François Mitterrand à propos des Antilles dans Face à l'Outre-mer

01 décembre 1985
08m 57s
Réf. 00127

Notice

Résumé :
Interview télédiffusée depuis l'Élysée du Président François Mitterrand sur la place des Antilles dans la République, les questions économiques et la politique étrangère de la France. Question de Jacques Lolo, Rédacteur en chef de RFO Guadeloupe, sur les événements récents et la fragile paix civile.
Date de diffusion :
01 décembre 1985
Personnalité(s) :

Éclairage

En décembre 1985, à la veille d’un voyage aux Antilles, le Président Mitterrand reçoit pour la première fois des journalistes antillais dans les salons de l’Élysée. Jacques Lolo, rédacteur en chef de RFO Guadeloupe, interroge le Président sur de récents événements, qui semblent « menacer la paix civile ». 

Départementalisés en 1946, tout comme la Réunion et la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe connaissent une situation économique très dégradée et un fort taux de chômage. Les vagues d’indépendances, ainsi que la révolution castriste à Cuba, ont favorisé la montée des revendications indépendantistes dans les années 1960. Dans un contexte de tensions sociales, plusieurs mouvements autonomistes ou indépendantistes éclosent. Fondé en 1983, l’Alliance révolutionnaire caraïbe poursuit une lutte armée, à l’origine de séries d’attentats sur les sols antillais et métropolitain. Dans la majorité des cas, ces attaques blessent mais ne tuent pas. Cependant, l’explosion d’une valise piégée à Pointe-à-Pitre en mars 1985 fait trois morts. La situation s’envenime avec l’emprisonnement de Georges Faisans, militant du Mouvement pour une Guadeloupe indépendante, qui a blessé à la machette un professeur qu’il accusait d’avoir frappé un élève guadeloupéen. En juin 1985, sa condamnation à quatre ans de prison engendre un vaste mouvement en faveur de sa libération, et débouche sur des affrontements avec les forces de l’ordre. Au mois de novembre, un lycéen est tué par un gendarme en service. 

François Mitterrand fustige le recours au terrorisme et lui oppose la force de la loi, tout en reconnaissant le droit des citoyens à défendre leurs idées dans une société démocratique. Condamnant toute rémanence coloniale, le Président invoque la figure tutélaire d’Aimé Césaire, Maire de Fort-de-France et député de la Martinique dès l’après-guerre, à la tête du Parti progressiste martiniquais. Apparenté socialiste, Aimé Césaire vote les « lois Defferre » de décentralisation et de régionalisation prises à partir de 1982, tout en restant exigeant sur une nécessaire évolution du statut.  

Le Président indique de façon sous-jacente que les départements d’outre-mer donnent majoritairement leur confiance à des formations politiques attachées au maintien dans la République. Rappelons qu’aux élections de 1981, Valéry Giscard d’Estaing, considéré comme garant du statut départemental, avait emporté l’adhésion de l’immense majorité (environ 80%) de l’électorat antillais, face à un François Mitterrand perçu comme favorable à l’autonomie.
Elodie Salmon

Transcription

(Musique)
Journaliste
Monsieur Mitterrand, je vous remercie d’accueillir à l’Élysée, dans les salons de l’Élysée la presse antillaise. Vous avez devant vous des journalistes de RCI, de France Antilles et de RFO, la chaîne de radio et de télévision. Nous allons vous poser pendant une demi-heure environ un certain nombre de questions sur trois centres d’intérêt en gros. La situation actuelle des Antilles, la place des Antilles dans la France et les problèmes économiques et puis également la place que les Antilles peuvent prendre dans la politique étrangère de la France. Première question, c’est une question d’actualité qui se greffe directement sur les événements de ces derniers jours. Jacques Lolo, le rédacteur en chef de RFO Guadeloupe.
Jacques Lolo
Monsieur le Président, vous savez que la Guadeloupe vient de vivre certains événements, notamment les tous récents qui se sont soldés par des morts d’hommes. Les explications sont quelquefois un peu confuses et la population s’en trouve plus vulnérable face à la manipulation et à la provocation quelquefois. Est-ce qu’à terme, ça ne risque pas de mettre en péril la paix civile ?
François Mitterrand
Je crois qu’il faut avoir des règles simples, quelques principes et quelques règles d’action. Puisqu’il s’agit de violence, parlons du terrorisme. Si quelqu’un ou des organisations veulent régler les problèmes politiques de leur choix par le terrorisme, le devoir de l’État sera de choisir la loi de la sévérité, on ne traite pas avec le terrorisme. S’il s’agit, c’est parfois le cas, de, de violences de droit commun à la fois banales et ce n’est jamais banal, les meurtres, les hold-up, les vols, cela est également condamnable, mais nous ne parlons pas de cela. Ce n’est pas ce qui anime ceux qui recherchent un nouveau statut pour les départements d’Outre-Mer. Donc, distinguons bien, quiconque recourt au terrorisme aura devant lui la force de la loi et donc de la répression. Cela est normal, légitime dans un État civilisé. La violence de droit commun, n’insistons pas, mais j’ai remarqué que certains cas s’étaient produits là-bas où il convient de marquer une fermeté nouvelle. Enfin, il y a le problème politique proprement dit, à savoir qu’il y a des citoyens qui souhaitent sortir du statut de département, départementaliste, qui vont quelquefois vers des théories d’autonomie et parfois vers des théories d’indépendance. Alors, ça c’est un débat qu’une démocratie n’interdit pas. Encore faut-il que si on est en démocratie, ce qui est le cas, tenir compte des voeux de la population, des lois de République et des voeux de la population. Or, nous avons affaire en Martinique, en Guadeloupe, à des populations grosso modo homogènes. Il n’y a pas le, véritablement le conflit racial, ethnique par la présence de plusieurs ethnies, comme en Nouvelle-Calédonie, par exemple. Certes, il y a encore, et c’est bien normal, des survivances humaines de ce qui fut autrefois la colonisation. Il y a encore des pratiques qui y ressemblent et qu’il faut éliminer. Il y a la fonction publique qui souvent, souvent, pas toujours, de moins en moins, vient de la Métropole, mais ce n’est pas ça un problème ethnique. Donc, c’est un corps suffisamment homogène pour qu’on puisse estimer que lorsque les Guadeloupéens s’expriment, les Martiniquais s’expriment, le résultat des élections, c’est un résultat honnête. Cela représente l’opinion des gens, l’opinion des Guadeloupéens, l’opinion des Martiniquais. Or, il faut admettre que l’immense majorité des électeurs de ces départements ont exprimé un attachement à la France et ils se sentent Français, ce n’est même pas la peine de parler de lien, ils se sentent Français. Et s’ils désirent, mais c’est un autre problème dont on parlera certainement au cours de notre conversation, disposer de moyens particuliers que leur spécificité soit davantage reconnue, qu’ils puissent… Si loin, la Métropole ne peut pas être tenue par des règlements comme on le serait à Pontoise ou à, ou à Melun. Bon ça, c’est facilement compréhensible, mais ce n’est pas, nous ne parlons pas de la même chose. J’observe que les consultations électorales ont donné l’avantage à des formations politiques différentes selon les départements plus ou moins aigues dans leur revendication, car je connais très bien la situation en Martinique. J’entretiens depuis très longtemps des relations d’amitié avec ce grand écrivain qu'est Aimé Césaire. Et son, sa, sa position euh, de revendication, bien que les mots soient un peu mesquins à côté de ce qu’il représente, pour obtenir que la Martinique, dans sa personnalité, soit vraiment reconnue. Je comprends tout à fait ce combat, ça, je comprends tout à fait. Mais il se manifeste par les moyens que lui offre la démocratie. D’ailleurs, il gagne des élections même pas toutes mais il en gagne beaucoup. Mais là, aujourd’hui, sa formation politique avec lui, a une position forte. Bon, très bien. Ça, c’est une façon de vivre ensemble tout en se distinguant ce qui me paraît la norme de la démocratie. D’autres se révoltent, considèrent que c’est par la violence qu’ils parviendront à leurs fins. Ça, je l’ai déjà dit, ce n’est pas possible, en tout cas, ce n’est pas acceptable. Qu’ils développent leur thèse, leur théorie, leur idéal, leur conviction, car beaucoup d’entre eux sont animés par un idéal, cela leur est permis. Il appartient à la population de trancher, voilà, ma règle, elle est aussi simple que celle-là. Maintenant, quand on examinera tout à l’heure alors vers quoi peut-on se diriger, faut-il modifier le statut départementaliste actuel, et à l’intérieur de ce statut, si on le garde faut-il le modifier, la discussion est ouverte. Mais la loi qui s’impose à tous, c’est celle de la démocratie. La démocratie doit exclure toute forme de colonialisme, quelques séquelles que ce soit. Elle reconnaît à chaque individu, euh, un droit égal à l’autre. Elle doit donner à la population, dans sa majorité en tout cas, et là-bas c’est souvent dans sa quasi unanimité, le droit de s’affirmer dans le cadre qui a été fixé par la République. Si ce cadre doit être changé, ce n’est possible qu’avec le consentement, que dis-je, la volonté des populations en question. Depuis qu’il y a des élections là-bas, il y en a souvent, on sait quand même à peu près où on en est. Ce qui permet de dire que le, le département tel qu’il est, la région telle qu’elle est, on peut améliorer, mais en gros, c’est tout de même aujourd’hui un état qui permet d’avancer.
Journaliste
Ça vote peu quand même !
François Mitterrand
Comment ?
Journaliste
Ça vote peu.
François Mitterrand
Le pourcentage est combien ?
Journaliste
Généralement, c’est en dessous des 50% pour les élections nationales.
François Mitterrand
Nationales, 50%, ce n’est pas énorme puisque dans la Métropole, dans les grandes occasions, présidentielles par exemple, ça dépasse 80%, dans les législatives c’est entre 70 et 80, donc, c’est peu. Eh bien, il est peut-être utile, faut-il travailler à élever la conscience civique. Que chaque Guadeloupéen, que chaque Martiniquais sache que de son vote peut dépendre sa situation. Quand je parle de sa situation, je ne parle pas simplement, bien que ça soit fort important, sa situation matérielle, je parle aussi de sa dignité d’homme ou de femme.