Le bagage littéraire du jeune François Mitterrand

07 juin 1970
14m 31s
Réf. 00235

Notice

Résumé :
L'émission littéraire mensuelle de Michel Polac est consacrée ci aux lectures marquantes (passées et actuelles) de François Mitterrand, dans le but de dégager l'influence de la littérature dans sa vie d'homme politique.
Date de diffusion :
07 juin 1970
Source :

Éclairage

Le polémiste Michel Polac (1930 – 2012) fut tout à la fois, et tour à tour, journaliste, écrivain, cinéaste, critique littéraire, critique théâtral, mais aussi et surtout, producteur et animateur d'émissions de radio et de télévision.

De 1966 à 1970, d'abord sur la 1ère chaîne de télévision, puis sur la 2e, il avait son émission littéraire mensuelle, Bibliothèque de Poche.

Pour renouveler cette émission, Michel Polac créa en 1970 une rubrique, Les livres de ma vie, pour permettre aux téléspectateurs de connaître « les livres de chevet des hommes politiques, c'est-à-dire les livres qui les ont influencés ou, au contraire, qui les ont heurtés ». Au printemps furent tournées 4 rubriques Les livres de ma vie, autour d'Edgar Faure, de François Mitterrand, d'Olivier Guichard et de Jacques Duclos, présentées respectivement dans les numéros de Bibliothèque de Poche du 17 mai, du 7 juin, du 26 juillet et du 23 août 1970.

Michel Polac commentait ainsi en mai la diffusion de la 1ère rubrique «  Nous allons présenter l'homme privé en conversation dans sa bibliothèque, évoquant pour nous ses lectures. Souvent, à travers ses admirations littéraires, se révèle une conception du monde, une philosophie, une morale de vie. C'est ce que nous voudrions découvrir en interrogeant les hommes politiques sur le thème des livres de ma vie ». De fait, en juin 1970, les téléspectateurs sont témoins de François Mitterrand, auteur récent de Ma part de vérité (voir ce document), recevant dans sa bibliothèque [1], rue Guynemer à Paris, Michel Polac [2].

Au cours de l'entretien de plus de quarante minutes, François Mitterrand consacre près d'un quart d'heure aux auteurs et aux livres qui l'ont façonné, enfant puis adolescent, tant dans le cadre familial à Jarnac, au contact surtout de sa mère, que dans le cadre scolaire, durant ses années de pensionnat au collège Saint-Paul d'Angoulême, au contact de certains professeurs. Au fil de la conversation défilent les noms de romanciers, de poètes, de philosophes, d'historiens, parmi lesquels Maurice Barrès surtout, ou François Mauriac, ami de la famille [3]. Une vingtaine de noms en tout, comme autant de clés pour comprendre, derrière le jeune provincial de l'entre-deux-guerres, l'homme politique et son parcours dans la deuxième partie du XXe siècle ?

A la fin de l'été 1934, François Mitterrand, bachelier, part pour Paris poursuivre ses études lesté de ce bagage littéraire là. Il va avoir 18 ans. Il s'installe dans le foyer des pères maristes au « 104 » de la rue de Vaugirard, comme François Mauriac, qui l'accueille dans la capitale, l'avait fait en 1907 [4]. Ce sera la découverte de la vie parisienne, une toute autre vie sociale, une toute autre vie politique, une toute autre vie intellectuelle, littéraire, philosophique, spirituelle que la vie au bord de la Charente. En regard de cette découverte, le bagage littéraire constitué lors de l'enfance et de l'adolescence, comme un viatique, ne lui en sera que plus précieux. Ces années-là, et sans doute jusque la fin de sa vie ?

[1] Une partie de cette bibliothèque a été donnée par François Mitterrand à la médiathèque Jean Jaurès de Nevers (Nièvre) où elle a rejoint un fonds François Mitterrand constitué en 1990 par les ouvrages reçus en cadeau par le président de la République depuis son élection en 1981.
[2] Il semble bien que ni François Mitterrand, ni Michel Polac ne garda un bon souvenir de l'exercice.
[3] La BNF site François Mitterrand est située en bord de Seine à Paris… quai François Mauriac !
[4] Après François Mauriac, Jean Guitton séjourna au « 104 ». Au milieu des années 30, Pierre de Bénouville, Claude Roy, François Dalle, André Bettencourt s'y lièrent indéfectiblement à François Mitterrand. En 1946, l'étudiant Edouard Balladur devait à son tour y résider.
Philippe Babé

Transcription

François Mitterrand
Qu’est-ce qu’on trouve encore, on trouve des auteurs, des romans, surtout les romans. Pas tellement, mais avec des auteurs qui s’appellent Paul Bourget, qui s’appellent Estaunié, René Bazin, à un autre niveau, Barrès, beaucoup Barrès, un peu Marcel Prévost, sa littérature entre deux eaux,
Michel Polac
C’était le Caroline Chérie de l’époque.
François Mitterrand
Tout de même, oui, tout de même, oui. Il était là, pas trop dissimulé, un peu quand même. Et puis, quelques classiques, les poètes romantiques. Alors, Hugo, Vigny, Musset surtout, Lamartine, à partir de Rimbaud disparu, Mallarmé, connais pas ! Et cependant, sur le plan des romantiques, une culture assez approfondie. On savait par coeur chez moi des morceaux et des morceaux de Hugo, de Musset et de Lamartine, on les répétait beaucoup, on s’en exaltait. Comme auteurs du XIXe siècle, on trouve surtout, on trouve Daudet, Alphonse Daudet, on trouve Balzac, un peu Flaubert, pas Stendhal. Alors que Anatole France, évidemment, à l’écart, Zola, n'en parlons pas ! Enfin voilà. Voilà un certain fond de bibliothèque. Parmi les auteurs que j’ai cités tout à l’heure, j’ai cité Barrès. Et on doit penser que Barrès était le grand inspirateur de toute cette société, à moins qu’il n’en ait été que le meilleur interprète, on pourrait en débattre, c’est une autre affaire. L’influence de Barrès, qui traduisait très exactement ce que ressentaient toutes ces familles. Il y a beaucoup d’aspects de Barrès que je n’aime pas du tout.
Michel Polac
Oui, oui.
François Mitterrand
Même que je déteste. Mais disons que son influence, aujourd’hui, reste à travers les impressions que j’en ai ressenties lorsque j’avais 15 ans, mais aujourd’hui, sur le plan de la maîtrise du style, je considère que c’est de tout premier rang. Je vais à cet égard vous lire de quelle manière je comprends La Colline inspirée, lorsque je lis, c’est tout à fait au début. "En automne, la colline est bleue." Et c’est évidemment la colline de Lorraine. "En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoisé dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence des heures unies d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse. Une église, un monastère, une auberge qui n’a de clients que les jours de pèlerinage, occupent l’une des cornes du croissant. À l’autre extrémité, le pauvre village de Vaudémont, avec les deux aiguilles de son clocher et de sa tour, se meurt dans les débris romains et féodaux de son passé légendaire, petit point très net et prodigieusement isolé dans un grand paysage de ciel et de terre. Au creux, et pour ainsi dire au coeur de cette colline circulaire, un troisième village, Saxon, rassemble ses trente maisons aux toits brunâtres qui possèdent là tous leurs moyens de vivre : champs, vignes, vergers, chènevières et carrés de légumes. Sur la hauteur, c’est un plateau, une promenade de moins de deux heures à travers des chaumes et des petits bois, que la vue embrasse et dépasse pour jouir d’un immense horizon et de l’air le plus pur. Mais ce qui vit sur la colline ne compte guère et ne fait rien qu’approfondir la solitude et le silence. Ce qui compte et ce qui existe, où que nous menions nos pas en suivant la ligne de faîte, c’est l’horizon et ce vaste paysage de terre et de ciel." Je ne sais pas, pour moi, la colline de Sion, cela reste, bien que je ne l’aie au fond vue qu'une seule fois, un des hauts lieux de mon imagination. Évidemment, le Barrès de la guerre de 14-18, le Barrès de l’Affaire Dreyfus est tout à fait, enfin, me paraît tout à fait détestable et même, enfin…
Michel Polac
Il a été d’une violence et d’une agressivité assez considérable, finalement !
François Mitterrand
D’une petitesse, surtout. D’une petitesse, il est devenu médiocre. Par passion politique, par vieillissement, par commodité, l’éternel tout Paris, quoi ! Je l’ai sorti sur les, de ma bibliothèque parce que c’est un livre vraiment très pittoresque que j’ai trouvé là. C’est un livre de Paul Déroulède, qui s’appelle La Moabite. Que me pardonnent les mannes de Paul Déroulède, je ne l’ai pas lu.
Michel Polac
C’est une pièce forcément…
François Mitterrand
Mais c’est toute une correspondance qui a été liée à cet ouvrage entre Paul Déroulède et ma mère, qui s’appelait Mademoiselle Yvonne Lorrain. "À l’artiste, à la Française, à la charmante patriote", signé Déroulède, Saint-Sébastien, 1900. Voilà qui va effrayer un certain nombre de mes contemporains qui se demanderont qu’est-ce que c’est que cet homme de Gauche ?
Michel Polac
Il était en exil pourquoi, parce que j’avoue que j’ai un peu oublié l’histoire de Déroulède ?
François Mitterrand
Pour avoir essayé de... un coup d’État.
Michel Polac
Ah oui ?
François Mitterrand
Pour avoir essayé de renverser la République. C’était, il était l’expression d’un nationalisme intransigeant. Ceci dit, dans la mesure où l’écrivain Barrès, ou des hommes politiques à la Déroulède, signifiaient l’attachement à la terre, à la patrie, à un certain nombre de valeurs morales, eh bien, beaucoup de ces familles ne participaient peut-être pas. Vous me direz, mais dans ce cas-là, c’était un milieu vraiment très réactionnaire ! Non, pas du tout. L’un de mes oncles, frère cadet de ma mère, a été un des premiers fondateurs, un des premiers disciples de Marc Sangnier, le fondateur du Sillon. Chose étrange, voici une jeune fille, ma mère, qui va voir Déroulède, lui apporter des, elle peignait, elle était peintre, enfin, amateur, elle a représenté des paysages de notre pays pour les apporter à l’exilé. Et ensuite, on revient, et puis quoi ? On va être sans doute antidreyfusards, crier à mort ou bien sur la dégradation de ce capitaine juif, pas du tout ! On ne sera pas antidreyfusards, on sera révoltés même après les premières révélations par l’injustice. Et tout d’un coup, on épousera le mouvement du siècle et on saura tout d’un coup qu’il faut secouer cette tunique d’une vieille société finalement injuste. On commencera à percevoir qu’il convient de transformer les structures et aussi, peut-être, de réviser les notions de base. Alors, je voulais aborder tout à l’heure l’aspect, le premier stade de l’évolution. C’est le collège, tout naturellement. Je suis dans cette petite ville, c’est à 30 kilomètres environ de la capitale, la capitale, c’est Angoulême, pas une très grande capitale à l’époque. Et je vais en collège, un collège libre. Qu'est-ce qu’on apprend là ? De bons professeurs mais nous sommes au XVIIIe siècle. Au fond, on apprend le latin presque avant d’apprendre le français. Je ne m’en plains pas d’ailleurs, j’y suis resté très attaché. Enfin, c’est le latin, alors les auteurs qu’on supporte, sur lesquels on annone, puis peu à peu l’esprit s’éveille, alors au contraire, on y prend goût, on devient évidemment amoureux de tous ceux qu'on est appelé à connaître de cette manière. Ce ne sera pas Ovide, ce ne sera pas Lucrèce, ce sera peu Suétone, peu Juvénal mais enfin, ce sera essentiellement Virgile, Horace, évidemment Tite-Live, et puis Tacite. Et Tacite, pour moi, ça a été la première approche d’un certain style et une certaine recherche intellectuelle à laquelle je suis resté très attaché. Personnellement, je crois qu’il est très important d'en rester aux structures du langage, de comprendre l’évolution philologique et la phrase latine, son nombre, son rythme ont à ce point impressionné le rythme français tel qu’il se trouve même aujourd’hui au stade de son évolution ; qu’il me semble que c’est couper les racines que de ne pas développer autant qu’il est possible la connaissance du latin. Et couper les racines, c’est toujours fâcheux. Alors, surtout lorsqu’elles sont saines. Enfin ça, c’est une autre affaire qui nous mènerait évidemment très loin. Bon, à partir de là, qu’est-ce qu’on trouve dans un collège ? Les classiques, enfin, on trouve le XVIe siècle, évidemment, et puis les classiques. On aborde très peu, ou très mal, ou très superficiellement le XVIIIe. Évidemment Montesquieu, plaisirs de la Saint-Jean, un peu Rousseau, l’aspect Rêveries du promeneur solitaire ,
Michel Polac
Mais pas Les Confessions ?
François Mitterrand
Certains aspects, pas Les Confessions, un peu Nouvelle Héloïse, quand même, Contrat Social, on n’aborde pas. Quant à Voltaire, mauvaise réputation lui aussi, Écrasons l’Infâme, ça ne se pardonne pas. Donc, on nous fait connaître que c’est les pièces de théâtre les plus insipides. Et puis, les encyclopédistes, Diderot, non. Diderot qui deviendra une des mes grandes amours plus tard, je n’ai appris à le connaître qu’autour de la trentième année, en vérité, bon ! Alors, évidemment, ne parlons pas des Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos, en France, les Liaisons Dangereuses , qui est un livre majeur de la littérature française.
(Musique)
François Mitterrand
Alors, on ne peut pas trop s’attarder là-dessus, mais ce que je veux dire, c’est que rien d’autre, on n’a absolument aucune idée de ce que peut être la littérature moderne, ou la philosophie moderne. Car il faudrait aussi parler de la philosophie. La philosophie, elle commence avec Saint-Thomas, elle continue avec Descartes, elle se développe un peu avec Spinoza, Leibniz, elle touche à Kant, on apprend le nom d’Hegel, et puis ça bifurque, on ne connaîtra rien du marxisme, pratiquement rien du freudisme. Par contre, on s’attardera sur Nietzsche et Schopenhauer. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’aurais l’occasion de faire le saut. Et dans la mesure où certains modernes sont étudiés, ce sera Maritain et surtout Bergson. Enfin, bref, je veux dire par-là que les ouvertures d’esprit à l’époque de 1928 à 1934, dans un collège de province, ça l’était au point que je viens de citer.
Michel Polac
Finalement, votre formation est-elle philosophique, politique, économique, historique, qu’est-ce qui a le plus marqué ?
François Mitterrand
Je crois quand même que ce sont les ouvrages historiques qui ont correspondu, au fond, aux besoins que j’avais d’apprendre. C’est plus l’ouvrage historique que l’ouvrage philosophique qui a accompagné mon évolution politique, peut-être même précédé, je ne sais pas.
Michel Polac
Est-ce que justement, la formation historique n’est pas meilleure par le fait qu’elle est plus concrète que la formation philosophique ?
François Mitterrand
Je crois qu'il ne faut pas choisir.
Michel Polac
On ne peut pas choisir, oui.
François Mitterrand
Peut-être même une question d’occasion, de tempérament. Qu’est-ce que vous voulez, lorsque j’avais 16, 17 ans, la lecture, qui alors cette fois-ci était totalement offerte, de toute la période révolutionnaire de 89, 93, les interventions des grands révolutionnaires, leur prise de position, leurs grandes actions. Mais l’élan de 1848, la naissance du socialisme, le rôle d’un homme comme Lamartine, déjà la Gauche inassimilable et pourtant nécessaire, celle qui agit autour de Blanqui, la Commune de Paris. La Commune de Paris jusqu’en, jusqu’à la dernière guerre, pratiquement, j’ignore. Mais après, quelle passion, au contraire. Alors, c’est vers, vers ma quinzième année que par les contacts que j’ai eus avec quelques professeurs intelligents et informés, et surtout, je m’en souviens, un surveillant qui, par la suite, est devenu professeur au Lycée d’Angoulême, que j’ai eu la révélation. Et la révélation, elle m’est venue à travers la NRF, la revue. Là, tout d’un coup, je suis entré dans un monde qui m’a ébloui, je le juge aujourd’hui avec un peu plus de bon sens et même un petit peu de sévérité, mais la NRF. Alors, c’était l’arrivée de Gide, c’était l’arrivée de Martin du Gard, de Schlumberger. Et puis, dans le même moment, Claudel, la correspondance de Claudel et de Rivière, le…
Michel Polac
Et quelles sont les autres admirations NRF que vous avez eues à ce moment-là ?
François Mitterrand
D’autres influences jouaient à l’époque. Nous avions déjà notre grand écrivain régional, comme je l’ai écrit avec un peu de, a-t-on dit, méchanceté, un peu plus tard, qui était François Mauriac. François Mauriac était un ami de mes oncles, un ami de ma mère, et en plus, il était bordelais. Alors, on lisait tout Mauriac. Je dois dire que j’ai été très marqué par Le Mystère Frontenac, par surtout Le Noeud de Vipères. Et d’une certaine manière, Génitrix , Thérèse Desqueyroux , tout cela, tout cela comptait.
Michel Polac
Mais est-ce que les gens de la région se reconnaissaient dans cette peinture ou trouvaient cela…
François Mitterrand
Ils s'y reconnaissaient, ils s'y reconnaissaient, oui.
Michel Polac
Avec scandale ou avec humour ?
François Mitterrand
À cette époque, avec scandale.
Michel Polac
Ah oui ?
François Mitterrand
Oui, oui, François Mauriac a eu de la peine à être tout à fait admis par la bourgeoisie de son pays. D’ailleurs, il l’a rapporté lui-même dans différentes interviews données à la télévision.
Michel Polac
Il faut dire qu’il n’était pas tendre pour la bourgeoisie de la région tout de même !
François Mitterrand
Oui, oui, il s’est un peu révolté, juste ce qu’il fallait. Mais un aspect de François Mauriac qu’on connaît peu, et je le regrette, qui me paraît d’ailleurs le meilleur, que j’ai aimé, que j’aime toujours, ce sont ses poèmes.
Michel Polac
Ah oui ?
François Mitterrand
Et ses poèmes descriptifs sur les landes, sur la Guyane, et tout ce que cela évoquait pour lui. Bon, alors j’ai beaucoup vécu dans cette intimité.