Jacques Darras présente la revue In'hui

04 février 1982
07m 18s
Réf. 00727

Notice

Résumé :

Philippe Dessaint reçoit le poète et universitaire Jacques Darras qui édite la revue de poésiein'hui.

Type de média :
Date de diffusion :
04 février 1982
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Éclairage

Ce fut une vraie première que cette présentation de la revue in'hui à la télévision en 1982, comme l'évoque d'ailleurs son directeur dans l'entretien avec Philippe Dessaint (devenu depuis journaliste politique sur l'antenne de France 5). Parce qu'il signifiait "aujourd'hui" en picard, In'hui (in hodie en latin) avait été choisi comme titre de la revue littéraire fondée en 1977 à Amiens. Furent à l'origine de sa création le poète et universitaire Jacques Darras, enseignant la littérature anglo-américaine à l'Université de Picardie, d'autre part le journaliste et écrivain du Courrier Picard, Pierre Rappo, grand connaisseur du paysage culturel régional. Sous leur impulsion se joignirent à eux les poètes Pierre Garnier, Pierre Ivart et Jean-Louis Rambour, le spécialiste de Jules Verne Daniel Compère, les professeurs Jean-François Égéa, Martial Lengellé et Nicole Martin. À ces 8 auteurs figurant au sommaire du numéro 1 (volume de 55 pages à couverture jaune papago édité par l'Imprimerie Colombel à l'automne 1977) devaient par la suite s'ajouter deux rédacteurs de la revue Ciné-critique, Denis Dormoy et Gilles Laprévotte. Jusqu'au numéro 16 inclus le financement de la revue s'effectua de manière coopérative originale, au pro rata des salaires et gains de chacun des participants. À partir du numéro 17 "Les Picards sont picaresques", sous l'impulsion de l'animateur mais aussi contributeur principal, Jacques Darras, la revue passa sous financement de la Maison de la Culture d'Amiens. Cette dernière changeait alors de directeur (Dominique Quéhec remplacé par Jean-Marie Lhôte). Accédant favorablement à la demande conjointe de Jean-Marie Lhôte et Jacques Darras (par ailleurs membre du CA) d'ouvrir une maison d'édition dans le cadre de l'Institution, le Centre National du Livre présidé par Jean Gattégno subventionna les nouvelles Éditions 3 Cailloux. À partir de ce moment là la revue in'hui, imprimée depuis le n° 4 par l'imprimeur Bizot à Boves, puis depuis le n° 20 par l'imprimerie Moulet à Amiens changea de modèle pour laisser place à un mince cahier de 16 pages, permettant par ailleurs la réalisation de livres plus considérables (ex. l'anthologie de littérature picarde La Forêt Invisible en 1985). En 1992 la nomination de Michel Orier succédant à Jean-Marie Lhôte infléchit la politique de la Maison de la Culture, de l'édition vers le jazz (création de Label Bleu). Brutalement privé de support financier et éditorial Jacques Darras, devenu entre-temps doyen de la Faculté des Langues, choisit désormais d'éditer la revue à Bruxelles, aux éditions Le Cri, y publiant à la fois trente numéros (du n°37 en 1992 jusqu'au numéro 64 en 2004) et une vingtaine de livres de poésie. Présentée dans l'entretien comme "parisienne à Amiens et amiénoise à Paris" la revue In'hui aura donc voyagé encore plus loin qu'envisagé, dans l'espace et dans le temps, se transformant et renouvelant au cours des années quoique gardant toujours l'esprit d'ouverture aux langues et poésies du monde entier. En 2008, après un silence de trois ans, In'hui s'est nouvellement associée à la revue Jungle pour donner la revue Inuits dans la Jungle (éditeur Castor Astral) dont les numéros annuels écoutent toutes les voix de la planète dans son grand radiotélescope poétique.

Jacques Darras

Transcription

(Musique)
Philippe Dessaint
Madame, Monsieur, bonsoir. IN’HUI, traduisez aujourd'hui en picard, IN’HUI, c’est également, donc, le titre de cette revue que vous venez de découvrir, celle, Jacques Darras, que vous avez contribuée à créer avec quelques amis voici déjà 5 ans. Alors cette revue IN’HUI, comment peut-on la présenter et la caractériser ?
Jacques Darras
Je dirais tout simplement que c’est une revue qu’on dit parisienne à Amiens et amiénoise à Paris.
Philippe Dessaint
C’est une présentation intéressante. C'est-à-dire elle ne trouve pas son milieu exact ?
Jacques Darras
Ce n’est pas qu’elle ne trouve pas son milieu exact. D’abord pour une revue de poésie, je ne pense pas qu’il y ait de milieu exact. C’est toujours décentré par rapport à quelque chose. Mais c’est aussi un parti pris. C’est une volonté délibérée de ne se tenir presque nulle part.
Philippe Dessaint
C’est uniquement de la poésie ou est-ce qu’il y a un travail sur la prose également ?
Jacques Darras
Non, il n’y a pas que de la poésie simplement, parce que si on disait ça, ça ferait fuir tout le monde. Je crois qu’il faut dire qu’il y a de très beaux textes historiques. Je pense à un en particulier, enfin dans ce numéro-ci, ce qui n’a pas eu le succès, peut-être, escompté, mais on était tout au début. Un superbe texte historique étudiant le statut des dunes, le statut juridique des dunes du Marquenterre au Moyen Age. Ça a été fait par Anne Dominique Kapferer qui est une historienne de la faculté qui a fait un travail vraiment historique mais poétique superbe. Je crois que c’est quelque chose de très beau. Alors j’en profite pour le signaler, ça.
Philippe Dessaint
Il y a un travail sur l’écriture dans son ensemble, donc ?
Jacques Darras
Sur l’écriture. Il s’agissait, pour nous, d’écrire la Picardie comme elle n’avait jamais été écrite. On écrivait toujours sur la Picardie mais on n’écrivait pas la Picardie.
Philippe Dessaint
Alors est-ce qu’on peut faire, aujourd'hui, une revue à caractère poétique néanmoins ?
Jacques Darras
Qu’est-ce que c’est, la poésie ? Moi, je me pose la question. Je suis le premier à me le demander. Je me demande d’abord si un poète, ça existe encore. Je vous le demande.
Philippe Dessaint
Moi, je n’en sais rien, mais c’est à moi de vous poser la question aussi. Dans la démarche d’IN’HUI, je vois poésie concrète spatiale sonore. Donc vous faites de la poésie. De quelle façon ? Comment définissez-vous cette approche de la poésie ?
Jacques Darras
Si on prend une conception restreinte de la poésie, qu’est-ce que c’est, un poète ? C’est un monsieur qui ne va pas jusqu'au bout des lignes. C'est-à-dire qu’il commence à écrire une page et il s’arrête aux 2/3, à la moitié aux ¾ des lignes. Ça, c’est une conception très retreinte. Si on prend une conception assez large, un poète, c’est un devin, c’est une sorte de prêtre journaliste philosophe enseignant. C’est tout ça et puis ce n’est rien de ça en même temps. Alors j’étais très sérieux quand je posais la question : est-ce que ça existe encore, un poète ? Je n’en suis pas sûr. C’est tout et ça n’est rien en même temps.
Philippe Dessaint
Alors c’est peut-être au lecteur d’apporter la réponse en découvrant ces textes.
Jacques Darras
De faire l’effort d’imagination.
Philippe Dessaint
Il y a un gros travail sur le lieu picard. Ça, c’est l’une de vos préoccupations.
Jacques Darras
Oui, parce que là, vraiment, là, on entre dans le vif du sujet poétique, si je puis dire. La poésie française et la littérature française, généralement, ne s’occupent jamais de l’espace. Elles ne s’occupent jamais de l’espace alors que par exemple, en Amérique et dans d’autres pays, l’espace est une donnée essentielle. Nous, on est bien servis au point de vue espace. Il y a des plaines à perte de vue. C’est l’infini, c’est immense. Je pense que là, on a quelque chose d’intéressant. On a un matériau au moins. Et ça, c’est très bon pour l’écriture.
Philippe Dessaint
Alors je disais il y a quelques années, il y a 5 ans, à l’époque, c’était un pari très audacieux, vous avez donc lancé avec quelques amis cet IN’HUI. Aujourd'hui, ça marche bien, d’ailleurs plus à Paris que dans la région, ce qui est paradoxal pour une démarche régionaliste. Est-ce que IN’HUI est une revue notable maintenant ? Bien assise ?
Jacques Darras
Oui. Alors là, il faut faire très attention. Je pense qu’elle est notable, ou plutôt qu’elle est notoire mais il ne faudrait quand même pas qu’elle devienne notable parce qu’on sait que les notables sont des gens tellement bien assis qu’ils ne veulent plus quitter leur place. Alors je crois qu’il faut continuellement changer de lieu, changer de place, changer de chaise. Alors ça, c’est très difficile. C’est une véritable gymnastique, et de l’esprit et du corps. Alors c’est ça qu’on essaie de faire.
Philippe Dessaint
Alors c’est également… Vous le disiez tout à l’heure vous-même, c’est une revue qui est caractérisée comme parisienne ici et puis régionaliste à Paris. C’est la première fois, il faut le signaler, depuis 5 ans, depuis que la revue existe, que vous passez sur le plateau de ce studio de FR3 Picardie. Pourquoi, à votre avis, est-ce que vous êtes si peu connus en région ?
Jacques Darras
Pour plusieurs raisons. Parce que je crois que d’abord, il y a une certaine honte à produire et à publier tout ce qui se fait sur place. Alors je crois que cette honte-là, il faudrait peut-être la lever aujourd'hui. C’est le témoignage qu’on la lève. Et par ailleurs, c’est de la poésie. Alors qu’est-ce que c’est, les poètes ? Ce sont des rêveurs, ce sont des gens qui ne sont pas sérieux. Ils n’ont pas les pieds sur terre, or nous, ici, on a besoin d’avoir les pieds sur terre. Donc pour toutes ces raisons-là, on laissait de côté un travail qui peut être… qui je crois, du reste, est intéressant qui se soit fait dans les dernières années.
Philippe Dessaint
Néanmoins, l’image intellectuelle, même un peu élitiste au niveau de l’écriture parisien, on l’évoquait, est-ce que ça ne vous ennuie pas ?
Jacques Darras
Ça ne m’ennuie pas du tout parce que je veux dire qu’on a des contacts avec l’extérieur, avec l’étranger, avec d’autres pays. Et là, l’étranger est habitué à recevoir la France à travers Paris. Et par conséquent, on ne peut pas ne pas passer à travers Paris. On ne peut quand même pas faire l’économie de Paris. Il ne faudrait pas être régionaliste au point d’être stupidement anti-parisien. Je veux dire que Paris, c’est quand même quelque chose qui existe. Enfin, je crois qu’on l’a tous rencontré.
Philippe Dessaint
Alors lorsque nous avons préparé ensemble cette émission, je vous avais proposé de dire quelques poèmes puisque nous parlons de la revue et que, eh bien, c’est un objet matériel pour l’instant, mais qu’il n’y a pas encore ce travail de lecture. Et vous avez refusé de le faire. Pourquoi ?
Jacques Darras
Oui, je crois que je le ferai volontiers. D’ailleurs, je le fais assez souvent, assez fréquemment à la radio parce qu’à la radio, on ne voit pas l’image, on ne voit pas la personne et on imagine la personne, on imagine plutôt un paysage dans la voix, à travers la voix. Et donc, il y a une certaine liberté qui est laissée à l’auditeur. L’image, si je me mets à dire de la poésie comme ça, d’abord, je ne suis pas un comédien professionnel, je crois que ça paraîtrait un peu ridicule. Je veux dire que même les comédiens professionnels, qu’ils soient Michel Bouquet ou des gens comme cela, quand ils se carrent devant l’écran de télévision et qu’on les entend dire de la poésie, les gens disent : « Ça y est, c’est de la poésie ». Quelque chose d’assis, quelque chose de vertical. On n’a pas encore trouvé, je crois, à la télévision, la façon de faire passer de la poésie, du texte. Moi, c’est quelque chose qui me passionne. C’est vers ça que je vais m’orienter un tout petit peu, des recherches. Il faut chercher. Techniquement, on n’a pas trouvé.
Philippe Dessaint
Vous avez un peu peur de l’étiquette poétique. On ne va pas revenir à la question de tout à l’heure, mais c’est quelque chose… une appellation dans laquelle vous ne voulez pas vous faire enfermer ?
Jacques Darras
Non, parce qu’un poète, je crois que ça ne se fait enfermer dans rien du tout. J’ai un bon ami qui s’appelle Jacques Bussy et qui dit quelque chose, à mon sens, qui est très très juste. Il dit ceci : « Le poète ne ressemble jamais aux poètes ». Et je crois que ça, c’est très important.
Philippe Dessaint
Alors il y avait également une approche qu’on évoquait tout à l’heure. Vous êtes donc (pardon) de la région. Et néanmoins, cette culture régionale, vous la voulez ouverte sur le monde et non pas refermée frileusement à l’intérieur des 3 départements de Picardie.
Jacques Darras
Oui, parce qu’il y a un véritable danger si l’on conçoit, mettons, le régionalisme, puisqu’on en parle et puisque c’est à l’ordre du jour. Si on le conçoit de façon frileuse, de façon étroite, quasiment narcissique ou nombrilique, eh bien, à ce moment-là, moi, je ne donne pas cher des chances de survie et de la culture picarde et de la Picardie comme région. Il faut, au contraire, s’ouvrir le plus possible au vent du large. Il faut vraiment avoir une mentalité pionnière. Espérons que nous allons l’avoir.