Jacques Chirac et François Mitterrand sur la cohabitation et la montée du Front national

28 avril 1988
12m 08s
Réf. 00123

Notice

Résumé :
Devenu un moment incontournable de la vie politique française depuis les années 1970, le débat télévisé de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle représente un moment clé pour les deux candidats finalistes. Ici, c’est le Président François Mitterrand qui affronte son Premier ministre Jacques Chirac, devant les journalistes et les Français. Cet extrait, qui retranscrit le tout début du débat, se concentre sur l’analyse que font les deux hommes de leurs années de cohabitation et de certains phénomènes politiques, comme le succès inquiétant du Front national aux élections.
Type de média :
Date de diffusion :
28 avril 1988

Éclairage

En 1974, le débat télévisé du second tour de l’élection présidentielle – qui oppose alors Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand – inaugure en France cette pratique inspirée des débats présidentiels lancés en Amérique dans les années 1960. En ce 28 avril 1988, c’est la troisième fois que ce type de débat a lieu et il oppose le Président « sortant » François Mitterrand, qui a obtenu 34,11% des voix, à son Premier ministre Jacques Chirac et ses 19,96%. Malgré leur rapport hiérarchique, ce soir-là, les deux finalistes acceptent de débattre d’égal à égal sur les questions posées par les journalistes. Elles concernent quatre domaines : la politique intérieure, l’Europe, les problèmes de société, et la politique de sécurité et de défense.

Les deux finalistes posent d’abord le bilan de la première cohabitation de l’histoire de la Ve République. Inaugurée à la suite des élections législatives de mars 1986, elle a de fait posé la question de la répartition des prérogatives et des rôles entre le Président et le Premier ministre, en matière de politique intérieure et de politique extérieure. Mitterrand répond en premier, en affirmant le souci qu’il a eu de préserver les intérêts du pays en essayant toujours de trouver le chemin moyen qui accorde les différents points de vue. A son tour, Chirac explique que cette situation inédite a été facilitée par la souplesse des institutions élaborées par le général de Gaulle à partir de 1958. Ils doivent ensuite analyser les raisons de la montée du Front national et exposer leur éventuelle stratégie pour reconquérir son électorat. Si Chirac précise qu’en tant que candidat à l’élection présidentielle, il ne tient pas un discours partisan mais s’adresse à l’ensemble des Français, Mitterrand va encore plus loin : il explique que le malaise social que traduit le succès du Front national doit être entendu, mais qu’il est hors de question de transiger sur l’idéologie de ce parti extrême.

De fait, si Mitterrand accepte ici de débattre avec son Premier ministre, l’enjeu est pour lui de rappeler aux Français leurs rapports hiérarchiques et l’irréductible expérience qui est la sienne en tant que Président de la République.
Alice de Lyrot

Transcription

(Musique)
Elie Vannier
Bonsoir !
Michèle Cotta
Bonsoir !
Elie Vannier
Bonsoir Monsieur Mitterrand !
François Mitterrand
Bonsoir !
Elie Vannier
Bonsoir Monsieur Chirac !
Jacques Chirac
Bonsoir !
Elie Vannier
Messieurs, nous accueillons ce soir sur ce plateau de télévision deux candidats au second tour de l’élection présidentielle. Ce débat était attendu, c’est peu de le dire, ce débat est maintenant devenu une tradition dans la vie politique française depuis 1974, c’est donc le troisième, 74, 81 et maintenant 1988. Nous vous remercions d’avoir accepté l’un et l’autre que les deux grandes chaînes nationales de télévision, Antenne 2 et TF1, l’organisent selon des règles précises.
Michèle Cotta
Chaque candidat disposera d’environ 50 minutes, de 50 minutes précisément. Nos interventions seront décomptées à part, les deux interventions des journalistes. Et enfin, vous aurez droit, chacun d’entre vous à trois minutes de conclusion. Nous avons divisé ce débat en quatre parties, 30 minutes pour la politique intérieure et les institutions, 30 minutes pour l’Europe et les problèmes économiques et sociaux, 20 minutes pour les problèmes de société, 20 minutes enfin pour la politique étrangère et la défense. Les temps de parole de chacun d’entre vous, on insiste sur ce point parce que c’est important, les temps de parole de chacun d’entre vous doivent être équilibrés à la fin de chacune des parties.
Elie Vannier
Quand à la forme, cette émission qui est réalisée après un accord entre les deux chaînes, Antenne 2 et TF1, réalisée par Jean-Luc Leridon, cette émission respectera des règles de strictes équités. Par exemple, seul le candidat qui s’exprime sera présent à l’écran à ce moment-là. Chacun des candidats sera suivi pendant toute la durée de l’émission par trois caméras. Devant nous, deux chronomètres qui nous permettront de suivre à la seconde près le temps de parole qui a été utilisé par chacun des deux candidats présents sur ce plateau, encore une fois, afin de veiller à cette égalité de temps de parole. Mais nous ferons surtout ce soir, Michèle Cotta et moi-même notre métier de journalistes. C’est-à-dire que bien sûr, nous veillerons à l’équilibre mais nous veillerons aussi à poser les questions qui, nous semble-t-il, intéressent l’ensemble des téléspectateurs et des citoyens, questions qui doivent être importantes pour eux.
Michèle Cotta
Alors, selon l’usage, nous avons tiré au sort, là, juste avant le début de cette émission. Alors Monsieur Mitterrand, vous commencez, Monsieur Chirac vous ferez la dernière conclusion. Et la première question est naturellement une question assez, assez simple et je crois que tous les Français se posent aujourd’hui. Voici plus de deux ans que vous êtes l’un à l’autre, l’un et l’autre à la tête de ce pays. À de nombreuses reprises, surtout sur la scène internationale, on vous a vus, l’un et l’autre, assez proches. D’ailleurs vous-mêmes, dans des interviews, vous avez dit que vous l’étiez, et après tout, les Français s’en satisfaisaient assez bien. Alors, qu’est ce qui se passe, d’un seul coup, euh, vous n’avez pas de mots assez durs l’un pour l’autre. Les uns parlent de l’âge d’un candidat, les autres de la vulgarité, est-ce que vraiment la campagne électorale permet tout ? Est-ce que, euh, vraiment, nous ne sommes plus au temps de la cohabitation ?
François Mitterrand
Une campagne électorale ne permet pas tout. D’un autre côté, la cohabitation a été voulue par le peuple français et j’ai, nous avons respecté sa volonté. Et donc, pendant le temps qui nous a été donné, nous avons veillé aux intérêts de la France. Bien entendu, cohabiter lorsque l’on vient de deux majorités différentes élues à des moments différents, cela suppose, comme on dit, une dialectique, une discussion. Les points de vue, a priori, ne sont forcément pas les mêmes. Si l’on veut défendre les intérêts de la France surtout sur le plan extérieur et s’exprimer d’une même voix, il faut se mettre d’accord. Bien entendu, sans renoncer à être, ce à quoi l’on croit le plus, et il faut veiller à trouver le chemin moyen, qui reste absolument dans la ligne de ce qu’il convient de faire et en même temps compatible avec la pensée de chacun. En tout cas avec ma pensée, c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Ensuite la campagne électorale, elle s’est déroulée au cours de ces dernières semaines et on reprend une certaine liberté, il ne faut pas en prendre trop. Je me suis présenté, m’a-t-on dit, assez tardivement. Je pense m’être tenu comme il convenait de se tenir et je ne peux pas en dire davantage, il est normal que le débat ait lieu.
Jacques Chirac
C’est vrai que la cohabitation a été voulue par les Français et qu’elle était inévitable dans la mesure où elle correspondait à un voeu clairement exprimé. Elle s’est déroulée, je crois pouvoir le dire, dans des conditions qui ont été facilitées par nos institutions et par une certaine idée que se fait dans son ensemble notre pays sur les problèmes de politique étrangère. Par nos institutions qui donnent clairement les responsabilités du Gouvernement au Gouvernement et celui-ci a donc pu assumer ses responsabilités comme il l’entendait et il en porte la responsabilité. Sur le plan de la politique étrangère où des divergences de vue auraient pu être nuisibles à l’image de marque de notre pays et à nos intérêts, depuis que, dans ce domaine comme dans celui de la défense, le Général de Gaulle a marqué ce que devait être la politique de la France et que cette orientation, après avoir été fortement critiquée par les uns et par les autres, est aujourd’hui considérée comme admise par tous ; il était évidement plus facile, là aussi, de défendre dans cet esprit les intérêts de notre pays. Alors maintenant, c’est la campagne, eh bien, je souhaite moi aussi qu’elle se déroule dans des conditions qui éclairent les Français sur ce que doit être et ce que sera la France dans sept ans ; puisque nous allons élire un Président pour sept ans c’est-à-dire pour une longue période et que nous devons savoir exactement ce que celui-ci fera.
Elie Vannier
Nous allons, en effet, pendant cette soirée, pendant ce débat beaucoup parler des sept prochaines années. Mais si vous le voulez bien, nous voudrions revenir encore d’un mot sur ce qui vient de se produire. Ne croyez-vous pas, Messieurs, que le grand vainqueur de la cohabitation ne soit Jean-Marie Le Pen, et n’avez-vous pas le sentiment que le succès qu’il a remporté ne soit dû pour une bonne part à un rejet du langage politique traditionnel ; et finalement un langage auquel, les sondages l’indiquent, les Français ne semblent plus beaucoup croire. Monsieur Chirac, comme Monsieur Mitterrand a répondu le premier, c’est votre tour de répondre.
Jacques Chirac
Je ne présenterais pas la question tout à fait de cette façon-là. En revanche, il y a une observation à faire, en début de ce débat, je crois, les Français se sont exprimés le 24 avril et dans des conditions qui, je crois qu’on peut le dire nous ont surpris. 34% d’entre eux ont approuvé vos propositions et 36% d’entre eux ont approuvés ce que mon gouvernement, ma majorité avait fait et proposé, c’est ce que j’incarne aujourd’hui. Et 30%, ce qui est un nombre très important, 30% à Gauche comme à Droite, ont manifesté leur mécontentement ou leurs inquiétudes. Alors, ce qui est important, je crois aujourd’hui, c’est d’abord de les entendre, de les comprendre et de leur répondre. Car ce mécontentement ou ces inquiétudes, naturellement, ou ces questions qu’ils se posent sont aussi légitimes que celles de tous les autres Français, cela va de soi. Et c’est la leçon que je tire de ce 24 avril et probablement, au cours de ce débat, serons-nous amenés à tenir compte de cette composante nouvelle, de ce nombre très important de nos concitoyens qui ne se reconnaissent pas dans nos projets ou dans nos préoccupations.
Elie Vannier
Monsieur Mitterrand ?
François Mitterrand
Oui, ce qui m’a amusé, c’est la comparaison entre les 34 et les 36, les Français ne s’y reconnaissent pas très bien. Ils ont voté dimanche dernier 34, un peu moins de 20, un peu plus de 16, c’est ça la réalité, mais enfin, je ne vais pas m’arrêter à ces détails, ce sont, tout simplement, des modes de calcul un peu particulier. Quant à l’anti-cohabitation, qu’il ne faut pas mélanger avec le langage ancien, c’est toute une autre affaire, ça dépend des hommes ça, la façon dont ils parlent. Si quelqu’un avait dû en profiter davantage, plutôt que Monsieur Le Pen, ça aurait été Monsieur Barre qui est, il faut le dire, dès le premier jour avec beaucoup de suite dans les idées, s’est opposé à ce choix-là. Or, vous n’avez pas prononcé le nom de Monsieur Barre, vous avez prononcé le nom de Monsieur Le Pen, j’ai l’impression qu’il y a un peu de confusion dans cette affaire.
Michèle Cotta
Alors, ceci étant, aucun d’entre vous ne peut être élu sans une partie plus ou moins importante de l’électorat de Jean-Marie Le Pen. Alors, qu’est ce que vous êtes prêt à faire pour l’attirer et l’attirerez vous, cette partie de cet électorat, Monsieur Mitterrand ?
François Mitterrand
Moi, je n’ai rien à faire, je défends les idées que j’ai toujours affirmées. Je ne m’adresse absolument pas à un parti politique particulier, notamment pas à celui-là dont les idées, les projets sont aux antipodes des miens dans les domaines que je connais. Et je n’ai donc aucune raison de faire un appel particulier à celui, chacun, chacune se reconnaîtra à sa guise, les électeurs sont libres de s’exprimer.
Michèle Cotta
Monsieur Chirac ?
Jacques Chirac
Ne nous trompons pas de République, n’est-ce pas. L’élection présidentielle, et c’est pour ça que le Général de Gaulle avait voulu cette élection au suffrage universel signifie un dialogue direct entre les électeurs et le Président, ou le candidat plus exactement. Et ce dialogue est engagé, il ne s’agit pas, naturellement pour moi, euh, de classer les électeurs dans telle ou telle catégorie de Droite, de Gauche, de Centre, etc. Moi, je m’adresse aussi, cela va de soi, à tous les électeurs et je respecte par définition parce que je suis un démocrate, tous les électeurs d’égale façon.
François Mitterrand
Le phénomène Front National s’explique par bien des raisons, et sans doute par un malaise profond de millions de gens qui se sentent malheureux ou angoissés ou anxieux pour des raisons multiples que nous aurons sans doute l’occasion d’analyser. Mais il me semble qu’on vient d’avoir une position claire, ce qu’il faut récuser, c’est l’idéologie et le programme politique d’un parti comme celui-ci, il ne faut pas être complaisant. Et j’espère, je n’ai pas toujours eu ce sentiment, que Monsieur le Premier Ministre ne sera pas complaisant. Mais il ne faut pas être complaisant, il faut récuser l’idéologie, il faut la dénoncer. Quant à ceux qui y adhèrent, c’est une autre affaire, je crois qu’il faut surtout entendre et comprendre la demande sociale qu’ils expriment. Il ne faut pas être sourd, naturellement, si on est sourd aux problèmes fondamentaux de la vie quotidienne dans la ville ou des inégalités sociales, alors on encourage ce mouvement. Non, je crois qu’il faut être très ferme sur les principes, très ouverts sur la demande mais il ne faut pas faire de concession à la démarche de ce parti.