La Lorraine en crise, premier voyage du nouveau président

12 octobre 1981
11m 55s
Réf. 00233

Notice

Résumé :
Deux journalistes de FR3 s'entretiennent avec François Mitterrand depuis la préfecture de Metz au terme du premier des deux jours de voyage du Président en Lorraine. Traversant une rude crise industrielle qui touche les secteurs traditionnels du charbon, du textile et de la sidérurgie, la Lorraine est exemplaire des défis identifiés et solutions préconisées par la nouvelle équipe présidentielle.
Date de diffusion :
12 octobre 1981
Source :
FR3 (Collection: Lorraine soir )

Éclairage

Pour son premier voyage « en province » en qualité de président de la République, François Mitterrand n’a pas choisi le Nord cher à son Premier ministre, mais sa voisine Lorraine. Le charbon et le textile ont comme dans le Nord déjà encaissé le choc de la concurrence mondiale et des aléas de la conjoncture. Mais à cela s’ajoute depuis quelques années la crise de la sidérurgie. Dans cette Lorraine où bat le cœur de l’homme du fer français, qui travaille à la mine ou dans les aciéries, le funeste cortège des pertes financières, des fermetures d’usines, des licenciements, fait placer beaucoup d’espoir dans le programme socialiste.

Relance charbonnière, nationalisation dans la sidérurgie, promesse qu’il n’y aura pas de secteurs condamnés, reconquête du marché intérieur par la mobilisation de tous (ce fameux « corps de bataille pour gagner la guerre économique ») : c’est ce programme volontariste de lutte contre le chômage dans les industries traditionnelles que vient rappeler François Mitterrand aux élus et notables lorrains, et à tous les Lorrains même, en accordant un entretien à l’antenne locale de la troisième chaîne de télévision depuis l'hôtel de la préfecture de Metz. « Il était temps que nous arrivions », lâche le Président, qui, pour conclure, face caméra, se dit confiant sur les capacités de la région à prolonger sa grande histoire industrielle.

L’Etat bien sûr fera sa part. Sans le citer nommément, il évoque en particulier le CIASI, auquel succèdera en 1982 le CIRI (comité interministériel pour la restructuration industrielle), chargé de coordonner au plus haut niveau l’action publique en direction des entreprises privées en difficulté. L’Etat actionnaire comme le CIRI auront fort à faire dans les années 1980. Ils géreront sans pouvoir l’enrayer la désindustrialisation. Pour s’en tenir à l'emblématique sidérurgie, les effectifs continueront de fondre. Par rapport à 1974, il ne reste plus qu’un emploi sur deux dans ce secteur en 1985, et un sur trois à la fin des années 1980.
Léonard Laborie

Transcription

(Musique)
Yves Baron
Madame, Monsieur, bonsoir. La préfecture de Metz, terme de la première journée du voyage du Président de la République en Lorraine. À cette occasion, FR3 Lorraine, ce soir, vous propose un journal exceptionnel, il va durer 35 minutes, de 19 heures 20 à 19 heures 55. Pour le suivre dans sa continuité, je vous conseille donc dès à présent de vous porter sur FR3. Le Président de la République, je vous le disais, est arrivé ici, à la Préfecture de Metz il y a quelques instants. Il a été présenté aux représentants des différents corps constitués de la Moselle et actuellement, il est dans ce petit salon où il va répondre en direct aux questions d’Yves Lebaratoux et de Pierre Boudy.
Pierre Boudy
Oui Monsieur le Président de la République bonsoir, merci d’avoir accepté notre invitation et disons qu’à travers nous, la Lorraine vous souhaite la bienvenue. Tout d’abord, j’ai remarqué une chose, c’est que par rapport à vos prédécesseurs, il y a un changement de style radical. Fini les grand-messes, fini la grande liturgie. Aujourd’hui c’est le travail, les réunions de travail concrètes.
François Mitterrand
Ce n’est pas par goût de me distinguer et je ne répugne pas aux grands rassemblements. Il est important que parfois, il y ait liturgie, surtout lorsqu’il s’agit d’affaires nationales. Mais enfin, ce voyage en Lorraine, qui est le premier voyage organisé dans le cadre de ma fonction de Président de la République. Première visite qui en annonce d’autres, celle du Premier Ministre, celle des membres du Gouvernement, peut-être irai-je, sans doute irai-je dans d’autres régions au cours de l’année 1982, s’inspire en effet d’une volonté d’aborder les problèmes difficiles qui, aujourd’hui, assaillent cette région de Lorraine d’une façon pratique, concrète. J’ai d’abord besoin d’entendre, d’entendre les élus, les responsables de tous ordres, de savoir vraiment comment ils ressentent leurs problèmes et puis aussi, quelles sont leurs propositions. Nous sommes, voyez-vous décidés, tous autour de moi et moi-même, à engager dans tous les domaines le dialogue.
Pierre Boudy
Cela veut dire qu’on était peut-être un peu trop habitués à voir les Présidents de la République arriver avec des promesses sans écouter. Là, c’est vraiment la…
François Mitterrand
Je n’ai pas dit cela, je ne dis pas qu’ils n’écoutaient pas, ce serait un peu sévère et peut-être injuste. En tous cas, pour ce qui me concerne, j’entends d’abord écouter les autres avant de me prononcer. Sans doute ai-je connaissance des dossiers, sans doute ai-je, par les membres du Gouvernement, une possibilité de savoir ce qui se passe dans chaque région de France et j’en suis informé. Mais je le répète, rien ne remplace ce contact direct, c’est celui que je suis en train de mettre comme cela au cours de ces deux jours, de vivre aujourd’hui, demain ; et ce n’est que demain soir que je commencerai à tirer les conclusions de ce voyage.
Yves Lebaratoux
Alors vous parliez des problèmes, Monsieur le Président. Aujourd’hui 72 000 demandes d’emplois non satisfaites en Lorraine, il y en avait 49 000 l’été dernier. On prévoit, ce qui est inquiétant, 90 000 dans peu de temps, alors il faut faire quelque chose et vite.
François Mitterrand
Bien entendu, je pense que vous avez porté attention au discours qui a été prononcé par Monsieur Pierre Mauroy, le Premier Ministre, devant l’Assemblée Nationale, dans lequel il a développé le plan du Gouvernement pour la lutte pour l’emploi, contre le chômage ; et l’ensemble des mesures qui sont déjà mises en oeuvre par les différents ministres responsables. C’est vrai que j’ai fixé pour objectif principal à l’action du Gouvernement la lutte contre le chômage. Et dès le premier instant, dès lors que ce Gouvernement et le Gouvernement précédent, le premier Gouvernement Mauroy, ont été mis en place, la lutte contre le chômage était pour nous comme une obsession, mais s’il fallut d’abord s’attaquer à des réformes de structures. La décentralisation, c’est une façon pour vous, Lorrains, d’examiner vous-mêmes tout ce qu’il est possible de faire sur place. Bien entendu, pas seuls, aidés par l’État et avec le concours de la Nation toute entière. Ça, c’est un élément très important pour aborder le problème du chômage. Et puis ensuite, l’ensemble des projets touchant à des nationalisations, à la création d’un vaste secteur public, à la possibilité pour des sociétés nationales d’entraîner l’ensemble de notre industrie, de la restructurer, de la planifier. Bref, de disposer d’un corps de bataille pour gagner la guerre économique qu’on nous fait de toute part. Cela participe de la lutte contre le chômage. Puis toutes une série de mesures particulières que vous connaissez, mais si on ne les connaît pas, et bien, j’aurai l’occasion d’en parler demain, s’il le faut, à ceux qui m’entendront à Metz lors de la discussion devant le conseil régional.
Yves Lebaratoux
Monsieur le Président, il y eut un changement le 10 mai, une majorité de Français s’est prononcée pour ce changement, il y en a qui s’étonnent aujourd’hui que dans les faits ne se traduise pas ce changement, je pense notamment aux mineurs de fer.
François Mitterrand
Qu’est ce que vous voulez dire par-là ?
Yves Lebaratoux
Eh bien, que certaines mines continuent de fermer.
François Mitterrand
Ce que je veux dire, c’est que pour l’instant, il n’y a pas du tout de chômage qui soit dû à l’action du Gouvernement de Monsieur Pierre Mauroy, absolument pas. Il y a une situation que nous avons recueillie, comment dirais-je, de plein fouet. Au mois de mai, au mois de juin, des difficultés monétaires, dont nous avions hérité, une situation économique que chacun s’applique, s’accorde à reconnaître comme délicate, dans le domaine de la sidérurgie, en particulier, dans le domaine du textile. Votre région, de ce point de vue, a été particulièrement frappée par la crise et par l’absence de solutions dans les années qui ont précédé. Et nous, il faut traiter tout cela à la fois. Un certain nombre de dispositions prises ou des dispositions qui auraient dû être prises il y a maintenant quelques mois ou quelques années font qu’aujourd’hui, nous sommes obligés de redresser une situation. Et on ne la redresse pas d’un coup ! Étant cependant bien entendu que moi, je demande qu’on m’informe chaque fois qu’une entreprise sera menacée de fermeture. Le Premier Ministre a créé auprès de lui une nouvelle institution, un organisme qui doit lui permettre, avant même qu’il y ait quelque licenciement ici ou là, en France, par lui d’être informé. Est-ce qu’il y a des refus de crédit ? Est-ce que les banques ont fermé le robinet, comme on dit ? Est-ce qu’il y a de la mauvaise volonté ou de l’incompréhension administrative ? Est-ce qu’un certain patronat n’a pas compris son devoir ? Est-ce que vraiment, il était impossible de faire autrement ? Cet examen sera fait au niveau gouvernemental chaque fois qu’il y aura menace de fermeture. Et j’applique ce raisonnement aussi bien aux mines de fer. Je pense que dans la proposition qui est la mienne, ce voyage en Lorraine ne sera pas inutile dans la façon d’aborder le problème des mines de fer.
Pierre Boudy
À propos du nucléaire Monsieur le Président, il y a ici, en Lorraine, la centrale nucléaire de Cattenom et c’est pratiquement certain aujourd’hui, les tranches 3 et 4 vont être réalisées. Alors les observateurs disent, en mettant le paquet, entre guillemets, sur le nucléaire, est-ce que cela ne va pas se faire au détriment de la relance charbonnière à laquelle vous êtes très sensible.
François Mitterrand
Non, vous savez, le plan que j’ai développé comme candidat, que j’entends mettre en oeuvre comme Président, vise d’une part à maintenir un volant important de nucléaire, j’ai toujours dit cela pendant toute ma campagne. J’ai demandé simplement qu’il y ait une pause pour que le gouvernement ait le temps de réfléchir et de mettre ensuite un programme à la disposition de l’Assemblée Nationale, c’est ce qu’il fait pour l’instant, c’est ce qu’il a fait les jours précédents, mais un certain volant de nucléaire qui permette d’assurer l’indépendance énergétique de la France. D’autre part, le réveil de ce que l’on appelle les énergies traditionnelles, en particulier le charbon. Mais ces énergies traditionnelles peuvent être aujourd’hui réveillées par des moyens audacieusement modernes. Il y a des techniques modernes qui doivent être mises à la disposition de la Lorraine. J’ai également fait état, naturellement, ça tombe sous le sens, de ce qu’on appelle les énergies renouvelables, les énergies nouvelles ; et à cet égard, j’entends doubler, peut-être même tripler la mise par rapport aux propositions du Gouvernement précédent. Et enfin, je veux engager une audacieuse politique d’économie d’énergie. Ce sont ces quatre éléments qui permettront à la France d’assurer son indépendance énergétique. Alors, l’élément nucléaire, naturellement, est primordial, vous avez parlé de Cattenom. L’aspect le plus original des décisions gouvernementales est celui-ci : Désormais, les élus locaux, les gens qui vivent sur place, représentés par leurs élus, diront leur mot. Les conseils municipaux, la commune, le canton, le voisinage, ils seront consultés, ils diront on est pour, on est contre, surtout, ils diront leurs raisons, ils s’expliqueront. Et de même les conseils généraux, de même les conseils régionaux, les assemblées de toute sorte. Ce qui fera que si le Gouvernement doit en fin de compte décider, selon l’idée qu’il se fait de l’intérêt national, d’une façon générale, ce sera toujours avec le consentement, j’ai dit, j’allais dire le consentement populaire, en tout cas, le consentement des élus, dont le devoir est d’interpréter justement la volonté populaire. Et s’il arrive certains cas où le devoir national s’impose, eh bien, le Gouvernement prendra ses responsabilités, ce sera l’exception, et pour Cattenom, nous entendons procéder de cette façon.
Yves Lebaratoux
En parlant de relance charbonnière, Monsieur le Président, à vous dire la vérité, on a un peu peur en Lorraine. On a peur que le Nord soit privilégié par rapport à notre région. Il y a eu quelques déclarations contradictoires entre Monsieur Edmond Hervé et le Premier Ministre.
François Mitterrand
Diable, je n’ai pas relevé, peut-être ai-je été moins attentif que vous, c’est bien normal, aux relations entre le Nord et la Lorraine. Ce que je peux vous dire, c’est que pour toutes les mesures d’accompagnement de la production, production charbonnière, production de toute sorte, le développement de la sidérurgie, j’ai précisément déjà décidé d’intervenir de telle sorte que, ne soupçonnant personne de vouloir favoriser aucune région, ce serait très injuste ; que la Lorraine dispose de son dû ! Et à cet égard, sans rien retirer, bien entendu, à la région du Nord qui a tant de besoins, je crois qu’il est nécessaire de rétablir un certain équilibre, cela sera fait.
Pierre Boudy
Monsieur le Président, est-ce que lorsqu’on est Président de la République et puis qu’on examine la Lorraine, le textile, la sidérurgie, le charbon, ce sont des endroits très sensibles au niveau des emplois ?
François Mitterrand
Qu’est-ce qu’on se dit ?
Pierre Boudy
Qu’est-ce qu’on se dit, est-ce que ce n’est pas une poudrière, un chaudron social ?
François Mitterrand
Eh bien, on se dit qu’il était temps que nous arrivions. On se dit, bien, si ça avait dû continuer comme cela, où en serait-on l’année prochaine ? Et l’on se dit, quel travail devant nous, quelle responsabilité. Mériter la confiance des Français, la justifier et redresser l’économie française, ce qui est un des facteurs essentiels de notre indépendance nationale, oui, c’est une immense tâche, fort difficile. Voilà ce qu’on se dit. Mais je me sens, avec ceux qui m’entourent, tout à fait disponible pour m’attaquer avec énergie au problème de la sidérurgie, on l’a déjà fait, on l’a déjà fait, c’est bien commencé ; au problème du textile, on l’a déjà fait, c’est bien commencé et je m’en expliquais ce matin à Épinal et à Saint-Dié. Et ainsi de suite, l’ensemble des industries de cette région sont frappées, elles ne sont pas frappées à mort, il y a suffisamment de réserve et de chance. Et alors, c’est vers les Lorrains que je me tourne, je dis, avec celles et ceux qui vivent dans ce pays, tous les espoirs sont permis parce qu’ils ont la volonté et la capacité. À nous, bien entendu, à l’État de mettre les moyens à la disposition de tous ceux qui veulent redresser la Lorraine et redresser la France.
Yves Lebaratoux
Merci, Monsieur le Président, de nous avoir accordé cet entretien.