François Mitterrand défend une Europe démocratique

20 avril 1972
06m 21s
Réf. 00054

Notice

Résumé :
François Mitterrand défend l'engagement européen du Parti socialiste et, par la proposition d'une démocratisation des institutions européennes alors que se profile le premier élargissement des Communautés, entend montrer en quoi l'intégration européenne est compatible avec le socialisme.
Type de média :
Date de diffusion :
20 avril 1972
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Éclairage

Organisé en France le 23 avril 1972, ce référendum est le premier portant sur les questions européennes. Il est organisé afin de demander aux Français d'approuver le premier élargissement des Communautés européenne au Royaume-Uni, à l'Irlande, au Danemark et à la Norvège, qui rejettera finalement son adhésion lors d'un référendum.

Durant la campagne référendaire, François Mitterrand et le parti socialiste tentent de dissocier leur engagement européen d'un appel à voter oui qui pourrait renforcer politiquement le président Pompidou et le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, et proposent donc à leurs électeurs de s'abstenir ou de voter blanc ou nul.

François Mitterrand rappelle pourtant l'antériorité de son engagement européen, né alors qu'il participait, en tant que député de la Nièvre et ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre et aux côtés de 750 parlementaires européens, au Congrès du Mouvement européen à la Haye en mai 1948.

Il rappelle également l'ambiguïté de la majorité présidentielle et gouvernementale sur le sujet européen. En effet, les gaullistes, dont le président Georges Pompidou et le ministre des Affaires étrangères Michel Debré, se sont longtemps opposés à la démarche fédéraliste, promouvant une Europe des Etats, davantage faite de partenariats que de fédéralisme. Les gaullistes ont ainsi très majoritairement voté contre l'adoption du Traité de Rome, fondateur de la CEE, en 1957 et contribué à faire échouer la Communauté européenne de Défense en 1954. De plus, le général De Gaulle lui-même s'était opposé à deux reprises, en 1963 et 1967, à l'entrée du Royaume-Uni dans la CEE, même si la présidence de Georges Pompidou s'était montrée plus modérée sur ce point.

Enfin, François Mitterrand appelle de ses vœux une démocratisation des institutions européennes à l'occasion de cet élargissement, notamment à travers une harmonisation sociale et l'élection du Parlement européen au suffrage universel, qui ne deviendra réalité qu'en 1979.
Vincent Duchaussoy

Transcription

(Silence)
François Mitterrand
Je pourrais, comme l’ont fait ici les partisans du oui, chanter les louanges de l’Europe qui se construit. Je la crois nécessaire, et je le crois depuis longtemps. Je me souviens de ce jour de mai 1948 où j’étais à La Haye, en Hollande, où se tenait le Premier Congrès International du Mouvement Européen. Il y avait là des Belges, des Italiens, des Français, Adenauer, le Chancelier allemand, et il y avait Churchill. Quel spectacle, et quelle espérance ! Nous sortions à peine de la guerre, de la deuxième guerre mondiale en 30 ans, nous comptions nos morts et nos ruines, mais quelque chose de grand venait de naître. Il fallut pourtant neuf années de combats et d’incertitudes pour qu’à Rome, en 1957, six pays d’Europe Occidentale, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg s’accordent pour signer le Traité de marché commun, ce marché qui a changé la face du monde où nous vivons. La Constitution française de l’époque ne prévoyait pas de référendum, c’est donc le Parlement qui vota. Heureusement pour monsieur Pompidou, puisque la plupart des membres du gouvernement actuel, ceux qui se disent encore gaullistes, monsieur Michel Debré le premier, ont voté contre, tandis que monsieur Chaban-Delmas, je l’ai déjà dit, s’est abstenu. Il est vrai qu’entre-temps, une grande voix s’était élevée, pour refuser l’Europe en marche au nom de l’Europe des Patries ; comme elle devait plus tard refuser l’Europe d’Occident au nom de l’Europe de la géographie, de l’Atlantique, à l’Oural, comme disait le Général de Gaulle, puisque c’est de lui qu’il s’agit. Je ne reproche pas à la majorité d’avoir changé d’avis, tout le monde peut se tromper. Monsieur Pompidou a été, jusqu’à une date récente, un adversaire résolu de l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun. Eh bien, il n’y a pas de honte pour lui à se rallier, à la position que les socialistes ont toujours défendue. J’approuve monsieur Pompidou de bien vouloir nous approuver, mais je lui conteste le droit de se servir de l’Europe à des fins de politique intérieure et de la rabaisser par un référendum inutile et donc suspect au niveau d’une opération électorale. Occupons-nous plutôt de savoir ce que sera l’Europe de demain, quelles seront ses institutions, quel sera son contenu politique, économique et social, quel type de civilisation, quelles valeurs nous propose-t-elle ? Nous, Socialistes, nous vous demandons dès maintenant et pour les années qui viennent de nous aider à ce que l’Europe des dix, par le suffrage universel, par le Parlement Européen, par un pouvoir politique, cesse d’être la propriété de quelques hauts fonctionnaires qui, tout naturellement, en l’absence d’un pouvoir de décision, tendent à devenir des technocrates. Ou pis encore, la propriété des grandes puissances d’argent, les cartels et les trusts, qui, eux, n’ont pas de patrie, pas même européenne. Et puis, il faudra aller plus loin, il faudra exiger l’égalité absolue des droits politiques et syndicaux des travailleurs qui vivent en Europe, quelle que soit leur origine. Il faudra briser les rapports de production d’une société injuste, il faudra organiser la représentation des travailleurs de l’agriculture, de l’industrie et du commerce à tous les échelons. Il faudra prévoir un système de responsabilité dans l’entreprise pour l’ensemble des travailleurs. Il faudra planifier l’Europe de la monnaie, des charges sociales et fiscales. Il faudra que l’Europe des dix tende la main à l’autre Europe. Lorsque j’entends Monsieur Giscard d’Estaing oser se servir des millions de morts des deux guerres mondiales pour la cause du oui, comme si ces morts n’étaient pas les nôtres, à nous tous, de Droite, de Gauche, du Centre, riches ou pauvres, j’ai envie de lui répondre avec Paul Valéry, et comme le pensaient déjà les Socialistes de Jaurès : « la guerre, c’est le massacre des braves gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais qui ne se massacrent pas ». Et voilà, vous n’entendrez plus d’ici dimanche les adversaires du référendum, il faut choisir. Vous trouverez dans les bureaux de vote les bulletins du oui et du non, vous ne trouverez pas de bulletin blanc, alors, il vous restera soit à le préparer chez vous, bulletin blanc, soit à vous abstenir, soit à faire comme cela, rayer l’un des bulletins. En refusant votre voix, en refusant votre vote, vous choisirez votre dignité d’homme et de femme libre.