François Mitterrand à propos de son éloquence

30 septembre 1976
06m 10s
Réf. 00275

Notice

Résumé :
Dans cet extrait du reportage François Mitterrand, esquisse d'une ébauche, le Premier secrétaire évoque ses difficultés à la télévision. Un extrait de La Paille et le grain consacré justement à son expérience de la télévision est ici lu par Michel Piccoli. Le Premier secrétaire évoque sa difficulté à apparaître naturel dans une posture qui est tout sauf naturelle. Il regrette l'impossibilité d'un contact direct avec l'interlocuteur qui fonde selon lui ses talents d'orateur. A ceux qui lui reprochent sa grandiloquence en meeting, François Mitterrand explique qu'il s'agit du seul moyen de captiver un auditoire très divers.
Type de média :
Date de diffusion :
30 septembre 1976
Personnalité(s) :

Éclairage

François Mitterrand est réputé avoir des difficultés avec la télévision. Pour les spots de campagne officielle lors de sa candidature à l'élection présidentielle de 1965 il se montre en effet très tendu. Il craint en outre que les techniciens de l'ORTF, encore largement contrôlée par le pouvoir gaulliste, recherchent à le présenter sous son plus mauvais jour. Durant son débat d'entre-deux-tours en 1974 face à Valéry Giscard d'Estaing, il est jugé moins convaincant que celui-ci, devenu maître dans la communication audiovisuelle depuis le milieu des années 1960.

L'un des enjeux de modification de son image en vue de la présidentielle de 1981 va être d'améliorer son aisance télévisuelle, d'autant que la période correspond à une libéralisation de la télévision. Désormais la gauche pourra y avoir accès plus souvent. De grandes émissions politiques lui permettent ainsi de venir régulièrement sur les plateaux de télévision comme L'événement sur TF1 (dont un extrait est présenté à l'écran alors qu'on entend la voix off de Michel Piccoli lisant un extrait de La Paille et le grain), ou encore Cartes sur table dont François Mitterrand sera un invité récurrent.

Cet extrait d'une émission consacrée à l'homme François Mitterrand - on ne parle pas encore de « peopolisation » politique, même si la mise en scène de la vie privée est très présente et permet au Premier secrétaire du PS de donner un visage plus sympathique de sa personne - est une des rares occasions durant lesquelles il revient sur ses difficultés avec le petit écran, ainsi que son talent d'orateur.

Comme le souligne d'ailleurs l'interviewer, cette décennie des années 1970 va lui permettre d'affermir ses talents de débatteur télévisé, qui éclateront aux yeux du grand public lors du débat présidentiel de 1981. Une fois au pouvoir, il apparaîtra comme un des meilleurs utilisateurs de la télévision.
Pierre-Emmanuel Guigo

Transcription

Journaliste
Le sujet de la conversation avec le gars dans le bistrot à...
François Mitterrand
Ah oui, mais ça, c’étaient des gens qui n’étaient pas du pays. Tous ces gens-là, c’étaient des gens qui faisaient des…. Il faut bien se rendre compte que cette petite conversation était complètement viciée par le fait qu’ils savaient que vous les photographiez.
Journaliste
Oui, ça dénature complètement le…
François Mitterrand
Alors, vous aviez là des jeunes gens de Paris ou de la banlieue des grandes villes, qui voulaient paraître auprès des paysans de l’endroit comme informés, malins, sachant. Ils avaient un avis sur tout et ils guettaient à tout moment vos caméras. Alors, ce n’est pas très authentique.
Journaliste
Bien sûr !
François Mitterrand
Bon, je crois que ça, ce n’est pas la peine.
(Bruit)
François Mitterrand
Ils avaient déjà, eux, la technique de la télévision.
Journaliste
Mais vous la dominez complètement maintenant, vous ? Vous n’avez plus de problème avec la télévision ?
François Mitterrand
Là aussi, il y a des genres différents. Un dialogue avec des journalistes ou avec un autre homme politique, ce n’est pas difficile. On est porté par son sujet, on est supporté par l’autre ou par les autres. On finit par oublier la machine qui vous écoute et qui vous piège et finalement, on reste soi-même, comme on est dans un dialogue qui ne serait pas l’objet de la photographie ou d’un film. Mais l’homme politique qui se présente à la Présidence de la République ou qui représente son parti dans de grandes élections, les élections législatives par exemple, il se trouve parfois, en raison des règlements d’ailleurs, des règlements imposés par le Gouvernement. Il se trouve parfois obligé de monologuer, voilà. Vous êtes là devant la télévision et il faut parler à quoi, 10, 12, 15, 18 millions de gens, et vous êtes tout seul. Vous voulez parler de choses précises, vous disposez d’un temps limité. Bon, alors, on aurait pu lire un papier, mais lire un papier à la télévision, on perd aussi tôt la communication avec le téléspectateur.
(Silence)
François Mitterrand
Le secret, tout le monde le sait, c’est d’être soi-même. C’est très difficile d’être soi-même à travers le tamis de ces machines, de ces journalistes, de ces personnes, de toute cette mécanique énorme qui fait qu’on est dans un studio, qu’il y a des gens qui vont, qui viennent, qui passent, et de telle sorte qu’à tout moment, l’attention est attirée par ailleurs, enfin on n’est pas dans les conditions naturelles pour être soi-même. Alors, je crois qu’on n’arrive à être soi-même que lorsque l’on a atteint un certain plan de maîtrise intérieure.
(Bruit)
Michel Piccoli
Après un temps qui paraît toujours long pendant lequel les techniciens font leurs réglages, un opérateur annonce à haute voix le compte à rebours. Dix, neuf, huit, sept et s’arrête à trois. Silence.
(Silence)
Michel Piccoli
Une lampe rouge fixée sur la caméra s’allume, c’est parti.
(Musique)
Michel Piccoli
Je n’apprécie pas beaucoup cette attente du déclic. Les traits se figent. Je me ferme en moi-même plutôt que d’hésiter entre des attitudes dont aucune ne serait naturelle au bout de trois secondes. J’entends déjà le commentaire du lendemain. Vous aviez l’air trop dur, trop crispé au début, ensuite, ça s’est arrangé, essayez donc. L’oral de mon premier bac hante parfois encore mes rêves. Je me vois face à l’examinateur dans cette salle de la faculté des Lettres de Poitiers aux bonnes odeurs de poussières d’été. Les mots dansaient dans ma tête et restaient au niveau du larynx. Et le peu qui en sortait échappait aux normes grammaticales. Sale affaire. Cet examen raté faute d’avoir émis un son clairement articulé. Je ne cesse pas de le passer. Aujourd’hui encore, parler en public déclenche en moi une sorte de refus.
François Mitterrand
En somme, je crois que pour communiquer avec les autres il faut retourner en soi même. Et pour retourner en soi-même, il ne faut jamais se laisser distraire. En particulier par ceux qui sont à côté, ne pas se laisser distraire par la mécanique. Je crois que j’y suis parvenu, mais avec de la peine, parce que moi, j’ai besoin d’un certain contact. Vous voyez, je vous parle, ça m’est facile. Si vous n’étiez pas là, que je sois assis sur ce banc de pierre à parler tout seul, à parler tout seul, oui, mais avec une machine qui reproduit mes paroles pour des millions de gens, ça deviendrait dans mon esprit tellement artificiel que je finirais par m’embrouiller, même par trouver stupide de me livrer à ce genre d’exercice.
Journaliste
Dans une carrière politique et dans la vie d’un homme politique presque quotidiennement, vous devez, vous êtes tenu de prendre la parole, de vous exprimer en public. Est-ce que vous vous considérez, comme un tribun, est-ce que vous vous considérez, comme, un écrivain ? Ou, est-ce sont des tentations que vous n’avez pas ?
François Mitterrand
Bon, c’est à vous de me le dire, ce n’est pas, en tout cas, à moi d’en juger. Simplement, sur le plan oratoire, quoi qu’on pense, façon critique de mon éloquence, je suis l’un de ceux qui ont eu la chance de s’adresser à tous les publics. Il y a donc, par nécessité, dans mon cas, une grande diversité de langages. Très souvent, des journalistes parisiens jugeront cette éloquence, j’observe le mot quelquefois, emphatique ou lyrique, sans doute n’ont-ils aucune expérience d’un discours qui s’adresse à 20 000, 30 000, 50 000, 100 000 personnes, comme cela m’est arrivé souvent ou plusieurs fois. Travailleurs sans droit et sans pouvoir, je vous appelle à nous, nous travaillons pour vous.
(Bruit)
François Mitterrand
Et ceux qui vont l’habiter, eux, ils iront là, troupeau, troupeau, anonymes, anonymes, fabriqués par la société d’aujourd’hui dont je dis qu’elle est la société de l’anonymat. En vérité ils adorent les sociétés anonymes.