violents entre musulmans et chrétiens. Le président rappelle alors tout le sens de l’engagement des troupes françaises pour le rétablissement de la paix au Tchad. Ce n’est qu’en 1988 que les relations normales entre ce pays et la Libye sont rétablies, à la suite d’un cessez-le-feu décidé au mois de mars.
Alice de Lyrot

Transcription

Bernard Rapp
Alors tout de suite, à propos du Tchad, Monsieur Mitterrand a longuement expliqué l’histoire des interventions françaises dans ce pays ces dernières années, c’est-à-dire sous son septennat et sous les septennats précédents, et il a précisé sa position sur la présence libyenne et la situation au nord du pays, de même que sur les conditions de son voyage en Crète ; Monsieur Mitterrand, qui exclut toute intervention française au nord du Tchad. Nous écoutons tout de suite Monsieur Mitterrand.
François Mitterrand
Alors vous me dites, mais pourquoi est-ce que vous ne montez pas jusqu’au Nord et c’est donc que vous acceptez le fait accompli. Je n’accepte pas la possession du Tchad par la Libye, je la dénonce. Je dénonce également cette occupation-là. Mais enfin, je répète, plus personne n’en parle. Celle-ci, en droit, requiert de l’autorité et de la souveraineté du Tchad. En fait, il y a en effet des occupations militaires. Je ne suis pas chargé de dire le droit. Ce que je peux vous dire, c’est que la France n’acceptera jamais politiquement et juridiquement cette amputation d’un État africain. Mais je ne suis pas chargé, mais je ne suis pas le gendarme de l’Afrique. L’armée française n’est pas chargée de cela, il appartient d’abord au Gouvernement du Tchad, ensuite à l’Organisation Africaine de reconquérir si elle le désire.
Michel Colomès
Est-ce que vous avez aidé le Gouvernement du Tchad à le faire ?
François Mitterrand
Beaucoup jusqu’alors. À vrai dire,
Michel Colomès
Non, mais maintenant,
François Mitterrand
Tout le temps, aider, ça veut dire vendre des armes.
Michel Colomès
Par exemple.
François Mitterrand
Ça veut dire équiper. Il y a des instructeurs français très nombreux à l’heure actuelle à N’Djamena.
Michel Tatu
Et si ils décidaient de remonter vers le Nord, le Gouvernement d’Hissène Habré avec ses troupes, est-ce que vous l’encourageriez ?
François Mitterrand
C’est sous leur responsabilité.
Michel Tatu
Vous ne le dissuadez pas non plus ?
François Mitterrand
Les soldats français ne doivent pas aller au Nord, à moins qu’une situation nouvelle se crée. Bref, mon objectif est le même que depuis le premier jour et la situation est la même ici que depuis le premier jour. Mais les moyens sont différents. Enfin, vous imaginez bien que les moyens sont différents, d’abord parce que le problème ne se pose plus qu’au Nord, peut-être l’a-t-on oublié. Vous qui suivez ces problèmes, vous le savez. Et tout le Sud est aujourd’hui en état de guerre civile, tout le sud. Une armée française qui regarde vers le Nord peut se faire tourner demain par le fait qu’il y a rébellion au Sud. Il y a 5 millions de gens ici qui sont des noirs. Ici, c’est surtout des populations, vous savez, du désert. 5 millions, il y en a 150 000, 200 0000 seulement là. Et ces 5 millions, à l’heure actuelle, discutent, contestent l’autorité du Gouvernement du N’Djamena. Moi, je ne suis pas allé en Libye, le colonel Kadhafi n’est pas venu en France, je l’ai rencontré dans un territoire étranger neutre, la Grèce. Quoi de plus normal ? Pour lui dire quoi ? Rien n’est possible tant que la situation au Tchad ne sera pas conforme à vos engagements. Et c’est pourquoi la conversation n’a pas eu de suite et que j’ai donné des instructions à notre armée, celles que je viens de rappeler, à savoir qu’il s’agit de protéger la zone que j’avais fixée dès 1983 et de surveiller naturellement l’autre zone pour éviter les infiltrations.