Vie de famille de marins

17 mai 1991
15m 34s
Réf. 00860

Notice

Résumé :

Pendant que les marins voguent sur l'océan, leurs femmes organisent la vie à terre. Habituées à tout gérer seules, elles construisent, dans l'ombre, des vies singulières. Et parfois ces vies sont aussi fascinantes que celles des aventuriers. Rencontre avec une femme de Saint Suliac, mariée à un marin au long cour, mécanicien. Témoignage de cette femme qui raconte les débuts de son mari, le rythme de vie par "à coups", l'éducation des enfants seule, la solitude, l'attente du retour à terre, les difficultés d'adaptation au retour du marin, la séparation...

Type de média :
Date de diffusion :
17 mai 1991
Source :

Éclairage

Ce qui fait le charme de la Bretagne, ce sont aussi ces portraits insolites que l'on rencontre au détour d'une interview. Il nous a paru pertinent d'esquisser des portraits de femmes de légendes, à savoir les femmes de marins. Ces femmes confrontées à l'éloignement conjugal, avec cette mer qui leur prend ceux qu'elles aiment au point que parfois elles refusent de la regarder, traversent souvent les mois dans l'attente du retour de leur époux. Trois extraits sont consacrées à ces femmes.

Ce portrait est celui d'une femme d'une cinquantaine d'années, Noëlle Le Chapelain, mariée à 19 ans et qui a eu 5 enfants. Il faut voir avec quelle énergie elle nous parle de son mari mécanicien sur les bateaux hauturiers avec qui elle vit toujours une « lune de miel ». Elle raconte également en cours d'émission la vie de famille et la difficile responsabilité d'éduquer seule ses enfants confrontés à l'absence de leur père. En toile de fond pointe aussi la dure réinsertion des marins dans la société civile lorsqu'ils reviennent à la maison, et plus encore lorsque sonne l'heure de la retraite.

Raphaël Chotard – CERHIO – UHB Rennes 2

Raphaël Chotard

Transcription

Journaliste
Elle est de Saint-Suliac, elle a une cinquantaine d’années, elle est gaie comme un pinçon, et se penche volontiers sur son passé, quant à son avenir….
Inconnue
Lorsque mes enfants étaient petits, ils faisaient sept mois d’embarquement pour un mois et demi de permission. Alors, j’ai élevé mes cinq enfants comme ça, quoi.
Journaliste
Sans lui ?
Inconnue
Sans lui, ben, oui.
Journaliste
Comment a-t-il commencé son métier de marin ? A 15 ans, à cette époque-là, bon ben ils étaient trois garçons chez lui. Et puis ils sont tous partis naviguer. Chez lui, c’est à quel endroit ?
Inconnue
A la Ville-ès-Nonais, chez ses parents. A cette époque là, les garçons c’était souvent ça, ils étaient marins quoi.
Journaliste
Et il a commencé sur des bateaux qui se destinaient à quel endroit ?
Inconnue
Alors, il a commencé sur un paquebot, un paquebot qui s’appelait le Ferdinand de Lesseps. Il est embarqué, il avait 16 ans. Il y a été un an.
Journaliste
Sans revenir.
Inconnue
Sans revenir, oui. et puis bon, après 15 ans, 19 ans, on s’est marié. Ca fait trente-et-un ans maintenant, le 14. Puis, il est embarqué sur le Saint-Marin, et je suis allée le voir à Saint-Nazaire sur le Saint-Marin. Le bateau était en réparation, et puis moi, on m’avait dit que les marins n’étaient pas sérieux, quoi. Alors quand je suis arrivée, mon mari n’était pas à bord, j’avais 19 ans, j’étais jeune, et puis, je me suis dit, mon Dieu, mais il n’y a rien à faire, et où il est parti quoi ? Et puis, je l’ai retrouvé, il était à manger avec ses collègues de travail, parce que bon, en réparation, il mangeait à terre.
Journaliste
Donc, vous en avez conclu que les marins sont sérieux.
Inconnue
Oui, moi je crois que oui, quand même. Je n’ai jamais été jalouse à la suite, mais enfin bon. Puis, les enfants sont nés. Ce qui a été le plus dur, c’est peut-être la naissance de ma dernière fille, parce que c’était la cinquième, et mon mari m’avait toujours promis d’être là à la naissance. Et alors à cette époque là, il prenait un gros bateau en Suède. Et quand il est débarqué, il m’a dit, je ne serai pas là pour la naissance du prochain. Et puis bon, ça a été vraiment une catastrophe parce que c’était très très dur d’être toute seule à une naissance. Et quand il est embarqué, je lui ai pas dit au revoir. J’étais vraiment désolée, et puis j'ai laissé mon mari repartir sans l’embrasser, sans lui dire au revoir. Et puis, je me disais, mais mon Dieu, si jamais il lui arrive quelque chose, ah, on s’est quitté vraiment, c’est trop triste quoi. Alors, il a pris son bateau en Suède et il est revenu au Havre. Au Havre, je me suis dit, il n’y a rien à faire, il faut absolument qu’il reprenne la route, parce que je pense qu’il allait au Golfe, et puis que je lui dise au revoir. Alors, sans réfléchir, parce que c’est un peu ma nature, et ben je lui ai envoyé un télégramme, et puis j’ai mis sur le télégramme que le bébé était né ; et puis que j’étais en maternité, et puis que du Havre, il fallait qu’il vienne me voir. Alors lui, il y a cru quoi.
Journaliste
Et c'était pas vrai ?
Inconnue
Et c'était pas vrai. Et il est revenu en stop du Havre, et il s’est rendu à la maternité où les sœurs lui ont dit, il n’y a pas de Madame le Chapelain. Alors il s’est dit, bon ben ça, à tous les coups, il y a rien du tout. Et je l'ai vu revenir chez moi, et puis là, j’ai pu lui dire au revoir. Et le lendemain, on l’a remmené et il a repris la mer. Puis, j’étais bien, j’étais mieux toujours. Isabelle est née, et j’étais toute seule.
Journaliste
Alors, quelle est sa profession exacte sur le bateau ?
Inconnue
Mon mari est mécanicien tout simplement. Donc, il travaille à la machine.
Journaliste
C’est un métier dur ce qu’il fait à la machine, cela veut dire qu’il est tout le temps... qu'il vit dans un bruit énorme, qu’il ne voit pas à l’extérieur ?
Inconnue
Ah non la machine, si vous voulez, quand on va dans la machine, la machine est dans la coque du bateau. Donc si vous voulez, ça fait sous-marin, la machine. Bon alors, ils ont une cabine insonorisée, donc s’il est de quart, il est dans la cabine insonorisée, puis il fait sa ronde. Dernièrement, je suis allée à bord, j’étais fait une heure de quart avec lui. Je suis restée une heure, c’est tout, parce que j’ai trouvé que quatre heures, c’était trop long.
Journaliste
Pourquoi ?
Inconnue
Parce que c’est long de faire un quart quatre heures. Mais bon, lui en tant que mécanicien, lui il circule dans…. Vous n’avez jamais vu la machine d’un pétrolier de 300 000 tonnes ?
Journaliste
Eh non.
Inconnue
Eh non; ben, c’est curieux à voir, parce que je ne sais pas moi, il y a trois, quatre étages, c’est deux fois haut comme une maison.
Journaliste
Alors, c’est-à-dire qu’au départ, vous disiez quand vous aviez vos enfants, il partait pour sept mois, et maintenant il part pour moins longtemps.
Inconnue
Alors à un moment, il partait trois mois, c’était très bien. Trois mois c'était très bien. Mais je trouve que quand même on vieillit, et je trouve que quatre mois, c’est trop long, et ça aussi, c’est dur. Enfin, y'a pas que des moments durs, y'a des moments aussi….
Journaliste
Ce sont les retrouvailles qui sont les bons moments.
Inconnue
Ah, les retrouvailles, je vous ai dit aussi que d’aller à bord, c’était formidable. Je vous ai dit que c’était la ruée vers l’or.
Journaliste
Ca dure pas.
Inconnue
Ca dure pas, mais bon si vous voulez, nous les femmes de marins, on vit quand même par, comment dire... par paliers, si vous voulez, oui. Parce que bon, mettons quatre mois, deux mois de permission. Et si belle et si bien, au bout de 31 ans, on n’a pas vécu beaucoup ensemble, si vous voulez quoi. Mon mari n’a pas vu ses enfants grandir. Et puis nous, on ne s’est pas vu vieillir non plus, à vivre comme ça toujours par [atomes], je dis moi quelque fois.
Journaliste
Et est-ce que lorsqu’il rentre, est-ce que quelquefois, il y a des problèmes ? Est-ce qu’il retrouve bien sa place ? Est-ce qu’il retrouve bien ses objets, ou est-ce qu’il a du mal lui quelquefois à retrouver sa vie ici ?
Inconnue
Oui, moi je pense une femme qui dit que son mari…. Oui, quelquefois, il a l’impression d’être un peu en-dehors de ce qui se passe à la maison. Parce que bon nous on est bien en place, puis lui, il se trouve un peu quelquefois exclu quoi, ce qui n’est pas du tout vrai, mais je pense que c’est peut-être une idée que se font les marins. Mais enfin, ils savent quand même qu’ils ont bien leur place à la maison. Mais c’est vrai qu’au bout de sept mois, beaucoup de choses ont eu le temps de se passer. Même nous, quand on a des coups durs. Bon, il y a eu forcément avec cinq enfants. Il y a eu des entorses, il y a eu des bras cassés. Alors ça, bon, je me suis toujours débrouillée. Mais j’ai eu une petite fille qui a été gravement accidentée, qui a été opérée six fois dans les yeux. Et c’est certain que je me suis trouvée un peu abandonnée quoi quelque fois. Et vivre des moments comme ça, on a du mal à en reparler en permission, parce qu’il n’a pas vécu ces moments-là. On a l’impression d’être vraiment toute seule quoi. C’est passé, puis... vraiment on n’a pas vécu ça ensemble. Ca aussi, c’est dur.
(Musique)
Journaliste
Alors, comment est-ce que vous avez trompé la solitude ?
Inconnue
Bien, c’est-à-dire que je vis quand même en famille avec des frères et sœurs.
Journaliste
En famille, mais ils ne sont pas dans votre maison ?
Inconnue
Ah non, ben, avec mes enfants. Premièrement, j’ai trompé ma solitude avec mes enfants, parce que lorsqu’ils étaient petits, quoi, bon, je n’avais pas tellement le temps de m’ennuyer. Alors, j’aimais beaucoup chanter. Et alors quelque fois le soir, en étendant les couches, alors je lançais des messages comme ça. Je me rappelle qu’à cette époque-là, je chantais souvent : "Oh Luna Rosa reine des nuits, du haut des cieux, toi à qui me sourit, veux-tu porter cette mélodie à celui que j’adore".
Journaliste
Et le message était reçu ?
Inconnue
Je sais pas, mais dans mon idée, c’était un peu comme ça.
Journaliste
Comment communiquiez-vous avec... comment communiquez-vous aujourd’hui encore avec votre mari ? Est-ce que vous avez la possibilité de vous appeler ? Est-ce que vous vous écrivez, est-ce que vous lui avez écrit des lettres ?
Inconnue
Alors moi, je lui écris. Mais alors il fait beaucoup le Golfe Persique, alors le Golf Persique on a deux lettres, je crois, dans un voyage et autrement, on se téléphone.
Journaliste
Mais c'est mieux les lettres, non ?
Inconnue
Oui, parce que le téléphone, on se dit beaucoup des choses très banales. Alors qu’on aurait beaucoup beaucoup de choses à se dire quoi. Et puis, ça coûte cher, on se donne juste les nouvelles. Alors là, je crois que sur ce bateau, le bateau est aménagé par satellite. Donc, mon mari me touche directement à la maison. Alors qu'avant, c'était le service radio qui faisait la communication.
Journaliste
La liaison.
Inconnue
Voilà, la liaison, oui. Mais enfin, si, quand même on aime bien s’entendre. Mais ça fiche quelques fois le cafard, aussi, oui... Parce que vraiment, on a tellement de choses à se dire, et on se dit tellement des choses qui ne sont pas intéressantes finalement par téléphone. Là, j’ai eu deux lettres peut-être depuis son départ.
Journaliste
Il est parti quand, la dernière fois ?
Inconnue
Le 8 février, 8 mars, 8 avril.
Journaliste
Et il va rentrer quand ?
Inconnue
Le 8 juin, vers le 8 juin.
Journaliste
Alors, vous commencez à vous réjouir à partir de quel moment ? Vous avez un calendrier et vous barrez les jours ?
Inconnue
Moi, non, lui oui. A bord, tous les marins, les jours sont barrés. Ah, me réjouir, ben, longtemps à l’avance, je crois. Alors je crois que quand mon mari arrive là, la cuisine, y'en a plus de fête. Et mes enfants me disent, alors on va encore avoir des pâtes et des pâtes et des pâtes et des pâtes, parce que... encore à 50 ans, je suis énervée de voir mon mari arriver, c’est quand même bien.
Journaliste
Oui, c’est pas mal.
Inconnue
Moi je trouve que c’est formidable.
Journaliste
Alors, quand il arrive, qu’est-ce que vous avez envie de faire avec lui ? De vous promener, qu’est-ce que vous avez envie de faire que vous ne pouvez jamais faire justement parce qu’il n’est pas là ?
Inconnue
Alors, me promener, non, parce que lui, il se promène tellement. Il est tellement sur la mer, que lorsqu’il arrive en permission, il a envie d’être dans sa maison. Alors, il est huit jours à s’habituer, parce que huit jours de calme, il a toujours le bruit des moteurs dans la tête, et il a du mal. On est peut-être... les premiers quinze jours, ça marche très bien, mais on a quand même du mal à se réhabituer ensemble. Parce que bon ben les femmes de marins sont très indépendantes quand même. Et puis lui, il est habitué aussi. Si c’est vrai qu’il faut se réhabituer à vivre ensemble, et c’est pas évident. C’est pas évident, parce que moi je n’ai de compte à rendre à personne. Si je veux partir, bon ben, je pars. Alors quand il est là, bon ben quelque fois je pars, et puis c’est vrai, je l’oublie presque. Il faut que je lui dise quoi. Ca aussi, et je me dis quelque fois, bon à la retraite, on aura certainement une réadaptation, c’est certainement. Mais quand on s’aime bien, ça ira quoi.
Journaliste
Oui, c’est ça, à la fois vous craignez ce moment-là, mais à la fois vous en avez envie complètement qu’il ne reparte plus.
Inconnue
Oui, je pense que les départs pour moi ont toujours été… le télégramme, ça a toujours été très, très dur.
Journaliste
Le télégramme qui arrive ici pour lui indiquer le jour du départ.
Inconnue
Oui, le jour du départ. Oui, j’ai eu des crises de cafard surtout le plus jeune, quand il partait, surtout quand fallait aller à Rennes au train. On se dit, bon, on a encore trois minutes ensemble, et puis tout d’un coup, hop, c’est la séparation. Et c’est sûr, c’est dur. Envie, lui il a envie d’être là et puis de ne plus penser au départ, de pouvoir entreprendre tout ce qu’il veut faire. Parce que bon bah là, deux mois de permission, on ne peut pas faire des projets longtemps à l’avance, puisqu'il est tout le temps limité quoi. Parce que quand on regarde bien, sur 31 ans de mariage, moi je sais pas combien. On pourrait regarder ça sur son fascicule, combien de temps on a vécu ensemble, mais c’est pas tellement. On est tout le temps en lune de miel, je trouve que c’est bien quand même.