Parcours thématique

D'une image à l'autre ? Perceptions et représentations de la montagne.

Nicolas Rocher, IA IPR d'histoire-géographie de l'Académie de Clermont-Ferrand

Introduction

La représentation iconographique de la montagne a longtemps associé cet espace particulier au surnaturel, au mythique voire au diabolique. Elle était avant tout le domaine des croyances et des superstitions. Lieu de contraintes et de dangers, rebutant et effrayant par ses caractéristiques naturelles et ses difficultés d'accès, elle n'était que peu compatible avec les visions du « beau » et fut donc peu représentée pour elle-même.

Figurer la montagne

Des « monts affreux » aux « monts sublimes »

Le XVIIème et le XVIIIème siècle marquèrent une évolution majeure dans l'histoire des représentations de la montagne. C'est en effet de cette époque que date d'une part la profusion des vues de « monts affreux », des sommets aux pointes recourbées ou encore des glaciers hostiles. Mais, de manière concomitante, c'est également dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle que de nouvelles représentations se sont imposées avec l'avènement des vues paysagères. Celui-ci peut être vu comme une des manifestations du succès de l'idée de retour à la nature qui s'est exprimé dans de nombreux champs artistiques (1) et qui s'est accompagné de la production de nombreuses gravures, récits et guides de voyages mais aussi de travaux scientifiques.

(1) On pensera notamment à certains écrits de Rousseau comme le « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes »

Espace de jeu, lieu d'exploits

Ce renouveau s'est accentué au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle. De nouvelles représentations de l'espace montagnard sont alors apparues qui témoignent du développement d'un premier tourisme de montagne. On peut expliquer la naissance de ce dernier par les bouleversements économiques, sociaux et culturels engendrés par l'âge industriel ainsi que par l'émergence d'une volonté de s'approprier les territoires mythiques et perçus alors comme vierges ou inexplorés. Ces changements de mentalités et de pratiques furent, entre autres, à l'origine de l'invention de l'alpinisme, incarnation de pratiques sportives nouvelles, bien souvent initiées par des membres de la nouvelle bourgeoisie anglaise qui redécouvraient alors l'Europe au bénéfice d'un « Grand Tour » (2) les menant à fréquenter différents espaces alpins, dont la Suisse puis la France.

Il en résulta un renversement de représentation de l'espace montagnard, rendu possible par des exploits symboliques tels que la double ascension du Mont Blanc en 1786 et 1787 par les Chamoniards Paccard et Balmat puis par le Genevois De Saussure ou l'ascension du mont Cervin, immortalisée en 1865 par la gouache de Gustave Doré (3). Selon les mots de Philippe Joutard, c'est de cette époque que date « l'invention du Mont Blanc » (4). Et comme le rappelle Anne-Marie Granet-Abisset dans sa notice consacrée à l'estampe « cordée d'alpinistes » de Henry George Willink (dont on notera qu'il s'agissait d'un juriste anglais, amateur d'alpinisme et artiste) on quitte alors progressivement les représentations diabolisées de la montagne pour représenter de plus en plus l'aspect sublime de ces lieux désormais vaincus au prix d'un effort colossal et devenus donc accessibles.

(2) Le terme de « grand tour » désignait aux XVIIIème et XIXème siècle les voyages contribuant à la formation des jeunes aristocrates européens (notamment Britanniques).

(3) Voir Bernard Colomb, L'essor de l'alpinisme , Histoire-image.org

(4) Philippe Joutard, l'Invention du mont Blanc, collection Archives, Gallimard-Juillard, 1986, p. 198

Cordée d'alpinistes

Cordée d'alpinistes

Cette gravure provient du fonds iconographique du Musée dauphinois.

1890
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« Vendre » de la montagne par l'image

Les ressources iconographiques du Musée dauphinois permettent d'appréhender la représentation de la montagne à travers divers supports recourant à l'utilisation de l'image fixe. Liées à une stratégie de promotion commerciale de la montagne elles s'inscrivent dans une histoire du tourisme montagnard de la première moitié du XXème siècle.

Histoire du tourisme dans les Alpes Histoire du tourisme dans les Alpes par Anne-Marie Granet-Abisset

Le parcours sur l'histoire du tourisme dans les Alpes , nous rappelle qu'au départ celui-ci était très lié à la notion de voyage telle que le concevait l'aristocratie européenne (et donc comme un marqueur social définissant son mode de vie). Mais ses formes et ses finalités ont évolué sous l'influence de l'émergence des nouvelles classes dirigeantes liées à l'industrialisation des sociétés et en lien avec l'apparition de nouveaux goûts et de nouvelles pratiques sportives (l'alpinisme ou l'excursionnisme en étant certaines des figures de proue) ou du thermalisme.

Il en a résulté l'apparition de nouveaux modes de communication visant à promouvoir ces pratiques et les espaces capables de les assouvir. C'est d'ailleurs des années 1880 que l'on peut dater la naissance de l'affiche touristique française. Parmi celles-ci les affiches de la compagnie PLM (Paris Lyon Méditerranée), qui étaient placardées dans les gares et les premiers syndicats d'initiative afin de susciter l'envie de découvrir ces destinations desservies par les axes ferroviaires, ont connu une forte postérité (5).

(5) Les passages suivants renvoient à l'article de Jean-Yves Guillain : Villégiature, loisirs sportifs et chemins de fer : L'image du sport dans les affiches ferroviaires (1919-1939) , Revue d'histoire des chemins de fer, n° 35, 2006

Dauphiné Briançonnais

Dauphiné Briançonnais

Affiche publicitaire de la compagnie des chemins de fer PLM (Paris Lyon Méditerranée) mettant en avant les lieux touristiques importants du Dauphiné et du Briançonnais. Affiche issue du Musée dauphinois.

1890
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Allevard les Bains

Allevard les Bains

Affiche publicitaire de la compagnie des chemins de fer PLM (Paris Lyon Méditerranée) vantant les mérites de la station thermale d'Allevard les Bains. Cette affiche provient du fonds iconographique du Musée dauphinois.

1900
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Au début du XXème siècle ces affiches cherchaient avant tout à susciter le désir d'évasion chez le citadin moderne et privilégié qu'était le touriste rare et élitiste de l'époque. L'affiche avait alors pour but de faire rêver tout en apportant des informations sur les espaces représentés. C'est pour cette raison que bon nombre d'entre elles multipliaient les informations, prenant alors la forme d'« affiches –mosaïques » qui pouvaient renseigner tout à la fois sur des lieux, des hébergements, des itinéraires ou des éléments historiques. Ces « affiches-tableaux » étaient souvent surchargées de paysages, de personnages folkloriques, de vignettes et de médaillons et étaient complétées par des textes informatifs variés qui leur donnaient l'aspect d'affiches esthétiques à visée « contemplative ».

Brides les Bains

Brides les Bains

Affiche de Léon Bénigni issue du fonds iconographique du Musée dauphinois

1929
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Chamonix Mont Blanc et le chemin de fer du Montenvers

Chamonix Mont Blanc et le chemin de fer du Montenvers

Ces deux affiches proviennent du fonds iconographique du Musée dauphinois.

1930
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Le Briançonnais - le plus beau ciel de France

Le Briançonnais - le plus beau ciel de France

Affiche issue du fonds iconographique du Musée dauphinois.

1950
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Dans l'entre deux guerres ce support a connu un certain nombre de mutations. Tout d'abord le nombre des affiches ferroviaires à but touristique a explosé du fait de l'essor des loisirs et de la concurrence entre compagnies de chemin de fer. Ensuite, et de façon concomitante, le langage graphique a lui aussi connu une véritable transformation : l'affiche esthétique à visée contemplative a été remplacée progressivement par un recentrage sur un message prioritaire et épuré. Celui-ci s'est de plus en plus consacré à une promotion du sport faisant la part belle aux représentations stylisées de la modernité, de la vitesse et des éléments associés (pente, vertige, prouesse technique). Dans le même temps, la représentation de figures féminines est devenue de plus en plus fréquente. On renverra d'ailleurs aux propos de Florence Charpigny qui, dans la fiche de Brides les Bains, montre comment la station tente de développer un message de promotion auprès des classes sociales aisées en instrumentalisant un auteur connu pour ses productions artistiques publicitaires (mode, distribution, bijoux, cosmétique...) destinées à la gente féminine.

Le Cachat's Majestic

Le Cachat's Majestic

Affiches de l'hôtel Majestic de Chamonix version été et hiver. Ces deux affiches proviennent du fonds iconographique du Musée dauphinois.

1920
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Au-delà de ces évolutions, on constate que la représentation iconographique publicitaire de la montagne connaît un certain nombre d'invariants. Au premier rang de ceux-ci on retrouve la volonté de magnifier la montagne et ses paysages. Il s'agit alors d'accentuer la pente et la déclivité afin de mettre en évidence la grandeur d'un exploit alpiniste, la griserie de la vitesse ou la prouesse d'une réalisation technique (ligne Chamonix Martigny). Il s'agit aussi de magnifier un paysage en mettant en avant sa lumière, son ciel, sa verdure ou sa végétation, soulignant ainsi les vertus plus ou moins mythifiées du « bon air des Alpes » et de ses paysages. Un autre élément récurrent touche à la représentation des usagers de cette montagne. S'adressant à des clientèles lointaines de ces espaces, ces images ne disent quasi rien de leurs habitants permanents, des « indigènes ». Les êtres qui les peuplent sont le plus souvent des sportifs accomplis pratiquant des sports socialement discriminants (tennis, golf, compétition automobile...), des esthètes soucieux de leur corps, de leur santé et de leur apparence, y compris vestimentaire. Quelques représentations de familles ne laissent que peu de doute sur le niveau de vie de leurs membres ou sur leur caractère allogène. Les « indigènes » ne sont que très rarement représentés. S'ils le sont c'est dans une position subalterne par rapport au « public cible » de ces messages : guide ou paysan conducteur d'engin pittoresque. Parfois, leur présence est tout simplement effacée (l'affiche du Cachat's Majestic montre ce palace au milieu de la montagne, sans aucun lien avec les habitations de Chamonix).

« Vendre » la montagne à l'heure de l'image animée

Dans la deuxième moitié du XXème siècle deux éléments auraient pu contribuer à un bouleversement des représentations touristiques de la montagne : l'avènement d'un tourisme de masse et le triomphe des formes audiovisuelles de l'image animée. L'après Deuxième Guerre mondiale est en effet le temps du tourisme de masse, hivernal comme estival, avec l'explosion du nombre des « migrants saisonniers » venant utiliser des territoires temporairement à des fins de découverte et de loisirs. Ces touristes se distinguent de ceux de la première moitié du XXème siècle dans la mesure où l'enrichissement relatif des classes moyennes et le développement de la consommation ont ouvert la possibilité de fréquenter ces espaces à d'autres catégories qu'aux seules populations concernées par l'embourgeoisement du XIXème et du début du XXème siècle.

Dans le même temps les supports visuels de l'image ont été démultipliés par la consécration de l'image animée, résultante de la naissance du cinéma (1895) puis de sa consécration comme média de masse à partir des années 1920-1930 et enfin de son prolongement technique dans le triomphe de la télévision à partir des années 1960. Loin de disparaître, les discours promotionnels de la montagne ont revêtu de nouvelles formes allant de la réclame ou du spot publicitaire identifié comme tel à des moyens plus détournés car embarqués dans des plages d'actualité, qu'il s'agisse des actualités cinématographiques (Pathé Journal ou Gaumont Actualités avant la Seconde Guerre mondiale ou les Actualités françaises après-guerre) ou des actualités des journaux télévisés locaux ou nationaux.

 Vacances à Megève pour les petits Parisiens

Vacances à Megève pour les petits Parisiens

Reportage sur les premières vacances de petits Parisiens après la guerre. La colonie de vacances suivie se rend à Megève, en Haute-Savoie. Les enfants profitent du soleil, du grand air, de la nature environnante et de la joie. François Billoux, le Ministre de la Santé Publique, rend visite aux petits vacanciers.

03 aoû 1945
01m 24s
 Les goûters en alpage à Châtel

Les goûters en alpage à Châtel

Le village de Châtel, en Haute-Savoie, organise des goûters en alpage lors desquels les vacanciers, souvent venus de la ville, peuvent découvrir des produits locaux (fromage, miel, charcuterie, etc.). C'est aussi l'occasion pour eux de découvrir la vie à la campagne, et pour les montagnards d'expliquer leur mode de vie, les traditions.

18 aoû 1977
02m 42s
 Clip pour le lancement des vacances de sports d'hiver 1990

Clip pour le lancement des vacances de sports d'hiver 1990

Reportage sur le dernier clip de lancement des vacances d'hiver qui sera diffusé 130 fois à la télévision nationale. Les attentes des touristes ont évolué, ils ne veulent plus simplement venir à la montagne pour skier. Le manque de neige a permis de mettre en avant d'autres activités, comme le tourisme de santé.

01 nov 1990
01m 36s

Conclusion

Pour autant, en dépit de l'instrumentalisation des nouveaux supports audiovisuels, l'image de la montagne véhiculée dans ces témoignages montre la persistance de certains invariants dans cette représentation. Les Alpes restent marquées du sceau de la projection des fantasmes citadins sur une aire de jeu récréative mythifiée. On vante ainsi les bains de soleil propices à la santé des jeunes enfants de la ville, le grand air, la magnificence des paysages ouverts et quasi vides d'hommes (le reportage sur les vacances des petits parisiens n'évoque, pour seul voisin, que le Mont Blanc ; le clip promotionnel lancé en 1990 enchaîne les plans larges sur les paysages ensoleillés à forte déclivité et qui sont soient vides d'hommes soit peuplés de sportifs ébahis). De plus, les « indigènes » demeurent presque autant absents de ces images que de celles du début du siècle. Le reportage sur les goûters de Chatel est à ce titre assez symptomatique. Se voulant le témoin d'une rencontre entre citadins et « gens de la montagne », mais pratiquant en fait une véritable promotion des espaces filmés, il s'ouvre par une évocation des vertus paysagères et sportives de ces lieux. Les premiers plans proposent une succession de plans larges montrant à la fois l'ascension de chemins de randonnées par des touristes allogènes et la beauté des paysages en arrière plan, sur un fond de ciel accueillant. Le temps de la rencontre avec les « indigènes » est mis en scène par le partage des plaisirs de la table (fromage, miel) que les citadins ont plaisir à déguster. Toutefois les malentendus perdurent comme l'atteste le témoignage d'un touriste qui déclare, face aux paysans qui le reçoivent, venir pour « connaître la vie des gens de la montagne. Voir comment ces gens-là vivaient il y a cinquante ans » avant de se reprendre en précisant « comme il y a cinquante ans ». De son côté, l'habitante interviewée, à la question « est-ce que c'est difficile d'accueillir les vacanciers ? » concède d'une façon peu convaincante : « Non maintenant on commence à être habitué. Il y a quelques années qu'on les voit alors... ». Ou comment le mythe du « pittoresque » se confronte aux réalités sociales et économiques d'espaces de vie plus complexes que l'image à laquelle on tente de les résumer.