Jacques Boucher de Perthes et la société d'émulation d'Abbeville

19 novembre 1988
05m 29s
Réf. 00436

Notice

Résumé :

Bruno Bréart, conservateur Antiquités Préhistoriques de Picardie évoque la Société d'émulation d'Abbeville fondée en 1797, une société savante qui réunit plusieurs chercheurs et naturalistes qui s'intéressent aux découvertes archéologiques faites dans les sablières de la vallée de la Somme. Boucher de Perthes va découvrir de nombreux vestiges, ossements, qu'il attribue aux Celtes. Ce sont ses premières découvertes qui remontent en fait au Néolithique. Il va trouver les première pierres taillées, il comprend alors qu'on n'est plus à l'époque celtique mais sur une période beaucoup plus ancienne.

Type de média :
Date de diffusion :
19 novembre 1988
Source :
(Collection: Pour mémoire )
Personnalité(s) :

Éclairage

Dans la première moitié du XIXe siècle, les sociétés savantes de province se multiplient. Elles se substituent, ou s'ajoutent, aux "académies" provinciales du XVIIIe siècle. Chaque province voit alors fleurir sociétés savantes, sociétés des antiquaires, sociétés historiques et archéologiques, sociétés d'émulation... Il s'agit soit de sociétés strictement historiques et archéologiques, soit de sociétés à curiosités multiples, "polymathiques" .

On dénombre en France une cinquantaine de sociétés savantes au moment du 18 brumaire, elles approchent la centaine en 1810. Après un léger reflux dans le contexte d'invasion et de bouleversement politique, la reprise est sensible dès 1820, avec plus de 130 sociétés. A la veille des " Trois Glorieuses " de 1830, l'effectif total avoisine 160, dont 125 dans les départements. La Monarchie de Juillet s'avère propice au développement des sociétés savantes : pendant toute la durée du règne de Louis-Philippe, on observe une dizaine de créations par an. En 1846, on en compte quelque 310. De 1830 à 1849, se créent ainsi en France 23 sociétés historiques et archéologiques et 25 sociétés à curiosités multiples ("polymathiques").

Dans la Somme, deux sociétés savantes sont particulièrement actives : la Société des Antiquaires de Picardie, créée en 1836, et la Société d'émulation d'Abbeville.

Celle-ci, fondée en 1797, est, à l'instar des autres sociétés savantes, comme la Société des Antiquaires de Normandie fondée par Arcisse de Caumont en 1824, un lieu d'échanges et de réunions où se rencontrent propriétaires fonciers, hommes de loi, notables ou érudits locaux... Elle conquiert la célébrité au milieu du XIXe siècle grâce à Jacques Boucher de Perthes (1788-1868), qui la préside de 1830 à 1865. Jacques Boucher de Perthes, descendant de petite noblesse champenoise, fils de Jules Armand Guillaume Boucher de Crèvecœur, l'un des membres fondateurs de la Société d'émulation, incarne bien le "polymathisme" des sociétés savantes du temps : auteur de romans et de tragédies en vers, d'un volumineux recueil de "chants celtiques" et d'un traité sur le libre-échange, il se considère lui-même un "bohème de la science".

C'est au sein de la Société d'Émulation d'Abbeville que Boucher de Perthes rencontre le docteur Camille Picard (1806-1841). Celui-ci avait fait plusieurs découvertes essentielles pour ce qui devait devenir plus tard la préhistoire. Il en posa les fondements, tant dans le domaine de la stratigraphie que dans celui de l'étude morphologique et ethnologique des outils de pierre . Il mourut prématurément en 1841 et Boucher de Perthes fut son "héritier spirituel". Picard a ouvert en effet la voie d'une démarche qui s'attache à l'observation des faits et aux analyses précises et apporte à l'étude des outils de pierre et à l'archéologie préhistorique en général les méthodes des sciences de la nature. Il fait ainsi de la préhistoire une science de terrain et d'observation .

Comme il est indiqué dans le reportage, les recherches de Boucher de Perthes sur les outils préhistoriques commencent véritablement avec ses fouilles de l'été 1837 à la "Portelette", sous les remparts d'Abbeville, non loin de la route de Rouen. Il étend ensuite ses efforts à un autre gisement abbevillois : Menchecourt-les-Abbeville. Cette carrière ouverte dans les faubourgs d'Abbeville avait déjà fourni des ossements identifiés comme ceux d'éléphants et de rhinocéros. En 1844, lors de travaux entrepris derrière l'hôpital d'Abbeville, il découvre des silex taillés, dans un terrain où l'on découvrira aussi une molaire d'éléphant. Il en conclut donc "que le banc de l'Hôpital est diluvien ; que ce banc contient des haches et des couteaux de pierres taillés par l'homme ; que des ossements fossiles d'animaux antédiluviens accompagnent ces ouvrages humains". L'homme existait donc déjà à l'époque que Boucher de Perthes date du Pléistocène et il a donc été le contemporain de certains grands animaux disparus, comme le mammouth. Avant cela, on pensait que l'apparition de l'Homme remontait à 4000 ans avant Jésus-Christ.

A la suite de ces découvertes, il prépare un mémoire, finalement publié en 1849, Antiquités celtiques et antédiluviennes, dans lequel il distingue les objets "celtiques" et "diluviens" et insiste sur l'importance des strates : "C'est leur position comparative qu'on doit étudier ; c'est la superposition des couches sur lesquelles ils reposent ; c'est la nature de ces couches et des éléments qui les composent " .

Les membres de l'Académie des sciences, notamment sous l'impulsion d'Elie de Beaumont, et du Museum rejettent globalement les conclusions de Boucher de Perthes. Mais, en 1859, Boucher de Perthes obtient la reconnaissance de son travail grâce aux visites à Abbeville et à Amiens de géologues et paléontologues anglais, notamment Charles Lyell, qui font une communication à la Société Royale de Londres. Il reçoit aussi le soutien de scientifiques français comme Albert Gaudry, paléontologue au Muséum d'histoire naturelle.

Cette reconnaissance officielle de la Préhistoire fait naître de nouvelles vocations. Le début des années 1860 marque l'essor des fouilles préhistoriques en France et en Europe. En 1862, Boucher de Perthes est au faîte de sa gloire. Une partie de ses pièces préhistoriques revient au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye fondé par Napoléon III, le reste au musée d'Abbeville qui porte son nom. La société d'émulation d'Abbeville, où est née en quelque sorte la Préhistoire française, existe toujours.

1 Paris, éditions du CTHS, 1995.

2 C. Cohen, J.H. Hublin, Boucher de Perthes, Les origines romantiques de la préhistoire, Paris, Belin, 1989, p. 95.

3 Ibid., p. 107.

4 Ibid., p. 132.

Philippe Nivet

Transcription

Bruno Bréart
A quoi assiste-t-on au XVIIIe siècle ? Eh bien, on assiste à un regain d’intérêt pour l’étude de tous ces mégalithes, les dolmens, les menhirs, les tumulus. Nous avons appelé ça la celtomanie. C’est vrai que pendant plus d’un siècle, les chercheurs, les érudits vont s’intéresser à ce type de monuments, des autels… Les mégalithes sont pris à l’époque pour des autels où on effectuait de sanglants sacrifices. Mais enfin, je pense qu’il faut dire que cette époque a entraîné pour de verbiages littéraires que de véritables fouilles. Il est indéniable de dire que le nom de Boucher de Perthes est associé au début, à l’origine de la préhistoire. Eh bien, on ne peut pas le dissocier d’autres chercheurs, des chercheurs comme Roland Traullé, comme le docteur Ravin, comme Casimir Picard qui, donc, à l’époque, sont regroupés au sein d’une société savante très importante, la société savante qui est la société d’émulation d’Abbeville qui existe toujours. Alors cette société réunit donc plusieurs chercheurs et plusieurs naturalistes qui font des études, qui, par exemple, s’intéressent aux découvertes que l’on fait notamment dans la baie de la Somme. Dans les sablières, notamment la sablière de Menchecourt qui est quand même le site le plus important, le baron Cuvier a signalé à maintes reprises la richesse des sablières de Menchecourt. Eh bien, on trouve des vestiges de grands mammifères disparus de nos régions comme le rhinocéros, comme l’éléphant, l’hippopotame etc.
(Musique)
Bruno Bréart
En 1837, on le retrouve en un lieu connu des Amiénois que nous appelons la Portelette. A cette époque-là, Abbeville, la ville d’Abbeville entreprend de nombreux travaux. C’est le croisement du canal de transit, c’est le réaménagement d’une porte d’Abbeville qui est la porte de Rouen. Et à ce lieu dit, la Portelette, eh bien, Boucher de Perthes va trouver, sous 8 mètres de tourbe, énormément de vestiges. Des haches polies, beaucoup de céramiques, des céramiques vraiment en quantité, des ossements de faunes, la faune récente puisque nous sommes dans la tourbe donc c’est de formation récente. Donc on peut considérer qu’en 1837, Boucher de Perthes réalise sa première fouille archéologique. A l’époque, bien entendu, tous les vestiges, on les attribue à l’époque celtique. Bon, avec le recul, maintenant, on peut dire qu’il était, en présence, là, de son premier site néolithique. Et entre parenthèses, un site très très riche. Et ensuite, il se retrouve au banc de l’hôpital… le banc, ce n’est pas le banc sur lequel il va s’assoir, ce sont les couches de terrain qu’à l’époque, nous appelons des bancs. Eh bien, à l’occasion des travaux de l’hôpital d’Abbeville, un lieu qu’on peut situer aujourd'hui boulevard Vauban, qu’on peut retrouver facilement puisqu’il y a une plaque commémorative, il va trouver lui-même les premières pierres grossièrement taillées, les premières haches antédiluviennes. Donc là, on change de domaine. On quitte les entités celtiques c'est-à-dire récentes pour arriver aux antiquités antédiluviennes que l’on trouve. Et il y a eu cette idée géniale Boucher de Perthes qui est la suivante, à savoir : on trouve ces haches grossièrement taillées associées aux ossements d’éléphants, de rhinocéros donc l’homme qui est l’auteur de ces haches a une très grande antiquité. Et ça, ça a été vraiment la grande découverte de Boucher de Perthes.
(Musique)
Bruno Bréart
En 1959, le premier soutien, il l’obtiendra de ses collègues britanniques, ce qui est curieux. On peut reprendre le célèbre : Nul n’est prophète en son pays. Ces chercheurs britanniques, les plus célèbres géologues, préhistoriens, Evans, Falconer, Prestwich et le très célèbre Charles Lyell n’hésitent pas à venir à Abbeville et à donc faire les observations et à apporter leur soutien, ce qui vaut, d’ailleurs, à l’époque, toute une série d’articles dans le Times qui est le quotidien célèbre vantant les mérites de Boucher de Perthes. Restaient à convaincre les savants parisiens. Et ça, ces savants seront convaincus à la suite du passage dans notre région, à Saint-Acheul, d’un savant incontesté qui est Albert Gaudry. Albert Gaudry viendra à Saint-Acheul, campera plusieurs jours et va réaliser les premières fouilles scientifiques. C'est-à-dire que là, pas de terrassier : il campe sur place, il fait ses observations. Et ce qui est important de dire, c’est qu’il va écrire le premier compte-rendu à l’Académie des sciences. Et ça, c’est important. 1859, on peut dire que c’est l’acte de baptême de la Préhistoire ici, à Saint-Acheul, confirmant les recherches de Boucher de Perthes.
(Musique)