La sentinelle d'Ouessant

26 juin 1981
08m 12s
Réf. 00422

Notice

Résumé :

Ouessant, réputée pour sa navigation difficile, a connu les naufrages et les pilleurs d'épave. Les disparus en mer étaient honorés lors d'une cérémonie, la proella. Depuis, l'île s'est dotée d'un phare à la pointe du Creac'h, limitant le danger.

Type de média :
Date de diffusion :
26 juin 1981
Source :
FR3 (Collection: Magazine )

Éclairage

L'île d'Ouessant est distante de vingt kilomètres de la côte ouest du Finistère. Elle s'étend sur huit kilomètres de long et sur quatre kilomètres de large, et elle est la terre habitée la plus occidentale de la France métropolitaine. Commune insulaire, elle compte aujourd'hui environ 800 habitants (au début du XXe siècle, elle en comptait plus de 2 900), la plupart vivant au bourg de Lampaul.

La communauté ouessantine a été pendant très longtemps totalement isolée, en raison des nombreuses difficultés de navigation autour de l'île, et des difficultés à y accoster. La mer d'Iroise compte en effet de très nombreux écueils et récifs, et de très forts courants entourent Ouessant, notamment le Fromveur (il passe au sud-est de l'île, la séparant de l'archipel de Molène) et le Fromrust, au nord-ouest. À l'endroit où ces courants se rejoignent, aux pointes nord-est et sud-ouest de Ouessant, des dérives et des remous très complexes se forment, dans lesquels on ne peut s'aventurer et espérer en réchapper que si on les connaît parfaitement. Cela n'empêche cependant pas les côtes d'Ouessant d'être très fréquentées, car c'est la voie maritime obligatoire entre l'océan Atlantique et la mer du Nord, ainsi qu'entre pays anglo-saxons et pays méditerranéens. Par conséquent, l'histoire du littoral d'Ouessant est jalonnée de naufrages innombrables, illustrant le proverbe "Qui voit Ouessant, voit son sang". C'est la brume et les tempêtes qui causaient en général ces naufrages, faisant s'écraser les navires sur les récifs. Pour les Ouessantins, ces naufrages étaient considérés comme des dons. En effet, après avoir sauvé les matelots des navires en perdition lorsque cela était possible, les insulaires récupéraient le bois des épaves échoué sur le rivage, et parfois les cargaisons des navires, qui leur procuraient des biens dont l'île était dépourvue, tels que du savon, des bougies, des alcools, des fruits... L'habitude prise par les Ouessantins de ramasser le bois sur le rivage est restée d'ailleurs vivante pendant longtemps, même après la diminution des naufrages. Toutefois, les naufrages faisaient également s'échouer des cadavres, qui étaient enterrés au cimetière de Lampaul après une messe lorsque les Ouessantins étaient sûrs que les marins étaient catholiques. Sinon, ils étaient enterrés sur le rivage à l'endroit où ils s'étaient échoués.

Au XIXe siècle, la Commission des phares décide de créer une véritable ceinture de lumière autour de l'île d'Ouessant, afin de limiter ces naufrages au maximum, et de compléter le phare du Stiff, construit par Vauban et allumé en 1699. A lui seul, il ne suffit pas pour que les navires contournent tous les obstacles. Un deuxième phare est donc construit sur l'île, le phare du Créac'h, reconnaissable par ses bandes noires et blanches, allumé en 1863. On lui ajoute une trompette sonore à air comprimé en 1867, afin qu'il soit efficace également par temps de brume. Électrifié en 1888, il est constamment amélioré, jusqu'à devenir, en 1939, le phare le plus puissant du monde, dont le faisceau peut transpercer la brume. Automatisé en 1988, il abrite aujourd'hui à son pied un musée des phares et balises. Au début du XXe siècle, trois phares sont construits en mer autour de l'île afin de signaler les dangers les plus importants. Il s'agit du phare de la Jument, allumé en 1911 ; du phare du Kéréon, allumé en 1916 ; et enfin du phare du Nividic, allumé en 1936 et alimenté en électricité par le Créac'h jusqu'en 1972. Toutefois, malgré la signalisation complète installée autour de l'île, ce sont les inventions du radiophare, du radar, et aujourd'hui du GPS, qui réduisent le plus efficacement les naufrages.

La communauté ouessantine était par conséquent fortement imprégnée des dangers et des inquiétudes que procure l'océan, d'autant plus que la quasi-totalité des Ouessantins étaient marins ou pêcheurs, et embarquait donc régulièrement. Cette proximité avec une mer dangereuse a fait de la communauté ouessantine une communauté isolée, mais forte et soudée, dont les croyances étaient nombreuses et indispensables à son maintien. C'est dans ce sens que l'on peut comprendre la cérémonie de proella, donnée pour les morts en mer et au loin, décrite au début du reportage. Ce rite d'enterrement, pendant lequel le corps du mort était symbolisé par une croix de cire bénite, est proprement ouessantin. Le terme est attesté dès le XVIIIe siècle (la première mention connue date de 1734), mais il est probable que la cérémonie soit pré-chrétienne, et qu'elle ait été peu à peu christianisée. Elle aurait donc pu exister ailleurs, sans avoir laissé de traces. Quoi qu'il en soit, le proella revêt une importance capitale pour la communauté ouessantine. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour tenter d'interpréter ce rite : le souci d'enterrer le défunt en terre sainte pour que son âme puisse gagner le paradis (insulaire, selon une croyance celte, ou chrétien) et puisse reposer en paix, sans errance. On peut toutefois voir dans cette cérémonie une parenté avec des rites de magie, puisque le corps est remplacé par un "double" qui contraint l'esprit à rejoindre la communauté qui l'a vu naître. Selon, Françoise Péron, ce rite correspondrait à l'idée que se font les Ouessantins de la survie de leur société, qui implique qu'on ne laisse partir aucun des siens. Le proella constituerait donc le "ciment de la communauté ouessantine". Et en effet, au fur et à mesure que les liens avec le continent se font plus nombreux, la cérémonie est progressivement abandonnée. Déjà après la Première Guerre mondiale, on ne fait plus le proella que pour les disparus en mer, et pour les disparus au loin seulement s'il y a un doute concernant la sépulture du défunt. Avec l'Occupation allemande, les Ouessantins n'osent pas faire le tour du village pour prévenir les habitants de la tenue d'une cérémonie. Après la Seconde Guerre mondiale, le rite ne se maintient donc que pour les noyés, puis il disparaît en 1962, au moment où l'exil des jeunes débute. Toutefois, les Ouessantins ont eu pendant longtemps beaucoup d'attachement à cette cérémonie, qui symbolise la force et l'union d'une communauté qui fait quotidiennement face aux dangers de l'océan.

Bibliographie :

Françoise Péron, Ouessant-L'île sentinelle, Éditions Le Chasse Marée / Armen, 1997 (première édition en 1985).

Jacques Burel, Ouessant-Vie et tradition d'une île bretonne, Éditions de l'Estran, 1984.

Jean-Pierre Gestin, Les phares d'Ouessant, Éditions Ouest-France, 1989.

Marine Guida

Transcription

(Musique)
Habitant
"Proella", c'est un mot qui signifierait le retour des âmes au pays. C'est une cérémonie que l'on faisait à l'intention des gens disparus en mer dont les corps n'étaient pas retrouvés. Les gens, pratiquement tous les gens du pays, au moins un de chaque maison, se réunissaient dans la maison mortuaire où se faisait la veillée, et le défunt était représenté sur la table revêtue de blanc par une croix de cire qui symbolisait le mort. Laquelle croix de cire était déposée sur la coiffe de la maman, si c'était un jeune homme ou sur la coiffe de la femme, si il était marié. Le lendemain matin, le prêtre allait chercher la croix qui était conduite à l'église comme un corps et déposée sur le catafalque et à la fin la cérémonie cette petite croix était déposée dans une urne funéraire qui se trouve à l'église, et les croix de proella étaient conduites aux cimetières dans le monument spécial que tous les 10 ans à l'occasion des grandes missions.
(Musique)
Journaliste
Vous êtes Ouessantin et vous êtes passionné pour les naufrages autour de Ouessant.
Gardien de phare
Ouais ouais.
Journaliste
Combien de bateaux avez-vous dénombré ?
Gardien de phare
Ah, je n'ai, je ne les ai pas comptés, je pense qu'il y a au moins 200, 250 et encore que, il y a beaucoup d'épaves inconnues encore. J'en connais un qui a coulé en 1400, un bateau de [incompris] qui est venu s'échouer à Ouessant. L'origine de ces naufrages, au début du siècle, c'est surtout la brume, la tempête. Ils ne savaient pas où ils se trouvaient et donc ils arrivaient sur les rochers et ils restaient plantés là-dessus, et enfin il n'y avait pas de radar, il n'y avait pas radio. Donc, les bateaux, ce n'était pas comme maintenant, hein.
Journaliste
Et là, il y a aussi une des causes, je crois les fameux courants là, il y a des courants partout là.
Gardien de phare
C'est sûr, c'est sûr oui.
Journaliste
Par exemple, est-ce que vous pourriez nous montrer sur la carte à quels endroits ils passent, les courants les plus dangereux ?
Gardien de phare
Bah les plus dangereux, tout l'île, tout autour de l'île il y a du courant partout.
Journaliste
Oui.
Gardien de phare
Et il y a donc le front de mer qui est réputé comme très mauvais, et le front [incompris] qui se trouve dans le nord de l'île, qui passe dans le nord de l'île.
Journaliste
Et vous plongez de temps en temps, vous faites de la plongée sous marine ?
Gardien de phare
Oui, j'en fais. Enfin, j'en fais beaucoup moins, mais enfin j'en ai fait beaucoup. Pour retrouver les épaves et les anciennes, c'est des [incompris] qui sont restés après et des écrits, on sait où ils ont coulé, et surtout il y a les bateaux qui ont coulé à la fin du siècle, au début du siècle dernier là.
Gardien de phare 2
Nom de Dieu, [incompris] épaves, et puis si il y a un bout de bois à la grève, on les ramasse quoi. Et même s'il y a autre chose.
Journaliste
Il y en a encore beaucoup ?
Gardien de phare 2
Hein ?
Journaliste
Il y en a encore beaucoup ?
Gardien de phare 2
Oh maintenant non, c'est fini. Dans le temps, c'était bien ça. Dans le temps, c'était bien. Il y avait 8 jours de brume dans le temps ici, au bout de 8 jours, il y a un bateau qui échouait à la côte.
Journaliste
Oui.
Gardien de phare 2
Il y avait un [incompris], ou enfin un peu tout quoi.
Journaliste
Dès l'institution du phare du Créac'h là, vers 1896, je pense, est-ce que vous avez constaté une diminution des naufrages ?
Gardien de phare
Je ne crois pas parce que c'est certain que les phares rendent un grand service. Mais en temps de brume, ça n'a aucune utilité, c'est, ça ne perce pas la brume.
Journaliste
Pourquoi avoir placé ce phare sur cette pointe ?
Gardien de phare 3
Parce que c'est la grande route en somme, pour ceux qui veulent éviter l'île d'Ouessant et de passer dans les cheneaux qui séparent l'île du continent.
Journaliste
En passant par cette pointe, ils doublent et ils vont au large.
Gardien de phare 3
Ils vont au large, c'est-à-dire ils évitent tous les passages rocheux qui sont le long de la côte autrement.
Journaliste
Oui alors monsieur Amis, ce phare qui est connu des marins du monde entier, dans quelle catégorie s'inscrit-il ?
Gardien de phare 3
Dans les phares internationaux, puisque c'est ce qui sert à la grande navigation, à l'atterrissage puisque c'est pour les bateaux qui viennent du grand large,
Journaliste
Oui.
Gardien de phare 3
En somme, c'est le point qui montre la première terre, pratiquement.
Journaliste
Et là, le phare de Ouessant a des voisins là ?
Gardien de phare 3
Oui, il y a d'autres phares, qui sont surtout des phares de cheneaux.
Journaliste
C'est par exemple le ...
Gardien de phare 3
Le phare de la Jument, qui est fait pour prendre le chenal du front de mer et les [incompris].
(Musique)
Journaliste
Une chose qui est assez émouvante aussi c'est que ces phares s'allument mais attendent que le phare de Ouessant fasse tourner sa lanterne pour s'inscrire avec lui.
Gardien de phare 3
Ben, c'est-à-dire que ils se basent sur une heure précise. C'est-à-dire qu'on est tenu par les appareils qu'on a en fonction, qui sont, qui marchent à la seconde, donc...
Journaliste
Et toute la nuit, il y a un homme de quart ?
Gardien de phare 3
24 sur 24, il y a un homme de quart, de jour comme de nuit. Au départ, la nuit avant, [incompris] alternatif, il y a une machine à vapeur qui alimentait donc deux optiques avec un seul étage.
Journaliste
Oui.
Gardien de phare 3
Et la même lampe, étant disposée entre les deux optiques, donnant 4 faisceaux. Par la suite, le service des phares a voulu que le Créac'h continue, comme jusque là il était le plus puissant, pousser encore...
Journaliste
Plus loin ?
Gardien de phare 3
...plus loin sa puissance et ils l'ont donc équipé, ils ont voulu l'équiper donc avec des lampes à arc qui fonctionnaient entre 500 Ampères en plus, à 100 Volts.
Journaliste
Mais là on peut dire, ça a laissé un souvenir dans l'esprit des Ouessantins, ces lampes à arc, c'était un faisceau extraordinairement puissant.
Gardien de phare 3
Puissant, ça éblouissait. C'était même un problème pour ceux qui voyageaient de nuit en voiture.
Journaliste
Ah oui !
Gardien de phare
Il y a éblouissement d'une part, et une chaleur presque intenable, 40 degrés, pour l'étage inférieur, 45 degrés à l'étage supérieur, sans compter le bruit de la ventilation, on a l'impression de se trouver à l'intérieur d'une turbine.
Journaliste
De l'enfer quoi, et ça portait à combien de kilomètres à cette époque ?
Gardien de phare 3
Ben, il a été aperçu sur les côtes anglaises. Donc 170 kilomètres.
Journaliste
Bon, alors maintenant je veux dire vous avez... Le phare est équipé de lampes au xénon, c'est bien ça ? Qui consomment infiniment moins d'électricité.
Gardien de phare 3
Oui parce que ces lampes, il fallait 45 kilowatts par lampe, pour avoir 500 millions de Candela, actuellement avec 1,6 Kw avec des lampes au xénon, on arrive à 100 millions de Candela. Ça c'est incroyable, et aujourd'hui le phare dans sa constitution actuelle ? A combien porte-t-il ? Disons que jusqu'à présent sa portée moyenne est d'environ 30 miles.
Journaliste
30 miles, ça veut dire 55 Km, par beau temps hein ?
Gardien de phare 3
Par beau temps.
Journaliste
Les techniques ont évolué puisque vous avez des radios phares, vous êtes équipés aussi en électronique.
Gardien de phare 3
Oui ben, les radios phares ça existe déjà depuis 1914. Il y a eu un changement d'appareillage, c'est tout. Au lieu d'avoir une pile classique on a un transistor.
Journaliste
Parlons un petit peu de l'alimentation en énergie. Alors pendant très longtemps la centrale du phare alimentait toute l'île.
Gardien de phare 3
Il y avait le problème de l'électrification de l'île, il fallait non simplement faire des installations en lignes et en transformateur, mais de plus il fallait contrôler la source d'énergie. Ils ont demandé au service des phares et balises, sachant qu'il y avait cette centrale, de nous faire provisoirement, de fournir le courant à l'île provisoirement. Alors au départ, on fonctionnait de l'allumage du phare jusqu'à l'extinction et deux heures à l'heure de midi. Et par la suite donc la consommation a monté à un tel point sur l'île que la centrale n'était plus en mesure, et l'EDF a donc décidé de construire leur propre centrale, en tâchant de l'automatiser au maximum.
Journaliste
Ça fait combien de temps que vous êtes ici vous ?
Gardien de phare 3
Au phare du Créac'h, ça fait 14 ans actuellement et donc j'avais fait presque 2 ans avant... 16 ans de Créac'h.
Journaliste
Oui. Il vous arrive encore de sortir la nuit regarder son faisceau lumineux ?
Gardien de phare 3
C'est la moindre des choses.
Journaliste
Mais je veux dire par amour ou un petit peu ?
Gardien de phare 3
Ah ben oui, c'est une chose... Si on sort, on regarde.
Journaliste
Et ça, ça vous émeut quand vous voyez ça, qu'est ce qui se passe un peu ?
Gardien de phare 3
Disons que on fait ce qu'on sait faire d'habitude et qu'on est content que ça marche.