François Mitterrand et les 35 heures

16 mars 1981
05m 40s
Réf. 00111

Notice

Résumé :
François Mitterrand détaille son projet pour l'application progressive négociée des 35 heures.
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Date de diffusion :
16 mars 1981
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Éclairage

En 1981, l’emploi représente un des tous premiers thèmes de la campagne des élections présidentielles : le nombre des chômeurs a triplé durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, dépassant désormais 1,5 million. François Mitterrand ne cesse de fustiger le bilan désastreux de son adversaire. Le passage qu’il effectue à Cartes sur table est l’occasion pour lui de présenter ses propositions : relance de la consommation et de l’investissement, création de plusieurs centaines de milliers d’emplois publics, et surtout réduction de la durée du travail, par l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, la généralisation de la cinquième semaine de congés payés et la diminution à 35 heures de la durée légale hebdomadaire.

L’argumentation déployée ici par le candidat socialiste reflète la manière dont le thème des 35 heures s’est imposé dans le débat politique français : à partir de 1975, l’idée s’est d’abord affirmée dans les travaux du Commissariat général au Plan. Elles entrent dans les revendications de la Confédération européenne des syndicats (CES) en 1976, puis dans celles des syndicats français et du parti socialiste en 1977-1978. De manière générale, le contexte de l’époque est favorable : à partir de 1978 le gouvernement Barre lui-même incite les partenaires sociaux à négocier sur le temps de travail.

Derrière son apparente simplicité, la promesse des 35 heures est cependant lourde d’ambiguïtés, ce que les journalistes ne manquent pas de souligner. Les économistes du Plan ont déterminé les conditions de l’efficacité d’une telle réforme. L’une d’elle touche aux salaires, qui ne doivent pas être intégralement compensés lors du passage aux 35 heures. Cette question est une véritable pomme de discorde à gauche, entre ceux qui font de la lutte contre le chômage la priorité absolue (quitte à ce que ceux qui ont un emploi fassent un effort de solidarité), et ceux pour qui il est inimaginable de voir un pouvoir de gauche rogner les salaires. Entre ces deux positions, François Mitterrand se garde bien ici de trancher. Cette ambiguïté signera l’échec de la réforme : un protocole d’accord sur les 39 heures sera bien signé par le patronat et la majorité des syndicats le 17 juillet 1981, mais son application butera sur la question des salaires. Dès le mois de février 1982, le gouvernement Mauroy renoncera en fait à son grand projet de lutte contre le chômage.
Matthieu Tracol

Transcription

Jean-Pierre Elkabbach
Est-ce qu’il est chiffré ?
François Mitterrand
Sur l’emploi ?
Jean-Pierre Elkabbach
L’ensemble des mesures sur l’emploi.
François Mitterrand
Il n’y absolument pas à le chiffrer car il faudrait le chiffrer, certaines de ces mesures sont immédiates ou peuvent être étalées sur 1 an et 18 mois, c’est le cas des 210 000 agents. D’autres s’étalent sur 2 ans, 3 ans, c’est l’application progressive des, progressive, enfin, négociée…
Jean-Pierre Elkabbach
Des 35 heures.
François Mitterrand
Négociée des 35 heures, d’autres auront leur effet, vous voyez, les experts disent pour les 35 heures parce que vous m'y ramenez, que d’ici 1985, ça, ce sont les experts du plan, les experts du gouvernement ; disent que cela, euh, créerait environ 1 million d’emplois. Donc, comme il faut étaler dans le temps, le calcul que vous me demandez est difficile, cela dit, je suis tout prêt à le fournir aux Français d’ici la fin de cette campagne.
Alain Duhamel
C’est vrai, Monsieur Mitterrand, euh, ils ont dit effectivement que, ce que vous citiez des experts du plan est exact ; ils ont ajouté aussi à ma connaissance que c’était imaginable à condition que ça soit de descendre vers les 35 heures sans maintenir intégralement les salaires tels qu’ils sont actuellement. Alors, est ce que c’est une partie des propositions que vous reprendriez à votre compte ? Autrement dit, pour dire les choses clairement et simplement comme vous le souhaitez qu’on le fasse ce soir, est-ce que si on allait progressivement vers les 35 heures, ceux qui travailleraient par hypothèse 35 heures seraient payés pour 35 heures ou comme ils l’étaient pour 40 par exemple.
François Mitterrand
Puisque nous parlons des 35 heures, permettez-moi cependant de vous rappeler, vous le savez, tout le, tout le monde ne le sait pas, que ce n’est pas une idée saugrenue qui me serait passée par la tête.
Alain Duhamel
Je n’ai jamais dit ça.
François Mitterrand
Mais laissez-moi…
Jean-Pierre Elkabbach
Les Belges en sont à 36 heures et le chômage a augmenté.
François Mitterrand
Laissez-moi, laissez-moi m’adresser, euh, puisque telle est la circonstance, parce que vous n’imaginez pas que nous sommes dans une petite conversation à trois. Donc, il ne faut pas penser…
Alain Duhamel
C’est vrai, c’est vrai. On est déjà très content car c’est une conversation.
François Mitterrand
Les Français, c’est, oui c’est agréable mais beaucoup de Français et de Françaises nous écoutent. Il faut quand même que je leur explique, ne l’oublions pas.
Alain Duhamel
Et honnêtement, c’est vrai qu’ils s’intéressent plus à vous ce soir.
François Mitterrand
Et il faut que je leur explique, que je leur dise que les, les 35 heures sont demandées par la totalité des syndicats européens, des syndicats européens qui ne sont pas des farfelus.
Alain Duhamel
Non, c’est vrai.
Jean-Pierre Elkabbach
Et les syndicats français ?
Alain Duhamel
Oui, absolument.
François Mitterrand
Y compris, la France est en Europe.
Jean-Pierre Elkabbach
Oui, non mais je sais, non mais je pensais à un syndicat en particulier, bon, c’est bon.
Alain Duhamel
D’où la question que je vous posais…
François Mitterrand
Attendez, laissez-moi vous dire. Un vote favorable à l’Assemblée Européenne a été émis pour les 35 heures, beaucoup d’économistes les réclament. Pour les Socialistes qui ont vécu, ce n’était pas mon cas mais je connais un peu mon histoire, qui ont vécu les batailles préliminaires à la victoire du Front Populaire en 1936, c’était la bataille sur les 40 heures. Et les mêmes arguments ressortaient, comme autrefois quand on est passé de 60 heures à 48, puis de 48 à 40. Et même au début de la révolution des 48, on se disputait pour savoir s’il fallait mettre 10 ou 11 heures par jour. Bon, la lutte du socialisme a toujours été de conquérir le temps de vivre pour les travailleurs. Si bien que le problème des 35 heures n’a pas simplement une vertu économique et sociale par la création d’1 million d’emplois, elle a également une vertu par rapport à l’idée que nous nous faisons, nous, de la vie ; à savoir que le travail n’est pas simplement une sorte de, que la vie n’est pas simplement une petite annexe du travail. Mais que le travail est une des réalités de la vie sans pouvoir cependant, euh, la dominer. Alors les 35 heures, c’est pour nous très important.
Alain Duhamel
C’est pour ça, Monsieur Mitterrand, ce que je voulais vous demander, c’était…
François Mitterrand
Mais je vais répondre à votre question sur le coût de la mesure.
Alain Duhamel
C’était, est-ce que, ça n’est pas, ça n’était pas est-ce que c’est souhaitable ou pas souhaitable, c’est, est-ce que c’est possible ou pas possible et si oui, dans quelles conditions, puisqu’on est dans une économie ouverte, de concurrence.
François Mitterrand
Donc, j’ai bien fait de vous rappeler que la totalité des syndicalistes européens estimaient que c’était possible. Deuxièmement, que à l’Assemblée Européenne, on était prêt à en discuter. Et c’est déjà intéressant parce que ça représente 10 pays. Euh, ça représente les 10 pays de, du marché commun et que bien entendu, il faut à tout prix harmoniser la démarche. J’ajoute que je serais tout à fait incomplet si je ne disais pas que, partisan des 35 heures, décidé à faire adopter si cela m’est possible, une loi des 35 heures comme naguère une loi des 40 heures afin de ne pas laisser attachés aux 40 heures les différents droits qui s’y attachent ; il n’empêche que l’application de cette loi devra être négociée par les partenaires sociaux branche par branche et le cas échéant entreprise par entreprise. Et que les partenaires sociaux devront être parfaitement autorisés par la loi à prendre le temps qu’ils jugeront nécessaire à admettre dans l’intérêt de leur entreprise un certain nombre de compensations, bref, à négocier. Et je ne peux pas préjuger le résultat de cette négociation.
Jean-Pierre Elkabbach
Mais vous pensez…
François Mitterrand
Sur le plan de la rémunération, je pense qu’il est inimaginable, il serait inimaginable que les salaires, jusqu’à un niveau relativement important, vous savez qu’à l’heure actuelle, la moitié des salariés français ne perçoivent pas plus de 3300 Francs par mois. Bon, il serait absolument inimaginable que tous ceux qui vivent déjà difficilement soient frappés par cette mesure. Mais on peut très bien imaginer un certain étalement ou un certain resserrement de l’éventail des salaires afin…
Alain Duhamel
À partir de combien ?
François Mitterrand
On peut très bien, à partir du point que fixeront les partenaires sociaux.
Alain Duhamel
Et donc, pour reprendre votre argumentation, est-ce que ça vous paraît possible à mettre en oeuvre si ça n’est pas mis en oeuvre en même temps dans les autres pays du marché commun dont vous parliez.
François Mitterrand
Il faut que cette démarche soit entreprise dans l’Europe mais la France, ça compte en Europe. Et Président de la République, je m’adresserais tout aussitôt à mes partenaires. Et comme je sais que dans chacun de ces pays, nombreux sont les partis politiques et j’ai dit les organisations syndicales, à le souhaiter, je pense que c’est une négociation qui peut s’ouvrir dans de bonnes conditions.