Le Cheval d'orgueil

23 juin 1977
11m 37s
Réf. 00872

Notice

Résumé :

Jacques Chancel s'entretient avec Pierre Jakez Hélias à propos de son livre "Le Cheval d'Orgueil", de son succès et des critiques au sujet de celui-ci.

Type de média :
Date de diffusion :
23 juin 1977
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Éclairage

« L'Ouest en Mémoire » a sélectionné plusieurs extraits permettant l'inventaire de l'oeuvre de Pierre Jakez Hélias. Ceci afin de rendre hommage à la diversité de son œuvre exprimée en langue française et en langue bretonne. Les explorer un par un donnera un aperçu de son talent de poète, de dramaturge, de conteur, de communicant mais aussi de la vivacité du polémiste qui s'oppose, le temps d'une émission télévisée, à Xavier Grall.

Cet épisode de Radioscopie, émission phare des années 70-80 durant laquelle Jacques Chancel propose « un bilan de son oeuvre », offre un plus long moment en sa compagnie. Il aborde son œuvre écrite, mais il affirme surtout l'importance qu'ont eu pour lui la parole et la langue bretonne qu'il a voulu transmettre par l'art du conte.

Pierre-Jakez Hélias (1914-1995) est né dans la campagne du Pays Bigouden. Grâce aux bourses des pupilles de la Nation, il fait des études et obtient l'agrégation de lettres. Enseignant, il a bien d'autres "casquettes" : il sera dès 1945 rédacteur du journal Vent d'Ouest du " Mouvement de la Résistance Unifiée ", puis à partir de 1946 il dirigera une émission de langue bretonne qui sera diffusée par l'émetteur de Radio-Quimerc'h. Grand défenseur s'il en fut, il animera toute sa vie des émissions en langue bretonne et il publiera en français et en breton de nombreux ouvrages : oeuvres dramatiques, cantates (Cantate du Bout du Monde - 1958), poèmes, théâtre, reprises de mythes et de légendes celtiques.

Mais c'est Le Cheval d'orgueil, puis Les Autres et les miens suivi en 1990 du Quêteur de mémoire qui le font connaître au grand public. Au début de l'émission, il évoque la genèse de ces livres d'abord pensés et écrits en breton puis écrits à nouveau (et non traduits) en français, et les situe dans le contexte qui a permis leur succès.

Martine Cocaud – CERHIO – UHB Rennes 2

Martine Cocaud

Transcription

(Musique)
Jacques Chancel
Radioscopie, après un moment d’hésitation et beaucoup d’indulgence.
(Musique)
Jacques Chancel
Radioscopie,
Pierre-Jakez Hélias
Pierre-Jakez Hélias,
Jacques Chancel
Jacques Chancel.
(Musique)
Jacques Chancel
Voyez-vous, Pierre-Jakez Hélias, nous avons eu les deux exemples d’un indicatif que nous connaissions bien il y a quelques années. Puis d’un autre indicatif que l’on connaît mieux aujourd’hui parce qu’il est présent. Et peut-être, était-ce la bonne raison de faire la différence entre les, même elle n’était pas voulue, je vous le dis tout de suite ! Pierre-Jakez Hélias, vous étiez pratiquement inconnu il y a 2 ans, et pourtant vous étiez déjà poète. Et aujourd’hui, vous pourriez être victime d’un immense succès car par la grâce de, ou par la faute d’un livre, Le Cheval d’Orgueil , qui est l’un des bonheurs de l’édition française, vous êtes devenu, je ne dirais pas quelqu’un d’autre mais quelqu’un de nouveau. Alors, comment avez-vous ressenti ce coup de l’aventure littéraire ?
Pierre-Jakez Hélias
Difficilement, parce qu’il a fallu abandonner tout ce que j’avais pratiqué pendant 30 ans de solitude, à la recherche des éléments fondamentaux de la civilisation qui était la mienne ; pour entrer dans un tourbillon où vous avez d’ailleurs contribué à me mettre, et dans lequel je me trouve un petit peu abasourdi encore depuis 2 ans.
Jacques Chancel
Mais vous l’acceptez ce tourbillon ?
Pierre-Jakez Hélias
Ah, je l’accepte oui. Je l’accepte d’autant plus que il faut être reconnaissant à tous les gens qui m’ont témoigné leur sympathie. Et aussi il faut être très satisfait du fait que ce que j’ai essayé de faire concernant la justice à rendre aux civilisations populaires, non pas seulement du pays Bigouden mais de la France entière, de la France des profondeurs, et bien, je pense que ça, c’est pour moi un motif de satisfaction.
Jacques Chancel
Je crois d’ailleurs que beaucoup de régions se sont reconnues dans celle que vous racontiez. Les Bretons, d’accord mais il y avait également les Occitans, les Bretons, les Alsaciens, les Corses. C’est une histoire que l’on racontait, on aurait pu raconter la leur.
Pierre-Jakez Hélias
Absolument, n’importe quel autre individu, ayant vécu à la campagne aurait pu écrire le même livre. Et ce même livre, par onde concentrique, aurait recouvert toute la France et même toute la francophonie. Et bien entendu, et d’abord tous les pays où les gens sont en contact avec la nature, et vivent devant les éléments premiers si vous voulez, avec les problèmes premiers de la vie aussi.
Jacques Chancel
Vous êtes, Pierre-Jakez Hélias un auteur comblé. Vous êtes jalousé, vous êtes attaqué et…
Pierre-Jakez Hélias
Oui !
Jacques Chancel
Et vous êtes assailli, alors est-ce là le bon résultat d’une jolie marche ?
Pierre-Jakez Hélias
Et bien, je commençais un peu à m’endormir parce que la presse et les moyens audio-visuels,
Jacques Chancel
Etaient trop élogieux !
Pierre-Jakez Hélias
Etaient trop élogieux, oui et je commençais aussi à me dire que je vieillissais parce qu’il y avait un certain nombre d’années que je ne m’étais pas trouvé en butte à des difficultés, à des accusations, à des tombereaux d’injures de toutes sortes. Mais enfin, je me rappelais que en 46, quand j’ai été investi de la responsabilité des émissions en langue bretonne à la radio, à Rennes, dans les 6 premiers mois, j’ai déjà été condamné à mort et j’ai reçu des petits cercueils. Je suis encore là mais depuis, on m’a laissé dans une sorte d’anonymat. Et maintenant, je crois que je ne suis pas encore un personnage tranquille et j’ai dérangé un certain nombre d’individus certainement puisque il arrive que l’on voie des pamphlets contre moi bien entendu.
Jacques Chancel
Mais vous êtes combattant à votre manière !
Pierre-Jakez Hélias
Ah, je suis combattant, je suis combattant, je suis vraiment un Cheval d’Orgueil, ça n’est pas un titre bidon du tout. Et quand on me cherche, on me trouve, on me trouvera à chaque fois qu’on me cherchera bien entendu. Ceci dit, je suis parfaitement pacifique, mais pas décidé du tout à me laisser faire.
Jacques Chancel
Comment se fait-il que dans beaucoup de régions, ceux qui attaquent ne connaissent pas bien leur région, même pas la langue ?
Pierre-Jakez Hélias
Oui, euh, c’est peut-être cette raison-là que vous dites qui fait que ils sont hargneux. Il y a des gens qui ne connaissent pas le breton, et cela leur donne un complexe qui les rend particulièrement agressifs. Et le fait d’attaquer quelqu’un qui lui sait le breton, ce n’est pas de sa faute, il est né dans une famille bretonnante, il aurait pu naître ailleurs, c’est un cadeau qui lui a été donné. Et bien, pour eux, cela semble une sorte d’offense à leur ignorance de cette langue.
Jacques Chancel
Vous ne pensez pas Pierre-Jakez Hélias que personne ne peut pardonner un succès comme celui-là ?
Pierre-Jakez Hélias
Si, je pense que vous avez raison parce que d’ailleurs, les Celtes sont des gens qui se complaisent dans l’échec. Ils se complaisent aussi dans l’obscurité, dans l’injustice et à chaque fois que quelqu’un réussit, il sort aussitôt de la famille, il est voué aux gémonies. Ça, c’est un des ressorts qui a toujours été extrêmement constant dans ces gens-là.
Jacques Chancel
Je crois que de toute manière, c’est une réaction très humaine !
Pierre-Jakez Hélias
C’est très humain oui, et au fond, le mal que je souhaite à ces gens-là, c’est de gagner avec leurs livres un peu de l’argent qu’ils m’accusent d’avoir gagné avec Le Cheval d’Orgueil !
Jacques Chancel
Je vous ai rencontré au commencement de votre course sur ce Cheval d’Orgueil, et je pense qu’il n’était pas possible de prévoir une pareille aventure. Enfin on ne peut, ou ne pouvait pas prévoir quelles en seraient les étapes !
Pierre-Jakez Hélias
Absolument pas, j’ai été le premier surpris naturellement ! Je pensais que j’allais faire peut-être une petite moyenne dans la collection Terre Humaine qui était une collection d’ailleurs très connue et très reconnue. Et lorsque j’ai atteint une dizaine de milliers d’exemplaires, j’ai poussé un soupir de satisfaction en pensant que ma mère, Marie-Jeanne Le Goff, si elle avait été vivante, m’aurait dit : Mon fils, vous n’avez pas déshonoré ces gens-là. Et là-dessus, le cheval s’est mis à galoper, et j’en suis toujours tout abasourdi comme je vous le disais au début.
Jacques Chancel
Alors, Pierre-Jakez Hélias, vous demandez-vous parfois quelles sont les raisons de ce triomphe ? Parce qu’on peut s’interroger sur ce qui est arrivé, vous essayez de trouver des motivations secrètes parfois, pourquoi plutôt tel livre qu’un autre ? Celui-là, on peut comprendre.
Pierre-Jakez Hélias
Oui, mais il y a eu un nombre de raisons très considérables et la preuve en est que Le Cheval d’Orgueil donne lieu à un certain nombre de thèses de doctorats et de mémoires de fin d’études. Je crois qu’il y a eu d’abord le fait que trois sur quatre de nos contemporains ont des attaches à la campagne et qu’ils se retrouvent par l’intermédiaire des souvenirs qu’ils peuvent avoir d’une grand-mère ou d’un grand-père quelque part dans l’hexagone. Il y a eu aussi après tout un faisceau de circonstances favorables qui s’est formé. Il y a eu une sorte de phénomène de ras-le-bol à l’égard d’une certaine civilisation urbaine qui s’est mise à devenir difficilement supportable depuis quelques années. Il y a eu le phénomène de ce retour, non pas à la terre mais à la campagne, sous forme de résidences secondaires. Il y a eu le phénomène même de la pollution, qui a rendu les gens sensibles à cette vie un petit peu étriquée peut-être mais qui était en contact avec des éléments sains, les éléments premiers du monde. Et toute cette nostalgie, ou plutôt cette espèce de retour si vous voulez, à une humanité moins sophistiquée, moins compliquée que celle que la civilisation de surconsommation et même de gaspillage qui nous a amené, et bien, tout cela s’est, cela s’est conjugué pour le succès de ce livre ; qui encore une fois aurait pu être écrit par beaucoup d’autres que moi-même.
Jacques Chancel
Le Breton s’est-il reconnu parce qu’il y a, il y a tout de même un risque. On pourrait croire que l’homme d’aujourd’hui est encore un homme des cavernes.
Pierre-Jakez Hélias
Oui,
Jacques Chancel
Alors réinstallé dans le passé qui est toujours un présent ?
Pierre-Jakez Hélias
Oui, les Bretons se sont reconnus effectivement dans ce livre et d’autant plus que le livre parle de gens qui sont encore vivants. Les témoins sont encore vivants et il y en a des milliers. Et il est de fait que cela semble venir d’assez loin, précisément parce que notre civilisation s’est mise à galoper à un moment donné, et nous a éloigné de cette civilisation un petit peu patriarcale que j’ai connu moi. Si bien que par exemple, les jeunes que je vois en très grand nombre ont l’impression que cela sort du XIXe siècle, c'est une sorte de western qui les remplit évidement d’étonnements et d’une sorte de nostalgie. Parce que les nostalgiques, chose curieuse, qui lisent mon bouquin ne sont pas du tout les vieux mais les jeunes.
Jacques Chancel
Mais ces jeunes ne parlent pas le breton.
Pierre-Jakez Hélias
Il y a actuellement beaucoup de jeunes qui apprennent le breton dans les écoles, il y en a moins qui le parlent par usage quotidien si vous voulez. Il y a un mouvement intellectuel maintenant pour le breton, comme pour d’ailleurs les autres langues de l’hexagone, et c’est un mouvement un peu intellectuel. C’est d’ailleurs une bonne chose mais c’est un avatar, c’est une autre façon de concevoir la civilisation bretonne et l’avenir de la Bretagne qui actuellement se manifeste particulièrement dans les universités, les lycées et même les écoles maternelles.
Jacques Chancel
On peut dire que tout doit commencer par la langue !
Pierre-Jakez Hélias
Je crois que la langue est la sédimentation la plus riche que l’on puisse avoir,
Jacques Chancel
Le plus sûr véhicule.
Pierre-Jakez Hélias
Le plus sûr véhicule et je vois par exemple, moi qui me suis échiné pendant des années à récolter des confidences en breton et ensuite à les traduire en français parce que je voulais faire sortir le breton du ghetto où il était. Si quelqu’un ne peut pas vous lire, il ne peut pas vous comprendre non plus.
Jacques Chancel
Il faut le rappeler que le livre, vous l’avez d’abord écrit en breton et qu’ensuite, vous l’avez traduit en français.
Pierre-Jakez Hélias
C’est ça, oui, oui, oui, oui, c’est-à-dire que une partie de la matière du livre, une grosse partie de la matière du livre, je l’ai entendue de mes oreilles en breton et bien entendu, c’est en breton que j’ai essayé de l’analyser. Et puis ensuite, s’est posé le problème de ce que l’on appelle la traduction, et qui à mon avis n’existe que comme exercice scolaire ou universitaire. Mais il n’est pas possible à mon sens de faire une traduction d’une langue dans une autre, il faut faire deux œuvres parallèles en essayant de faire passer dans, de l’une à l’autre non pas si vous voulez la lettre, mais…