Daniel Balavoine interpelle François Mitterrand

19 mars 1980
05m 19s
Réf. 00163

Notice

Résumé :
François Mitterrand sur le plateau du journal de Antenne 2 est interrompu par Daniel Balavoine qui, énervé de ne pas avoir eu la parole jusqu'ici, parle du désespoir de la jeunesse.
Type de média :
Date de diffusion :
19 mars 1980
Source :

Éclairage

Quels sentiments traduit la « colère » de Daniel Balavoine sur le plateau du journal télévisé d’Antenne 2 en ce mois de mars 1980 ? Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing est marqué par la crise économique qui le traverse : le retournement de la conjoncture économique se traduit par un ralentissement - voire un recul - de la production de biens et de services. Ce phénomène de mutation structurel détermine grandement la vie politique française.

Le second choc pétrolier entraîne une inflation et une récession contre lesquelles les politiques de désinflation mises en place par le gouvernement Barre échouent. La question du chômage redevient le cœur des préoccupations et induit le sentiment que la France est en crise : en 1980 le chômage touche 1,5 millions de Français, dont 530 000 jeunes de moins de 25 ans. En effet, la nouvelle politique économique, davantage libérale, menée par le 2e gouvernement Barre entraîne la faillite de nombreuses petites et moyennes entreprises. Les pactes nationaux pour l’emploi négociés avec le patronat sont inefficaces.

Face à cette « jeunesse qui se désespère » Daniel Balavoine entend opposer une classe politique qui ne serait concentrée que sur le jeu politique. Et si le premier ministre Raymond Barre prétend mépriser la « politique politicienne » il est pourtant rattrapé par la politique : la majorité est éclatée alors qu’un rival, Jacques Chirac, s’oppose également au président de la République. A gauche, les dissensions font rages entre le PC et le PS pour imputer à l’un ou l’autre la responsabilité de l’échec aux scrutins de 1978 et 1979, et au sein du Parti socialiste une rivalité forte oppose François Mitterrand et Michel Rocard.

Daniel Balavoine peut ainsi symboliser cette « génération morale », selon l’expression des historiens Serge Berstein et Pierre Milza, façonnée par la crise et qui cherche à être intégrée dans la société.
Léa Pawelski

Transcription

François Mitterrand
 Je voudrais dire que limiter….
Daniel Balavoine
… ça fait trois quarts d’heure que je suis là, je m’ennuie à entendre des bêtises. Alors maintenant, si je ne peux rien dire avant la fin de l’émission, je ne parle pas pour vous Monsieur Mitterrand, parce que moi j’avais pris plein de notes en venant dans votre information.
François Mitterrand
Vous aurez le temps !
Daniel Balavoine
Non, je n’aurai pas le temps, je le sais déjà que je n’ai pas le temps ! J’ai juste le temps de me mettre en colère.
François Mitterrand
Est-ce que vous voulez commencer maintenant ?
Daniel Balavoine
Non, c’est le système de l’information française qui est fait comme ça, j’aurai le temps, une minute de m’énerver, juste de m’énerver, de paraître pour un petit merdeux et un petit jeune de plus qui fout la pagaille partout,
François Mitterrand
Non, non, attendez, non, non !
Daniel Balavoine
Je préfère m’en aller de suite, si j’avais su que je n’aurais pu rien dire, j’aurais dormi beaucoup plus tard, je vous remercie !
Présentateur
Monsieur Mitterrand souhaitait votre présence, Daniel Balavoine, dans ce studio pour parler des problèmes de la jeunesse, je pense que nous aurions eu le temps de….
Daniel Balavoine
… en parler si vous voulez.
Présentateur
Nous aurions eu le temps d’en parler, c’était de ça et non pas de chanson donc, et ce n’était pas de chanson dont il était question, mais….
François Mitterrand
Revenez, et parlez-en tout de suite !
Daniel Balavoine
Je peux dire une chose importante.
Présentateur
Mais je vous en prie.
Daniel Balavoine
Vous avez parlé pendant dix minutes au moins de l’affaire Georges Marchais dont tout le monde se fout strictement ! Je vous signale que la jeunesse française se fout strictement de ce que Monsieur Marchais faisait pendant la guerre, ça lui est complètement égal. Ça intéresserait plus la jeunesse de savoir ce qui se passe et comment le Parti communiste encaisse de l’argent pour le dépenser après, notamment à la mairie de Bagnolet. Ça intéresserait mieux de savoir comment Gaston Defferre dirige sa mairie socialiste, qui n’est pas un modèle de société à Marseille. Ça intéresserait plus de savoir, les jeunes français, comment Monsieur Raymond Barre qui est arrivé il y a cinq ans, ou quatre ans ou je ne sais plus combien de temps, a dit que les salaires ne seraient pas diminués mais qui a augmenté les cotisations de Sécurité sociale. C’est beaucoup plus intéressant que tout ce que vous racontez ! Georges Marchais, on s’en fout de Georges Marchais, il faut le savoir ça ! De ce qu’il faisait pendant la guerre, ça nous est complètement égal ! Le problème de drogue, de la façon dont le traitent les ministres français, on s’en fout ! Il n’y a jamais eu un jeune ministre de la Jeunesse en France, il n’y en a jamais eu, c’est tous des vieux ! Regardez Monsieur Soisson, enfin, vous n’allez pas me dire que c’est un homme représentatif de la jeunesse ! Regardez comment je suis habillé, ils sont plus souvent habillés comme moi, les jeunes, que comme Monsieur Soisson, il ne faut quand même pas rêver ! Tout ça, ce sont des bêtises, j’ai encore pris plein de notes au fur et à mesure que vous parlez. Ce que je voudrais savoir, ce qui m’aurait intéressé, c’est de savoir à qui les travailleurs immigrés paient les loyers qu’ils paient ? On a vu tout à l’heure des gens qui disaient, on paie 700 Francs par mois. Moi je voudrais savoir qui encaisse de l’argent pour louer des poubelles pareilles ? C’est ça que je voudrais qu’on me dise, ce n’est pas de savoir comment on peut faire pour le changer. Je voudrais qui ose, tous les mois, demander 700 Francs à des travailleurs immigrés pour vivre dans des poubelles et dans des taudis. Ça, c’est ça que je voudrais qu’on m’explique parce que moi, je ne le sais pas. Ce n’est pas l’information qui me le dit ! Je voudrais savoir pourquoi Monsieur Boulin a été suicidé ou s’est suicidé, ou on ne le saura jamais ? Pourquoi Monsieur Fontanet a été assassiné ? Pourquoi l’affaire de Broglie n’a jamais été éclairée ? Pourquoi le juge Renaud, on ne sait pas ni pourquoi, ni comment il a été assassiné ? J’en ai d’autres. La seule chose que je peux vous dire Monsieur Mitterrand, j’en profite de vous avoir parce que je suis fier d’être là, je peux vous le dire, on ne s’en aperçoit peut-être pas mais vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est pour un jeune d’avoir la possibilité de parler une minute. C’est pour ça que j’avais peur de ne pas pouvoir parler, parce que ça n’arrive jamais, il faut bien se mettre ça dans la tête !
Présentateur
Faux ! C’est faux !
Daniel Balavoine
Non, non, ça n’arrive jamais ! Regardez l’émission qu’il y a eu hier soir sur Antenne 2, Les Dossiers de l’écran. Enfin ! Vous n’allez pas me dire que les mômes qui étaient concernés par la contraception à 16 ans étaient représentés.
Présentateur
Enfin, nous-mêmes, ici, nous avons donné assez fréquemment la parole à des jeunes.
Daniel Balavoine
Je le sais bien, je le sais, on est obligés. Écoutez, vous exagérez l’information, je suis obligé de l’exagérer moi aussi. Pour résumer...
Présentateur
On n’exagère pas, on la résume.
Daniel Balavoine
Je la résume à ma manière, j’essaie de lire rapidement mes notes, ce que je peux vous donner en tout cas, c’est généralement, c’est un avertissement. J’ai peut-être du culot de faire ça, je suis obligé de le faire comme ça parce que je dois faire vite. Ce que je peux vous dire, c’est que la jeunesse se désespère, elle est profondément désespérée parce qu’elle n’a plus d’appui, elle ne croit plus en la politique française. Et moi, je pense qu’elle a, en règle générale, en résumant un peu, bien raison. Ce que je peux vous dire, c’est que le désespoir est mobilisateur et que lorsqu’il devient mobilisateur, il est dangereux, et que ça entraîne le terrorisme, la bande à Baader et des choses comme ça. Et ça, il faut que les grandes personnes qui dirigent le monde soient prévenues que les jeunes vont finir par virer du mauvais côté parce qu’ils n’auront plus d’autre solution. Voilà, et je vous remercie de m’avoir laissé parler.
Présentateur
Monsieur Mitterrand, vous vouliez dialoguer avec un jeune, vous l’avez écouté avec beaucoup d’attention.
François Mitterrand
Non, c’est-à-dire, ce qui m’intéresse beaucoup c’est que cette façon de penser, de réagir, et aussi de s’exprimer, parce qu’enfin, Daniel Balavoine s’exprime par les cris et par la musique, ait droit de cité, puisse être entendue, et donc, puisse être comprise, il le dit à sa manière ! Il est responsable de ses paroles, c’est, c’est un citoyen comme un autre, mais typique ! Et quand je dis typique, c’est parce qu’il représente, à mon sens, des centaines de milliers de jeunes. Conditions de vie ? Où ? Dans quelle banlieue ? Quels logements ? Quels loisirs ? Entrant dans une société bétonnée qui se ferme partout devant eux, avec le chômage pour perspective. Je pense que quelqu’un qui sait dire et chanter, c’est-à-dire exprimer sous la forme de l’art un drame vécu de cette force devait être entendu lors d’une émission de ce genre, voilà pourquoi….
Présentateur
Mais quand Daniel Balavoine parle, effectivement il rejette, bon, l’information, c’est un autre problème, mais j’ai l’impression qu’il rejette tous les hommes politiques, qu’ils soient de droite ou gauche; vous-même, Monsieur Mitterrand.
François Mitterrand
Oh, ça, mais il a le droit ! Et pourquoi pas moi, il a le droit ! Moi je suis pour que tout soit dit et pour que tout homme politique puisse être mis en question, ça m’arrive tous les jours. Et si cela devait arriver avec Daniel Balavoine, eh bien, j’écouterais quand même ce qu’il a à me dire. Alors, voilà pourquoi cela ne doit pas amener à un deuxième incident de séance au cours de cette émission.
Présentateur
Il n’y en aura pas !
François Mitterrand
Mais comme il est 13 heures 33 et que vous m’avez dit que ça devait finir à 13 heures 34,
Présentateur
À 13 heures 34 oui, et Daniel Cazal n’a pas encore parlé, lui qui s’est passionné pour le football.
Daniel Cazal
Ce n’est pas grave.
Danièle Breem
Nous avions beaucoup d’autres questions à poser,
François Mitterrand
Je dois quand même vous dire, Danièle Breem, que l’on ne peut pas résumer la politique française à des conflits d’ailleurs provoqués artificiellement par le Parti Communiste entre Georges Marchais…