Mona Ozouf : les bibliothèques de Plouha (1931-1962)

13 avril 1998
24m 53s
Réf. 00857

Notice

Résumé :

Jean Maurice de Montremy interroge Mona Ozouf sur son enfance à Plouha. Elle racontes on enfermement dans l'école laïque où elle vivait entre sa mère, institutrice et veuve à 29 ans, et sa grand-mère et d'où elle ne sortait presque jamais : "une enfance confinée". Elle parle du décès de son père lorsqu'elle avait 4 ans, de la personnalité inclassable de ce régionaliste militant d'extrême gauche. Elle souligne le contraste entre les deux bibliothèques auxquelles elle avait accès : celle de la maison où les traductions des grandes œuvres en breton voisinaient avec la littérature folklorique et les héros de l'indépendance irlandaise, et celle de l'école, républicaine et hexagonale. Mona Ozouf évoque aussi le catéchisme et l'église, puis son arrivée au collège de Saint Brieuc, sa rencontre avec l'écrivain Louis Guilloux qui lui a servi de "débarbouillage" intellectuel...

Type de média :
Date de diffusion :
13 avril 1998

Éclairage

Mona Ozouf, née Sohier, est historienne et a été directrice de recherches au CNRS. Née en 1931 à Plourivo (22), agrégée de philosophie, ses recherches ont concerné la Révolution Française (Dictionnaire critique de la Révolution française (1988) en collaboration avec François Furet, mais aussi l'école publique (L'école, L'Eglise et la République en 1962), La République des instituteurs (avec son mari Jacques Ozouf – 1992), et les romans (La muse démocratique. Henri James ou les pouvoirs du roman, 1998).

En 1998, au cours d'une émission de radio elle raconte son enfance austère, dans un univers féminin, entre sa grand-mère et une mère institutrice. Une enfance également marquée par la disparition de son père. Mais, plongée dans les livres de la bibliothèque de ce dernier, elle développe un vif intérêt pour la lecture. Son témoignage va au-delà de la simple anecdote. A travers le portrait qu'elle trace de son père, Yann Sohier, instituteur anticonformiste, anticlérical et défenseur d'un breton d'extrême gauche (il a crée la revue Ar Faltz) , c'est toute la vie locale d'un village des Côtes d'Armor dans les années 30 que Mona Ozouf nous fait revivre. Elle nous fait part également de sa rencontre avec l'écrivain Louis Guilloux, par l'intermédiaire de la femme de ce dernier qui se trouve être le professeur de la jeune fille. Mona Ozouf explique que cette rencontre déterminante avec l'écrivain breton a un lien direct avec son futur parcours d'historienne...

En 2007, elle publie un très beau livre, Composition française, Retour sur une enfance bretonne, (Gallimard, 2009) où elle tisse avec élégance et émotion les souvenirs de son enfance bretonne et ceux de son parcours intellectuel montrant que l'on peut se percevoir comme construit par la République et par l'identité régionale.

Raphaël Chotard – CERHIO – UHB Rennes 2

Raphaël Chotard

Transcription

Journaliste
Vos premiers souvenirs, Mona Ozouf, se trouvent à l’école, mais pas forcément dans la petite école de Plouha. C’était les côtes du nord à l’époque quand elle est très occupée, c’est plutôt les heures calmes d’une école.
Mona Ozouf
Non, on peut dire qu’il y a deux écoles. Il y a l’école des jours de classe, qui est une école joyeuse, animée, que j’ai adorée et particulièrement la récréation. Mais il y a aussi l’école déserte des jeudis et des dimanches. Et c’est une vie assez claustrale, on ne sort jamais de l’école, la mer pourtant est à quatre kilomètres et le pays est très beau. Mais on ne sort pas de l’école, pourquoi ? Parce que ma mère est enfoncée dans la surdité ou la cécité du chagrin après la mort de mon père ; que d’autre part, ma grand-mère qui est une Bretonne, Léonarde [Dancoif] et qui est venue vivre avec nous.
Journaliste
Léonarde, c’est-à-dire.
Mona Ozouf
Du Léon, du Finistère Nord. Est venue vivre avec nous et empêche toute visite, et en particulier toute visite masculine. Parce que la jeune veuve de 29 ans pourrait avoir des idées de remariage. Donc, elle installe une sorte de cordon sanitaire autour de cette école dont nous ne sortons jamais.
Journaliste
C’est une école communale bien sûr, et on est dans le début des années 1930.
Mona Ozouf
Voilà, c’est l’école communale. La seule distraction du dimanche, après le déjeuner, c’est de retraverser la cour déserte de l’école, et de gagner la classe où ma mère prépare les exercices du lendemain. Et c’est vrai que ça fait une enfance tout à fait confinée.
Journaliste
Vous êtes au fond toute votre enfance seule dans cette école avec deux femmes.
Mona Ozouf
Oui, absolument. Et on ne peut pas, il n’y a pas d’amis fréquentables, si j’ose dire, entre guillemets, au bourg, parce que c’est un bourg breton fendu en deux par la lutte entre l’école laïque et l’école des sœurs ; et que les enfants des notables vont à l’école des sœurs. Ce sont les enfants des écarts lointains de la commune, des hameaux qui viennent à l’école laïque. Par conséquent, c’est un isolement épouvantable, et ça pourrait passer pour une enfance lugubre. Elle l’est d’une certaine manière, parce que je sens qu’elle est sinistre pour ma mère. Mais pour moi, elle ne l’est pas parce que…
Journaliste
Elle est toute jeune votre mère.
Mona Ozouf
29 ans.
Journaliste
Ben oui, c’est très jeune.
Mona Ozouf
Très, très. C’était une femme de plus séduisante et gaie, mais qui entre en veuvage comme on entre en religion.
Journaliste
Elle l’a fait par conviction, par amour et aussi parce qu’il y a la pression de sa mère ?
Mona Ozouf
Il y a les deux.
Journaliste
Et il y a l’époque aussi, 1930.
Mona Ozouf
Il y a l’époque, il y a la Bretagne, il y a la pression sourcilleuse du village aussi, qui est très importante. L’institutrice de l’école laïque est sous le regard d’autrui. Donc effectivement, enfance entre des femmes, mais qui n’est pas triste pour moi, parce qu’elle est immergée dans les livres.
Journaliste
Voilà, c’est ce que vous dites souvent, que vous aviez, de même qu’il y avait deux clochers pour Proust, il y avait deux bibliothèques pour vous Mona Ozouf.
Mona Ozouf
Oui, là ça demande quelques explications, parce que mon père est donc mort quand j’avais quatre ans. Et c'est la scène primitive de mon enfance, c’est cette chambre obscure où il y a un jeune mort, allongé, un jeune mort de 33 ans allongé sur un lit, entouré de femmes qui pleurent, ma mère, ma grand-mère mais aussi des voisines. On me demande de traverser cette chambre pour aller embrasser mon père et j’ai le souvenir très précis de la joue glaciale que j’embrasse. Et je sais que ce n’est pas un souvenir construit, parce que j’ai pu ensuite décrire ma mère, cette chambre, la place des meubles, la place de la fenêtre, etc. , et j’ai 4 ans. Donc, c’est le premier souvenir. Mais pour en revenir au livre, mon père est un excentrique. Il est né du mauvais côté de la Bretagne, c’est-à-dire du côté où on ne parle pas breton, dans une famille qui est folle d’acculturation française, une famille petite bourgeoise. Il entre à l’école normale d’instituteurs de Saint-Brieuc. Là, il décide d’apprendre le breton, ce qui est une double excentricité par rapport à sa famille ; et puis par rapport aussi au milieu de l’école normale d’instituteurs qui est un milieu extrêmement jacobin.
Journaliste
Où à l’époque, la République n’invite pas ses instituteurs à parler le breton.
Mona Ozouf
Pas du tout, elle fait même le contraire. Et donc, il apprend le breton et il se constitue une bibliothèque qui est très surprenante, parce que pour un jeune instituteur de 30 ans, il a une bibliothèque extrêmement riche. Une bibliothèque qui est composée des grands auteurs bretons, Chateaubriand, Renan, Lamennais, de quelques romans où on retrouve un patriotisme breton. Par exemple, le Béatrix de Balzac, à cause de Guérande. On retrouve aussi une immense littérature folklorique. Folklore breton, proverbes, chansons, us et coutumes, mais aussi folklores gallois, irlandais, écossais, parce qu’il va de soi qu’il y a autour de la Bretagne la grande patrie celte.
Journaliste
Ce sont les écrits, je dirais, ethnologiques, un peu comme ceux d'Hersart de La Villemarqué ou ce sont des légendes, des chants ?
Mona Ozouf
Il a tout, il y a bien sûr La Villemarqué, le Barzaz Breiz est l’œuvre qui brille dans la bibliothèque, mais il y a aussi tous les collecteurs de chansons, de contes. Il y a bien sûr Anatole le Braz et Charles Le Goffic, etc. Les grands héros de mon enfance sont les héros de l’indépendance irlandaise. C’est Patrick Pearse, c’est Michael Collins, tout ça est très présent pour moi dès l’âge de 8 ou 9 ans.
Journaliste
Livres que vous aviez lu, ils étaient en anglais ou en gaélique ?
Mona Ozouf
Non, ils étaient traduits. La vie de Patrick Pearse était traduite en français. Et puis, il y a aussi une bizarrerie supplémentaire des traductions en breton de grandes œuvres. Il y a Pouchkine, il y a Les Perses, j’ai lu pour la première fois Les Perses en breton. Donc, c’est une bibliothèque qui est relativement ouverte quand même.
Journaliste
Mais qui avait eu l’idée de traduire Les Perses en breton ?
Mona Ozouf
Le mouvement de breton de l’entre deux guerres s’était lancé dans une politique de traduction tous azimuts et de reconquête culturelle ; pour lutter contre l’objection qui était faite constamment aux militants bretons. Mais montrez-nous vos grandes littératures, est-ce que vous avez une langue d'une grande culture, mais à quoi servez-vous, d’une certaine façon.
Journaliste
Je me demande ce que cela peut donner Les Perses en breton ou Pouchkine.
Mona Ozouf
Je ne vous le dirais pas…
Journaliste
Vous n’avez pas de souvenir ?
Mona Ozouf
Non, je n’ai pas de souvenir, surtout je n’ai pas procédé à la comparaison depuis. Donc ça, c’est la bibliothèque de la maison, qui est encore une fois très riche. Et puis de l’autre côté de la cour, il y a la bibliothèque de l’école. Bibliothèque qui elle est beaucoup moins ouverte sur l’étranger et sur la culture antique, qui est une bibliothèque vraiment hexagonale, républicaine ; et où on trouve Hugo bien sûr, on trouve Causette et Gavroche dans cette bibliothèque, mais on trouve aussi tous ces petits romans enfantins que je lis avec délice. Parce que je lis tout, je suis boulimique, puisque je n’ai pas d’autre chose à faire que l’ennui, la tristesse, et le silence règnent sur cette enfance. Mais il y a quelque chose de troublant, c’est que il n’y a pas de livres communs aux deux bibliothèques.
Journaliste
Alors, vous alliez ainsi d’une bibliothèque à l’autre, alors c’était des lectures le soir, en semaine, également le dimanche ?
Mona Ozouf
Tout le temps, tout le temps, avec un sentiment quand même d’étrangeté, parce que ce que l’école révérait, la maison le détestait. Par exemple, chez nous, on méprisait énormément Loti…
Journaliste
Ah oui, Les Pêcheurs d’Islande, ça marchait pas.
Mona Ozouf
Et pourtant, c’était à quatre kilomètres de la maison.
Journaliste
Ah oui, c'est pas loin Paimpol.
Mona Ozouf
C’est pas loin Paimpol, donc on méprisait Loti, on haïssait Madame de Sévigné pour avoir osé dire des bretons, mea culpa, c’est le seul mot français qu’ils sachent. On détestait Mérimée et Flaubert à cause de leur voyage en Bretagne, qui donnait de notre pays une vision sauvage et arriérée. Donc, on détestait à la maison ce que l’école portait aux nues. En revanche, l’école ne faisait aucune place à la Bretagne, inutile de le dire à nos héros irlandais bien sûr, mais même au village breton dans sa spécificité. J'ai souvenir de mes livres de lecture où le village emblématique est le village alsacien qui ne ressemblait…
Journaliste
Ah oui, c’est le village qu’il fallait gagner sur l’allemand.
Mona Ozouf
Bien entendu, c’était ça. Mais enfin, le village des livres de lecture est le village alsacien. Et pour nous, enfants de Plouha, c’est un village tout à fait exotique.
Journaliste
Cette fameuse Bretagne dont on vous parlait, qui avait été l’idéal de votre père, qui était aussi l’idéal familial, est-ce que vous la voyez de temps en temps ? Est-ce que vous sortez de l’école, on vous autorise de temps en temps tout de même à voir cette Bretagne ?
Mona Ozouf
Pas beaucoup.
Journaliste
Vous ne voyagez pas dans le pays ?
Mona Ozouf
On ne voyage pas, on ne se promène pas, on ne se promène pas. Probablement, ma mère avait une horreur des promenades dominicales, parce qu’elle redoutait la rencontre avec les parents d’élèves qui disent, est-ce que le petit fait des progrès ? Bon, il est vrai que c’est détestable, mais aussi parce qu’au fond, elle s’est entièrement coupée du monde à cette époque.
Journaliste
Ce qui fait que vous êtes véritablement à l’intérieur de cet univers.
Mona Ozouf
A l’intérieur de l’école.
Journaliste
Vous connaissez les odeurs, les lumières, Mona Ozouf, tout.
Mona Ozouf
Oui, l’épouvantable silence du dimanche. Oui la cour déserte, c’est quelque chose de terrible.
Journaliste
On entend d’ailleurs la cloche sonner au loin. Je suppose que malgré tout, car tout arrive en Bretagne et surtout dans votre famille, vous alliez néanmoins au catéchisme du côté de l’église ?
Mona Ozouf
Oui, parce qu’il y a un représentant de l’église à la maison, qui est ma grand-mère.
Journaliste
Cette femme Léonarde.
Mona Ozouf
Oui, cette femme Léonarde, en coiffe et qui conjugue en elle quelque chose qui est très fréquent en Bretagne ; qui est d’abord une sorte de dévotion [Carriès] appellerait une dévotion à l’ancienne. C’est-à-dire que ma grand-mère raconte que sa mère est morte entourée des huit enfants qui lui restaient sur les douze qu’elle avait conçus. La guerre de 14 lui ayant pris trois fils, et que les huit enfants ou neuf, je ne sais plus, qui restaient, entouraient le lit de cette femme en pleurs. Et cette femme leur disait, mais mes enfants, ne pleurez pas, nous allons nous revoir très bientôt. Donc dévotion à l’ancienne d’un côté, avec une petite pointe d’anticléricalisme tout de même qui est assez bretonne en un sens. Mais ma grand-mère était la messagère entre, disons, l’école du diable et la maison du bon Dieu.
Journaliste
De temps en temps, elle vous envoyait donc à la maison du bon Dieu.
Mona Ozouf
Oh pas de temps en temps, j’allais au catéchisme le jeudi…
Journaliste
Ben, c’est la sortie alors.
Mona Ozouf
Et à la messe de dimanche. C’était la seule sortie, on traversait le terrain vague qui séparait la forteresse laïque de l’église. Et ma grand-mère me remorquait à travers cet espace. Oui, c’était les seules sorties, et c’était aussi marqué de malaise. De la même manière que les deux cultures de l’école et de la maison entretenaient chez moi un sentiment bizarre d’étrangeté, là aussi la présence à l’église entretenait chez moi un malaise. Pour des raisons variées d’abord, le catéchisme était une école de l’inégalité, même presque au sens topographique. A l’école laïque, on change de place tous les mois, selon le classement. Ce sont les mérites qui décident de la place dans la classe, et on déménage ses affaires selon le classement. A l’église, les filles de la laïque étaient soigneusement installées sur le banc du fond. Et elles étaient l’objet de sarcasmes quand elles ne savaient pas la leçon et d’une sorte d’incrédulité quand elles la savaient.
Journaliste
Donc, vous ne pensez pas qu’elles étaient vraiment sincères, elles avaient simplement appris ?
Mona Ozouf
Non, ce n’était pas un problème de sincérité, c’était, comment peuvent-elles réciter le credo d’un bout à l’autre sans se tromper, alors qu’elles viennent de l’école adverse.
Journaliste
Est-ce qu’il y avait aussi du côté de l’église la même séparation entre francophones et bretonnants que vous retrouviez à l’école ?
Mona Ozouf
Non, pas du tout, le recteur était aussi sourcilleux sur l’usage du français que les instituteurs laïcs.
Journaliste
C’était toujours pas question de parler breton ? Ni de chanter en breton ?
Mona Ozouf
Non, il faut dire que c’était un village assis sur la frontière linguistique. C’était pas tout à fait un village complètement bretonnant. C’était un village partagé déjà, et en tout cas à l’église, on ne prêchait pas. Le serment n’avait jamais lieu en breton, là à cet endroit.
Journaliste
Ce qui est assez étonnant, Mona Ozouf, c’est que tout ça vous met tout de même au cœur de beaucoup de contradictions : entre le français et le breton, entre la République et malgré tout l’église par l’influence de la grand-mère. Et puis aussi chez votre père, son autre anti-conformisme, si je puis dire ; c’est que son régionalisme militant est un des rares régionalismes militants qui ne soient pas d’extrême droite même à l’époque.
Mona Ozouf
Oui, je ne dirais peut-être pas d’extrême droite, mais disons de droite.
Journaliste
Et il l’est pas du tout ?
Mona Ozouf
Non, il l’est pas du tout, parce qu’effectivement, entre les deux guerres, le régionalisme est à droite. C’est l’affaire des prêtres, la foi et la Bretagne sont liées, du reste les deux mots riment, feiz la foi, et Breiz la Bretagne. Et donc dans les fêtes catholiques, on entend le biniou, on chante des chansons bretonnes. Bref, on a tout à fait le sentiment que la langue bretonne est du côté, disons, conservateur. De fait, il y a encore une autre originalité dans cette éducation, c’est que le breton de mon père, le breton qu’il défend est un breton qui se veut d’extrême gauche. Alors pourquoi ? Parce que mon père est convaincu dans la petite revue qu’il fonde. J’ai oublié de dire qu’il avait fondé une petite revue vouée à une cause désespérée ; qui était de faire comprendre aux instituteurs laïcs la nécessité d’user du breton et des richesses de la culture bretonne dans l’enseignement en primaire ; et entreprise tout à fait difficile bien entendu. Mais mon père est persuadé, il le développe dans ses articles [d’Arfalse] dont j’ai toujours la collection. Il est persuadé qu’il y a eu sur le peuple breton une double oppression. Une oppression traditionnelle, celle qui broie les prolétaires de tous les pays. Et puis, une oppression particulière qui empêche ce peuple de savoir lire et écrire la langue dont il se sert dans la vie quotidienne.
Journaliste
Ce socialisme là, où l’avait-il trouvé, à quelle source ? C’est un socialisme marxiste, proudhonien ?
Mona Ozouf
Non, ce n’est pas un socialisme marxiste, il n’a pas adhéré au parti communiste bien qu’on l’ait souvent dit depuis. Et ça vraiment, je ne sais pas très bien d’où lui venait cet attachement à l’extrême gauche. Je pense que ça faisait partie de cette rébellion à l’égard du milieu où il avait vécu, qui était - alors du côté de sa famille - un milieu très traditionnaliste, très dévot, il me semble. Mais je n’ai pas de vraies réponses.
Journaliste
Donc, Mona Ozouf, c’est aussi assez solitaire du point de vue des régionalistes. Parce que même si vous avez des amitiés, si on voit un peu les milieux régionalistes, il y a beaucoup de choses qui vous en séparent.
Mona Ozouf
Oui, mon père passe aussi pour un excentrique, parce qu’il a quand même des amis prêtres dans le mouvement breton.
Journaliste
Décidemment, il est inclassable.
Mona Ozouf
Il est totalement inclassable, il a beaucoup d’amis prêtres dans le mouvement breton. Et tout ça fait une atmosphère de grand malaise du reste. Ce malaise, qui pour moi évidemment jusqu’à 10 ans, est plus obscurément vécu que rationalisé bien sûr. Ce malaise continuera pendant la guerre. Parce que les rares amis, qui viennent à la maison par fidélité envers le souvenir de mon père et qui viennent rendre visite à ma mère, très peu, ont souvent versé dans la collaboration. Et ça développe aussi chez moi une sorte de gêne. Une maison amie, une des rares où nous allons de temps en temps, comporte une grande carte de l’URSS où on pique des drapeaux allemands au fur et à mesure de l’avance allemande en URSS. Après ça les drapeaux disparaissent un peu.
Journaliste
C’est le contraire de la plupart des cartes que l’on pouvait voir en France, où on piquait l’avance aussi des Russes au contraire.
Mona Ozouf
Absolument, l’envers. Et puis, j’ai une autre scène qui m’a laissé un souvenir très pénible au lycée, enfin au collège. Je rentre du collège Ernest Renan vers 12 ou 13 ans, je viens de voir une amie d’une classe supérieure qui porte une étoile jaune. Il se trouve qu’un ami de la maison est passé, chose exceptionnelle, et que troublée, je raconte l’histoire, troublée mais pas indignée, plutôt avec un sentiment de bizarrerie. Et cet homme me dit, mais toi, tu ne serais pas contente de porter l’hermine ? Hermine étant le symbole de la Bretagne. Tu ne serais pas fière ? Si, dis-je évidemment, si, je serais fière. Bien, me dit-il, c’est tout à fait la même chose. Evidemment, je ne sais rien des camps, je ne sais rien des déportations, on ne parle jamais politique à la maison entre cet univers de femmes.
Journaliste
On est à Saint-Brieuc de surcroît, qui n’est pas la région la plus touchée par la présence juive, donc par la persécution.
Mona Ozouf
Voilà, on n'est pas du tout, on ne sait pas ce que c’est qu’un juif, moi je ne sais pas moi pendant mon enfance. Je n’ai même à peine entendu le mot. Mais je sens obscurément que cet homme est en train de me rouler, et ça me laisse un énorme sentiment de malaise. Et donc tout ça fait effectivement une enfance où je ne trouve pas mes marques.
Journaliste
Et vous réfléchissez ?
Mona Ozouf
Oh, je ne sais pas si on peut appeler ça réflexion, je le sens en tout cas. Là, je sens que cet homme est en train de profiter de mon ingénuité ou de mon ignorance.
Journaliste
Vous devez peut-être avoir une première rupture avec l’école de Plouha, peut-être un univers un peu plus agité quand vous arrivez au collège et au lycée de Saint-Brieuc. Parce que là, c’est une ville, puis il y a beaucoup plus d’élèves, et donc ça remue davantage.
Mona Ozouf
Oui, on sort toujours très peu, mais enfin, il y a le collège et la rencontre des professeurs merveilleux. J’ai un professeur de lettres en cinquième, avec laquelle 50 ans après, je corresponds toujours, et qui m’a beaucoup appris. Et puis, j’ai la chance en troisième d’avoir comme professeur la femme de Louis Guilloux, Renée Guilloux qui a été le professeur de ma mère à l’école normale d’instituteurs ; et dont ma mère a gardé un souvenir ébloui. Et cette femme, non seulement fait des explications de texte magnifiques, mais en même temps, elle m’initiait à une littérature dont je n’ai jamais entendu parler, parce qu’il y a une bibliothèque.
Journaliste
Alors, vous avez lu Les Perses d'Eschyle en breton, pardon.
Mona Ozouf
Non, j’avais lu beaucoup de choses, mais par exemple, je n’avais pas lu du tout les russes…
Journaliste
Mais si, Pouchkine en breton aussi.
Mona Ozouf
Si, Pouchkine, oui, non pardonnez-moi mais j'avais pas lu, je pense aux grands romanciers, je n’avais pas lu Tolstoï, je n’avais pas lu Tourgueniev, etc. Et elle m’initiait à ça, et surtout ma mère et moi commençons à fréquenter la maison de Louis Guilloux. Vraiment, là il y a quelque chose qui se passe, parce que la fréquentation de Louis Guilloux est pour moi un débarbouillage.
Journaliste
Un grand écrivain.
Mona Ozouf
D’abord, j’avais lu, parce que ça figurait dans la bibliothèque de mon père, Compagnon, Maison du peuple, ça c’était à la maison. Mais c’est un grand écrivain, et puis surtout, c’est un apprentissage du conformisme provincial, oui de dénonciation du conformisme provincial. Parce que Saint-Brieuc sait qu’il a un grand écrivain, la ville sait qu’elle a un grand écrivain, mais elle le prend pour légèrement dérangé. Parce qu’il y a deux choses qui choquent énormément les Briochins. Un, Guilloux se déambule à travers les rues, mais sans aller nulle part, ça c’est quelque chose qui choque la province. Deuxièmement, il ne fait pas son jardin. Alors, il y a un voisin, vieil instituteur en retraite qui est écœuré de voir ce jardin retourné à la friche, décide de faire un jour une année le jardin de Guilloux. Puis, Guilloux laisse, il ne cueille pas les haricots verts, il laisse les chicorées monter en graines, les roses retournaient à l’églantine. Et bref, le jardin revient à sa broussaille initiale, et ça, ça choque beaucoup les Briochins.
Journaliste
Au contraire pour vous, c’est assez merveilleux, cela met de la couleur et du…
Mona Ozouf
Oui, c’est merveilleux et c’est étonnant. Puis d’autre part, Guilloux entreprend, c’est un esprit très sarcastique, tendre et sarcastique à la fois. Il entreprend de me débarbouiller de mes admirations niaises, celles qu’il juge niaises. C’est-à-dire, Anatole le Braz, Charles Le Goffic, mes fidélités bretonnes. Il m’explique qu’ils n’écrivent pas bien du tout, que c’est une littérature qui ne vaut même pas la peine qu’on y porte un œil. Moi à ce moment-là, toute phrase imprimée a valeur d’oracle, pour moi, donc ça me choque, enfin ça me surprend. Et puis enfin, quand j’y pense là rétrospectivement, il me donne un jour un conseil qui est quasi prémonitoire. Sa femme nous avait donné en composition à composer, un pastiche de Chateaubriand. Alors, j’avais écrit vingt lignes tout en ayant un œil inquiet sur les copines qui en mettaient long comme on disait.
Journaliste
Oui, qui remplissaient plus la copie que vous…
Mona Ozouf
Comme on disait autrefois, moi j’en fais vingt lignes, qui sont une description de la vallée de Gouédic dans la nuit, avec invocation à la lune, etc. Comme j’ai beaucoup lu de Chateaubriand, j’en ai attrapé le rythme. Renée Guilloux montre cette rédaction à son mari, et il m’en parle. Il me dit, écoute, c’est pas mal ce que tu as fait, tu sais, je vais te dire une chose, si on n’a pas le talent d’écrire des romans, on peut quand même écrire. On peut être celui qui sait tout sur Chateaubriand, et ça n’est pas négligeable. Il y a là un double avertissement, tu n’as pas le talent d’écrire des romans, mais tu pourras écrire. A mon avis, ça a joué un grand rôle dans la suite de mes activités, cette phrase m’est restée.
Journaliste
Par ailleurs, on sait que Renée Guilloux vous avait aussi beaucoup frappé en vous faisant étudier en classe Iphigénie, particulièrement donc la pièce Iphigénie.
Mona Ozouf
Oui !
Journaliste
Pourquoi cette pièce vous a-t-elle laissé un si grand souvenir, celle-là plutôt qu’une autre ?
Mona Ozouf
Oh, je pense que c’est simplement parce qu’elle avait…
Journaliste
Une histoire de fille sacrifiée par son père, je crois que c’est…
Mona Ozouf
Oui, mais je ne saurais pas dire pourquoi Iphigénie plus qu’une autre pièce. Je crois qu’elle avait choisi Iphigénie et qu’elle l’expliquait de façon que j’ai retrouvé plus tard tout à fait ailleurs chez un historien. Elle avait une manière d’expliquer les textes qui était une manière très respectueuse. On dépliait le texte avec des précautions infinies, mais on ne le jugeait pas, on l’accompagnait, on entrait dans le texte. Et c’est pourquoi son explication d’Iphigénie m’est restée, mais je ne sais pas pourquoi c’était Iphigénie plus qu’une autre pièce.
Journaliste
Parce que c’est un monde encore féminin.
Mona Ozouf
C’est vrai, c'est vrai. Mais je n’en sors pas de ce monde féminin, enfin ou très peu.