Jacques Darras publie "Génie du Nord"

16 décembre 1988
04m 33s
Réf. 00707

Notice

Résumé :

Jacques Darras a publié un essai chez Grasset Génie du Nord. Claude Mas l'a rencontré dans la campagne picarde.

Date de diffusion :
16 décembre 1988
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Éclairage

C'est peut-être la toute première fois qu'un écrivain célèbre le Nord de la France au sens large, Picardie incluse. On objectera bien sûr que les Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, parues en 1977, gardent l'antécédence. Mais le Nord vu par un Picard ayant par ailleurs établi la première anthologie de littérature picarde (La Forêt Invisible, 1985, Trois Cailloux) constitue une première absolue. L'auteur, alors âgé de 49 ans, vit et enseigne à Amiens dans le cadre de la faculté des Langues dont il a été élu Doyen quatre ans plus tôt. Le journaliste qui l'interroge Claude Mas, originaire du Nord lui aussi (Lille) travaille pour France 3 Nord Picardie. La pertinence de ses questions, l'assurance des réponses de l'auteur mais aussi et surtout la beauté des images de Jean-Paul Delance, très rares à la télévision, font de ce document une pièce remarquable. Jacques Darras est arrivé vingt ans plus tôt (1969) à la toute jeune université de Picardie, fondée l'année précédente. Il s'est installé dans le quartier des "maisons anglaises" au sud-est de la ville à deux pas des carrières géologiques de St Acheul et de Cagny qui témoignent d'un habitat préhistorique ancien. Doit-on chercher là le désir de "fondation" qui semble habiter le jeune poète ? Après une carrière universitaire des plus classiques (Lycée Henry IV, ENS Ulm), une licence de Lettres classiques et de Philosophie suivie d'une agrégation et thèse d'anglais, Jacques Darras s'est intégré à la régionalisation naissante et y a apporté sa contribution, fondant la première revue littéraire jamais produite en Picardie, la revue In'hui. Par ailleurs ses activités d'angliciste, ses voyages fréquents en Angleterre et aux Etats-Unis, l'ont mis en rapport avec la dynamique propre aux forces poétiques anglo-saxonnes. Le mouvement beat (Allen Ginsberg, Laurence Ferlinghetti), les poètes du Yorkshire ou d'Irlande (Bunting, Hill, Montague, Heaney) auxquels il rend visite, magnétophone et caméra à la main, lui communiquent une énergie qu'il investit dans le paysage picard. En 1981 il a été brièvement nommé Conseiller Culturel auprès du recteur de l'Académie, puis a fondé les éditions Trois Cailloux à la Maison de la Culture (directeur Jean-Marie Lhôte) grâce à l'appui du premier directeur du Centre National du Livre, Jean Gattégno. Ces chantiers multiples et cohérents, en dépit des apparences, ne laissent pas indifférents les Picards souvent critiques et toujours rebelles aux innovations. Prenant la mesure des trois départements que réunit la toute jeune région picarde, explorant particulièrement ses frontières avec la Belgique, Jacques Darras s'enchante d'appartenir à un espace ouvert (la plaine picarde) et frontalier (Belgique, Flandre, Angleterre) qu'il voit comme une chance pour sa nouvelle région. Il le dit par l'exemple d'un long poème La Mayedont il fait paraître le premier volume la même année (1988), qui est pour ainsi dire le versant en vers du Génie du Nord. Il s'agit dans les deux cas, pour le poète, de dépasser la double fatalité historique et géographique qui, depuis la Guerre de Cent Ans, semble avoir voué la Picardie aux fonctions d'un champ de bataille européen. Premier Français et Européen invité à prononcer les Reith Lectures à la BBC (1), l'année suivante (1989) pour la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, Jacques Darras pose en l'espace de quelques années les prémisses d'un réveil régional et d'un renouveau historique pour un espace plus ample, le Nord, trop longtemps victime d'images liées à l'exploitation minière. Le poète dit la beauté moderne de la plaine bientôt liée à la vitesse du TGV (1993-1995) et des automobiles (autoroutes A1, A 16, A 26) ouvrant l'imagination aux ports et aux portes de l'Europe du Nord (Anvers, Rotterdam, Hambourg), renouant avec les anciennes voies de diffusion de l'humanisme et de la culture (Moines irlandais, Érasme, Luther etc...)

(1) Jacques Darras : Beyond The Tunnel of History. Les Conférences Reith sont une série de conférences annuelles diffusées par la BBC initiées en 1948 Sir John Reith, premier directeur général de la BBC. Leur objectif est de faire progresser la compréhension du public sur des questions importantes.

Jacques Darras

Transcription

Isabelle Moeglin
Donc on passe à présent à la littérature, Elisabeth, avec un livre de Jacques Darras, un écrivain picard qui vient de publier chez Grasset, Génie du Nord . Il s’agit, en fait d’un essai ?
Elisabeth Phily
Un essai, car Jacques Darras est avant tout un essayiste et un poète. Il est directeur de l’Unité de formation et de recherche de langue et culture étrangère de l’université de Picardie. Il enseigne la littérature anglo-américaine. Jacques Darras est d’ailleurs traducteur de poésie américaine et anglaise. Claude Mas l’a rencontré au sujet de son dernier livre, Le Génie du Nord . Les images sont de Jean-Paul Delance.
Claude Mas
Jacques Darras, comment définir ce nord auquel vous vous identifiez et quand vous chantez le génie ?
Jacques Darras
Ecoutez, par le paysage, tout simplement, qui est autour de nous. D’un côté, il faut s’accrocher sur une surface pareille. Il faut tenir le coup. Alors on a des villages, on a des paysans depuis des siècles et des siècles. Mais si vous levez la tête et si vous regardez au-dessus de vous, surtout aujourd'hui, merveilleuse journée, les nuages qui passent, les nuages qui filent, ça vous entraîne très très loin. Donc sédentarité, d’un côté, nomadisme de l’autre. Il faut réconcilier ces deux choses-là parce que sinon, on vit complètement écartelé. C’est difficile. C’est très difficile. Le Nord, c’est une symphonie de sédentarité et de nomadisme.
Claude Mas
Un enracinement dans l’espace, dans le temps depuis la Maye, cette petite rivière du Ponthieu, jusqu'à, effectivement, l’ouverture du nord sur l’Europe ?
Jacques Darras
Oui, bien entendu. Petites rivières qui sont souvent les grandes frontières. Et autour de cette petite rivière, les Anglais et les Français se sont retrouvés au XIVe siècle. Et puis maintenant, voilà qu’ils se retrouvent des deux côtés de la rivière également mais heureusement pour la paix, ce qui n’est pas plus facile, d’ailleurs, que la guerre. La guerre, souvent, c’est beaucoup plus facile que la paix. Et c’est justement l’Europe. Comment vivre avec les Anglais, comment vivre avec les Allemands, pas simplement par des affaires économiques. Il faut quand même plus que ça. Il faut aussi donner. Il faut faire ça. C’est un travail d’amour, c’est un travail de culture. Ça va demander très très longtemps. C’est ce que j’ai voulu faire avec ce livre, Génie du Nord. C’est un premier coup de cymbale, un premier coup d’envoi. C’est tout. Je ne prétends pas avoir posé tous les jalons, mais pour moi, c’est l’oeuvre à venir des générations qui nous suivent, de nos enfants. Ils vont avoir à travailler avec cela, ils vont avoir à modeler ça. C’est passionnant, c’est excitant.
(Musique)
Claude Mas
Jacques Darras, vous vous revendiquez Européen mais Européen du versant anglophone.
Jacques Darras
Ce n’est peut-être pas le plus facile, d’ailleurs, celui-là. C’est le plus évident parce que l’anglais, c’est une influence étrangère extraordinaire, écrasante dirons certains. Ceci dit, je crois que, il y a une réponse politique à cela. Il y a une réponse politique, il y a une réponse biographique aussi. Alors politiquement, on ne peut rien faire sans l’Angleterre. Et en dépit des Anglais eux-mêmes, d’ailleurs, parce qu’ils ne sont pas toujours éminemment Européens quoi qu’ils changent. J’en viens, à l’instant, il y a une semaine. Je crois qu’ils changent. Progressivement, ils changent. Ils savent qu’ils n’ont pas le choix. Ils savent qu’ils n’ont plus le choix. En dépit des rodomontades de Margaret, je crois qu’ils n’ont plus le choix et ils le savent, ça. Ça prendra quelques temps, ça sera difficile. Et surtout, qu’est-ce qu’on va faire avec l’anglais ? Parce que vraiment, c’est une présence tellement envahissante que, eh bien, c’est un défi. Je crois qu’il faut qu’on le relève. Il ne faut pas que les Français aient peur, surtout qu’ils n’aient pas peur. Ils ont des atouts extraordinaires. Et puis il biographiquement parce que…
Claude Mas
Oui, c’est l’histoire personnelle.
Jacques Darras
L’histoire personnelle également parce que je suis né juste avant la guerre, que j’ai commencé à prendre conscience au moment de la Libération. Et qu’est-ce que j’ai vu arriver ? Et quelles sont les personnes que j’aie vu arriver qui nous libéraient, qui nous délivraient de cette abomination qui avait eu lieu avant ? Des Anglais. J’ai une admiration sans borne pour les Anglais. Ça a toujours été un peuple qui a connu la liberté, qui l’a toujours défendue.
(Musique)
Claude Mas
Et l’enracinement picard, vous le situez comment aujourd'hui ?
Jacques Darras
Ecoutez, pas question de trahir ses origines. Mais je vais dire que je le situerai dans une entité un peu plus grande, un peu plus vaste, toujours dans la perspective de l’Europe parce qu’il va falloir qu’on affronte des concurrences culturelles considérables avec des entités bien plus grandes, que ce soit même en Belgique, chez le voisin ou en Angleterre ou en Allemagne. Alors le Nord, au sens le plus large, pas régional simplement ni régionaliste mais le plus large qui soit. Et puis, d’un autre côté, dans l’ouverture. Dans l’ouverture. Eventuellement même peut-être dans l’éloignement. Un éloignement apparent qui pourra peut-être décevoir les gens mais qui, en vérité, je crois, est pour un bienfait ultérieur beaucoup plus grand, beaucoup plus intense. On a besoin d’un petit peu de recul, en ce moment, vous ne trouvez pas ? On vit au jour le jour, on vit dans le quotidien. Une image chasse l’autre. Je crois qu’il faudrait qu’on prenne un tout petit peu nos marques, comme on dit, un petit peu plus le sens du temps et pourquoi pas de l’éternité ? C’est un mot dont on a peur. Mais moi, ça me fait, au contraire, grand plaisir.