La langue picarde

10 avril 1993
06m 51s
Réf. 00006

Notice

Résumé :

Le domaine linguistique du picard occupe un large territoire qui couvre une partie des départements de Picardie, Le Nord Pas-de-Calais et la région de Mons-Tournai en Belgique. Il est en régression depuis la Première Guerre mondiale. Les derniers "vrais patoisants" ruraux pour la plupart, disparaissent. A Oresmaux, un petit village de la Somme, le dernier, Ernest Pascal, a disparu en 1984. On peut l'entendre dans un document sonore (sous-titré), enregistré par P T Colleuille en 1975. Tchot d'Mmond reconnaît qu'il n'y a plus personne qui parle patois dans le village. Laurent Devime, président de l'association Tertous, explique que les locuteurs ne veulent pas dire qu'ils parlent le picard, cette pratique étant assimilée à un monde paysan, à une image négative. Mais, fait-il remarquer, dans le langage courant, il reste toujours des termes de picard qui sont utilisés dans la conversation. Des structures associatives comme les Patoisants du Ponthieu et du Vimeu, ou Ch'lanchron, maintiennent la tradition et la pratique de la langue picarde. Eugène Chivot, président des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, considère cette langue comme un patrimoine qui s'enrichit (il cite à ce propos l'apport de Léopold Devismes). Aimé Savary, explique qu'il y a une diversité dialectale qui n'aide pas à le compréhension de tout le monde. Eugène Chivot parle d'une "langue astucieuse" qu'on peu difficilement traduire parfois ; "pour écrire en picard, il faut penser en picard" conclut-il. Laurent Devime présente Lafleur symbole de ceux qui parlent picard. Son association, Tertous, qui regroupe 50 autres associations picardisantes milite pour une défense radicale de la culture picarde et de la langue, à la radio, la télévision, etc.

Type de média :
Date de diffusion :
10 avril 1993
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Éclairage

La langue picarde est une langue romane, au même titre que le français, l'italien, l'espagnol le portugais, le provençal etc..., c'est à dire qu'elle provient du latin parlé par les populations de la Gaule soumises à la colonisation romaine. Dans les régions Nord de ce pays (que Jules César dans La Guerre des Gaules classe en Belgique première et Belgique seconde) la fin de l'Empire romain et l'entrée plus ou moins violente, plus moins favorisée ou subie des populations germaniques, en particulier franques, résulta en une une évolution de la langue latine officielle différente de ce que donneraient à terme les langues d'oc.

Parmi les caractéristiques marquantes du latin parlé par les futurs Picards (le nom, d'origine controversée, n'apparaît pas avant le XIIe siècle) figurent des phénomènes repérés par les phonéticiens et ayant trait à la palatalisation. Les consonnes du picard sont ainsi plus proches de la prononciation latine originelle que ce qu'elles sont devenues en français. C'est le cas du "c" dur ou "k" du latin caballus (cheval) qui donne k'val en picard ; de même canis (chien) donne-t-il kien. L'évolution vers le français donnera en revanche un état ultérieur d'adoucissement de la même consonne (palatalisation), devenue "ch". C'est également le cas de la consonne « g » qui dit gambe  en picard et « jambe » en français D'autres caractéristiques tout aussi spectaculaires concernent le démonstratif ‘ech provenant de ecce, donnant l'image d'un picard plus proche du latin initial, plus brut que ce que deviendra à terme le français, plus éloigné de l'idiome commun d'origine par frottement, adoucissement et polissage.

Par ailleurs, le transfert du pouvoir politique vers Paris, dont l'importance n'émergera que progressivement puisque la cité d'Arras aux XIIe et XIIIe siècle représente alors une réelle concurrence commerciale (cf. le théâtre d'Adam de la Halle), s'accompagnera du déclin des dynasties mérovingiennes puis carolingiennes, plus essentiellement germaniques. Aux environs du Xe siècle l'Abbaye de Saint-Denis joue un rôle décisif dans l'importance accordée aux Capétiens, c'est à dire à l'Île-de-France (Senlis). Le triomphe inéluctable de Paris aura pour conséquence que la Picardie deviendra une terre marginalisée, frontalière avec le Nord bourguignon puis avec l'Empire catholique hispano-habsbourgeois, donc militaire et fortifiée. Ce qu'elle demeurera pour son plus grand malheur jusqu'aux portes de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette nouvelle position géographique, cette terre éminemment rurale se repliera sur sa langue comme d'un trésor caché, d'usage quasi inaudible et privé. Il n'empêche que pour les intelligences les plus audacieuses la proximité avec Paris sera au contraire vécue comme un stimulant. Qu'on mesure le rôle des humanistes hellénistes ou latinistes tel Lefèvre d'Étaples par exemple, ou bien la fougue innovante des Révolutionnaires (Saint Just, Condorcet, Babeuf etc...). Quant à la langue, son aire qui s'étendait jusqu'aux frontières avec les langues germaniques (la Meuse à Maastricht) s'émiettera en plusieurs dialectes (wallon) ou patois (chti), manquant du désir ou de la force de se fédérer et transcender en langue littéraire à l'image du provençal manié par les poètes troubadours. Au XIXe et XXe siècle les sociétés antiquaires (cf. Rosati d'Arras) entreprendront une renaissance, s'appuyant sur l'établissement philologique de textes anciens, les études linguistiques scientifiques telle la Grammaire de l'ancien picard de Charles- Théodore Gossen, les Études sur le Moyen Picard de Louis-Fernand Flutre ou encore celles du philologue suisse Walther von Wartburg. À notre époque, outre notre propre effort de rassemblement littéraire dans La Forêt Invisible. Au nord de la littérature française, le picard (1985, Trois Cailloux) ou les essais journalistiques ou littéraires de Ch'Lanchron et de Pierre Ivart, on comptabilisera une foule de glossaires aussi riches que partiels tels ceux de Robert Loriot, Gaston Vasseur, René Debrie, Robert Emrik, Madeleine Duquef, Jean-Marie Braillon, François Beauvy dont aucun, à notre connaissance, n'a encore entrepris jusqu'à présent une recension exhaustive. D'autant que le picard n'ayant jamais été graphiquement codifié en tant que langue littéraire a donné lieu à des conflits de transcription opposant Gaston Vasseur (Vimeu) à René Debrie (Amiénois), à propos très précisément de la manière de transcrire en alphabet latin le son dur non-palatalisé « k ». Faut-il écrire « c » ou « k » ? Des guerres picrocholines furent déclarées pour d'encore plus graves enjeux !

Jacques Darras

Transcription

Gérard Defives
Longtemps combattu avec succès par les instituteurs, le picard retrouve aujourd'hui une certaine légitimité. On l’enseigne à l’université et on peut le prendre en option dans les concours administratifs. Mais certains voudraient aller plus loin et réclament la création d’un institut de la langue picarde, un organisme qui pourrait être interrégional car la Picardie linguistique est beaucoup plus vaste que la Picardie administrative.
Patrice Thedy Colleuille
Le picard, à l’origine dialecte de la langue d'oïl comme d’autres parlés régionaux du nord de la Loire, la langue d’oc et le français provençal couvrant la partie méridionale de l’hexagone, le picard, donc, dans son domaine linguistique couvrait une vaste région délimitée d’ouest en est par le normand, le francien, ancêtre du français, le champenois et plus au nord, le wallon et le flamand. Un dialecte qui dépassait largement les frontières historiques ou géographiques de la Picardie actuelle. Un dialecte en totale régression depuis la Première Guerre mondiale, un dialecte dont l’aire se restreint telle une peau de chagrin. Les derniers vrais patoisants, ruraux pour la plupart, disparaissant les uns après les autres. Ainsi, à Oresmaux, sur le plateau picard, le dernier patoisant décéda en 1984. Il s’agissait d’Ernest Pascal. Depuis, le patois spécifique d’Oresmaux dans sa pureté est éteint.
Ernest Pascal
Inne « batta » : i falloait ézz’ « umilli » pour à forche ertirer l’herbe qu’i y avoait à ch’tchu, pour foaire des bottes ed soéle. Pi apreu tu prindoais inne « pagnie » ed soéle. Tu n’in prindoais deux « pagnies », hein.
Tchot§D’mond
Il n’y a plus personne qui parle patois. D’abord, ils ne sauraient même pas l’écrire aujourd'hui. C’est assez spécial parce que ce n’est pas toujours facile à écrire.
Devime§Laurent
Si on demande aux gens : « Est-ce que vous parlez picard ? », souvent, ils vous répondent : « Non ». Parce que souvent, picard, ça veut dire retard, ça veut dire paysan. C’est des images un peu négatives, quoi. Mais si on leur parle picard, au bout d’un moment, ils parlent picard. Il ne faut jamais s’adresser aux gens en picard pour commencer. En français et puis, après, on arrive en picard. Ça, c’est important, ça. C’est une question d’image de marque, tout simplement. Bien sûr, les nouvelles générations parlent moins picard que… Mais ça se comprend toujours. Il y a toujours les formules. Si on dit : « C’est pour moi faire », c’est du picard, ça. En français… Si : « J’ai venu », souvent, il y a des gosses qui disent « j’ai venu », c’est du picard, c’est le verbe avoir, des choses comme ça. Et puis on est toujours des tchots. Donc si on veut un picard pur de paysan, c’est certain qu’on aura du mal à le retrouver. Mais il n’y a pas que du picard de paysan.
Patrice Thedy Colleuille
Quoi qu’il en soit, des structures associatives telles les patoisants du Ponthieu et du Vimeu maintiennent avec Ch’Lanchron la tradition et la pratique de la langue picarde.
Chivot§Eugène
Comme je disais [inaudible], c’est pour garder le parler de nos téons. C’est un patrimoine qu’il faut garder. En tout cas, ce patrimoine s’enrichit toujours. Nous avons, dans nos groupes, des gens comme Léopold Devismes en particulier que je cite, qui ont vécu toujours, depuis leur enfance, en picard, dans la campagne, qui ont observé. Des gens aussi comme Marius [De Vime]. Mais Marius Devismes, c’est notre doyen, lui, Marius Devismes. Mais il ne peut plus venir. Mais Léopold Devismes, chaque fois, à chaque séance, il nous apprend des choses nouvelles, des mots nouveaux, des expressions nouvelles.
Patrice Thedy Colleuille
Vous dites garder le parler de nos ancêtre, le parler de nos téons. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas, malgré tout, cette conscientisation qu’il y a, par exemple, en Bretagne, en Occitanie et qu’il n’y ait pas de mouvement, à la limite, de picardisants comme il y a, par exemple, le mouvement bretonnant ?
Chivot§Eugène
Oh, ben non, parce que les picadrisants ne vont pas tout de même demander à être, comme les Basques ou les Bretons, à se séparer de la mère patrie.
Savary§Aimé
I n’ersan-ne point, ch’picard. On passe d’un village à l’eute, ch’est dz’eutes mots, ch’est un vocabulaire… Y a inne richesse du diabe, mais i n’est point comprins par tout l’monde.
Patrice Thedy Colleuille
Ch’picard d’in-nhui, ch’est d’el dravière, ou du pur jus ?
Savary§Aimé
D’in-nhui ? Ah, mais pour chés gins, ch’est du pur jus. O n’avez qu’à aller, j’vous dis, Eugène i l’disoait t’à l’heure, o n’avez qu’à aller su ch’martché d’Abbeville Mais o nn’aurez, du pur jus. Chés gins i n’cach’té point après.
Chivot§Eugène
C’est une langue qui est très astucieuse, très astucieuse. Et on peut exprimer en picard des choses qu’on n’exprime pas en français. On ne peut pas traduire du français en picard.
Patrice Thedy Colleuille
Par exemple ?
Chivot§Eugène
Comme disait Gaston Vasseur, et Armel, pour écrire en picard, il faut penser en picard.
Patrice Thedy Colleuille
Un exemple d’élément intraduisible ?
Chivot§Eugène
J’vais vous raconter, par exemple « quérier fyin ». Savez-vous ce que c’est qu’ « quérier fyin ?
Patrice Thedy Colleuille
Oui, charger du fumier, oui.
Chivot§Eugène
Non, c’est « carrer du fumier », c’est entendu. Mais celui qui ne boutonne pas bien sa braguette, on dit «qu’i quérie fyin». Allez trouver ça en français, vous !
Lafleur
Ah, bè vingt diux ! Yo-ti du monde à Oresmieux din ch’café, hein ? Ah, j’y pinse : o m’avez rconnu ? Mi, ch’est Lafleur, ech cabite ed San-leu, ech roé d’el Pleumette, echl impereur d’el djaité picarde ! Bien boère, bien matcher, pi rien foaire, tout o, ch’est mn’affoaire !
Devime§Laurent
Lui, c’est Lafleur. Lafleur, tout le monde le connaît un petit peu. C’est le symbole de la comédie picarde, symbole des marionnettes picardes. C’est le grand héros. Et puis c’est aussi un petit peu le symbole des gens qui parlent picard.
Patrice Thedy Colleuille
Structure regroupant 50 associations picardisantes, Tertous avec Laurent Devime comme président, milite pour une défense radicale de la culture.
(Musique)
Devime§Laurent
Déjà, tout ce qui est institutionnel et régional doit d’abord se tourner vers le picard. Déjà, on a une région, on a… comment ? Le conseil régional de Picardie, déjà, qui défend le picard. Ça serait déjà pas mal. Il a débloqué pas mal d’argent pour ça. La radio, la télévision régionale, qu'ils passent du picard sur leurs antennes, qu'il y ait une épreuve pas facultative, obligatoire de picard au bac, comme ça se fait dans les autres régions. Donc quand on dit le picard, ce n’est pas la langue. C’est la culture, c’est tout ce qui tourne autour, ce sont les arts. Ce sont les sports, picard, aussi. Il n’y a qu’à aller autour d’un ballodrome de ballon au poing ou de balle à la main ou de longue paume par exemple. Là, on entend encore du picard. Bien. C’est une question de moment. On ne parle pas picard n’importe quand et puis avec n’importe qui.
Patrice Thedy Colleuille
Les lendemains sont donc en suspens avec, en mémoire, le vieil adage du sociologue africain Hampâté Bâ : Chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.
(Musique)